Tribunal administratif N° 12268 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 août 2000 Audience publique du 28 novembre 2001
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Recours formé par Monsieur … DINGU contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 12268 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 24 août 2000 par Maître Benoît ARNAUNE-GUILLOT, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur … DINGU, né le … à Shkoder (Albanie), de nationalité albanaise, demeurant actuellement à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 19 juin 2000, notifiée en date du 7 août 2000, rejetant sa demande en reconnaissance du statut de réfugié politique comme étant non fondée ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 6 septembre 2000 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 25 septembre 2000 par Maître ARNAUNE-GUILLOT au nom du demandeur ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maître Benoît ARNAUNE-GUILLOT ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 6 mars 1998, Monsieur … DINGU, préqualifié, introduisit oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
En date du même jour, Monsieur DINGU fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur son identité.
En date du 22 septembre 1999, Monsieur DINGU fut en outre entendu par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.Par décision du 19 juin 2000, notifiée le 7 août 2000, le ministre de la Justice informa Monsieur … DINGU de ce que sa demande avait été rejetée comme étant non fondée. Ladite décision se base sur les motifs suivants :
« Vous exposez que la famille de votre mère aurait toujours été persécutée. Votre père aurait été un ancien prisonnier politique et votre frère aurait eu une interdiction de quitter le domicile.
Votre oncle aurait été assassiné en mai 1997.
Vous expliquez avoir été menacé de mort par la police un mois après la mort de votre oncle. Elle aurait également été responsable de l’assassinat de votre oncle. Selon vos opinions c’est la police spéciale de Tirana qui l’aurait tué.
Une semaine avant le décès de votre oncle votre voiture aurait été la cible d’un attentat à la bombe.
En ce qui concerne les pièces versées à l’appui de vos déclarations force est de constater que vous n’apportez uniquement des copies en l’absence d’originaux (pièces n° 3 à 9).
L’article du journal ‘Albania’ (pièce n° 10) que vous joignez à votre dossier démontre qu’il s’agit d’un journal à caractère démagogique et tendancieux. Il s’ensuit que cet article est entaché d’un manque d’objectivité absolu.
Le fait qu’un journal d’opposition puisse s’exprimer de cette manière démontre que la liberté de presse et la liberté d’expression ne sont pas mises en cause de la part des autorités.
En outre la vie politique s’est stabilisée dans toute l’Albanie, il y a notamment eu un rapprochement entre le parti démocratique et le parti socialiste au courant de l’année 1999.
Une persécution systématique de membres de l’opposition de la part du régime actuellement en place est à exclure.
Même si votre famille a été une famille persécutée sous le régime communiste, cela n’engendre pas automatiquement des persécutions de la part du parti socialiste au pouvoir à l’heure actuelle.
La police albanaise a connu des changements importants depuis les 2 dernières années en ce sens qu’elle est épaulée par des policiers en provenance de l’Union Européenne et de l’OSCE. La neutralité politique est devenue un important critère d’embauche auprès de la police albanaise.
Il en résulte que des persécutions pour des motifs politiques de la part de la police albanaise sont peu probables.
Par conséquent vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
2 Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Par requête déposée le 24 août 2000, Monsieur … DINGU a fait introduire un recours contentieux tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 19 juin 2000.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre la décision ministérielle déférée.
Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable. Le recours subsidiaire en annulation est partant à déclarer irrecevable.
Quant au fond, le demandeur reproche au ministre de la Justice que sa décision serait le résultat d’une erreur manifeste d’appréciation des éléments de fait et de droit en ce qu’il aurait estimé à tort que les craintes par lui alléguées ne seraient pas d’une gravité telle que la vie lui serait, à raison, intolérable dans son pays d’origine. Il fait exposer qu’il est originaire de l’Albanie, qu’il serait arrivé sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg en date du 4 mars 1998, ensemble avec ses parents, Monsieur … DINGU et son épouse, Madame L.Z. qui ont déposé une demande d’asile au Luxembourg, en même temps que lui, qu’il se base sur les mêmes faits en vue d’obtenir la reconnaissance du statut de réfugié politique que ceux qui ont été invoqués par ses parents dans le cadre de leur propre demande d’asile, que cette considération expliquerait que les originaux des pièces versées à l’appui de sa demande figureraient au dossier de ses parents, qui sont assistés par un autre avocat, que ses parents auraient été des « proches du parti démocratique et persécutés à ce titre », et que son oncle, à savoir Monsieur G.Z. aurait été assassiné en raison de son appartenance au parti démocratique et ses activités exercées au sein de ce même parti. Il estime plus particulièrement que le fait pour ses parents d’avoir manifesté aux côtés d’autres membres du parti démocratique afin de défendre les idées politiques de celui-ci, constituerait un fait qui serait de nature à justifier une crainte objective d’être persécutés par le pouvoir en place non seulement dans le chef de ses parents mais également dans son chef. A ce titre, il risquerait d’être persécuté, tué, ou maltraité de toute autre manière par des milices ou des groupuscules armés ce qui mettrait sa vie dans son pays d’origine en danger.
Le demandeur se réfère encore à la situation générale existant dans son pays d’origine en contestant l’affirmation figurant dans la décision déférée suivant laquelle « la vie politique s’est stabilisée dans toute l’Albanie », alors qu’au contraire, il n’en serait rien et qu’un membre du parti démocratique risquerait toujours des persécutions en Albanie en raison de ses activités politiques ou de sa connaissance de certaines opérations ou de certains faits et qu’il existerait toujours une « liste noire, sinon grise » sur laquelle figureraient les noms de personnes susceptibles de faire l’objet de persécutions ou « d’éliminations ». Il conteste que ces faits puissent être considérés comme constituant de simples actes criminels de droit commun et il met en doute l’affirmation du ministre de la Justice suivant laquelle la police albanaise ne commettrait pas des actes de persécution pour des motifs politiques.
Enfin, Monsieur DINGU invoque l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme pour s’opposer à toute mesure d’éloignement qui serait susceptible d’être prise à 3 son égard, au motif qu’une telle mesure porterait atteinte à sa vie privée et familiale dans la mesure où elle l’éloignerait de ses parents établis au Luxembourg.
En droit, le demandeur conclut à la réformation de la décision ministérielle déférée pour violation de la loi ou erreur manifeste d’appréciation des faits.
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation de Monsieur … DINGU et que son recours laisserait d’être fondé.
Il relève plus particulièrement que le demandeur aurait admis ne jamais avoir été membre d’un parti politique quelconque et que le fait que son oncle, Monsieur G. D., aurait été assassiné en 1997, serait sans aucune pertinence en ce qui concerne sa propre situation en ce que, d’une part, il ne ressortirait nullement du dossier que l’assassinat de cet oncle aurait été motivé par les activités politiques de celui-ci et, d’autre part, des circonstances particulières tenant à la situation de Monsieur … DINGU ne ressortiraient pas du dossier pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique dans son chef même au cas où, si cela devait s’avérer, l’assassinat de son oncle aurait été motivé par des persécutions politiques. Le délégué du gouvernement insiste encore sur le fait que depuis 1997, la situation politique en Albanie aurait profondément changé et il soutient que ce serait à bon droit que le ministre de la Justice a estimé que la vie politique se serait stabilisée dans toute l’Albanie. Par ailleurs, il conteste que des comportements mafieux qui pourraient encore à l’heure actuelle être constatés en Albanie puissent être considérés comme constituant des persécutions au sens de la Convention de Genève. En conclusion, le délégué estime que les motifs de Monsieur … DINGU se baseraient plutôt sur sa peur due à une insécurité générale qui aurait régné en Albanie au cours des années 1997 et 1998.
Dans son mémoire en réplique, le demandeur relève qu’il ferait partie d’une famille qui se trouverait menacée d’une manière globale par les autorités de son pays d’origine en raison des activités exercées par certains de ses membres dans le cadre de la défense des idées du parti démocratique, ce qui aurait entraîné des persécutions, des menaces et d’autres chantages dirigés contre certains membres de sa famille. Dans ce contexte, il expose que tous les membres de sa famille se seraient réfugiés à l’étranger pour échapper aux persécutions subies dans leur pays d’origine.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d’un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l’opportunité d’une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699 du rôle, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
4 Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations de Monsieur … DINGU.
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par Monsieur … DINGU lors de son audition en date du 22 septembre 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans le compte rendu figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours de la procédure contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur fait état et établit à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, le demandeur fait principalement dépendre la reconnaissance du statut de réfugié politique de la situation de ses parents, à savoir Monsieur G. D. et son épouse, Madame L. Z., auprès desquels il vivait dans son pays d’origine, de sorte qu’il convient en premier lieu d’examiner son dossier sous cet angle de vue.
Or, il se dégage d’un jugement rendu par le tribunal en date de ce jour (n° 12392 du rôle) relativement à la situation des parents du demandeur, à savoir Monsieur et Madame G. et L. DINGU-Z., que ceux-ci ont fait valoir des motifs suffisants justifiant la reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève et qu’ils se sont vus attribuer ledit statut par le jugement précité. Ledit jugement relève plus spécialement en ce qui concerne les craintes relatives à un risque de persécution ce qui suit : « En effet, il ressort des faits de l’espèce que les demandeurs ont fourni des explications cohérentes desquelles il se dégage qu’ils font partie d’une famille d’opposants qui a beaucoup souffert sous le régime communiste en Albanie en raison de ses opinions et prises de positions politiques. Compte tenu de l’attentat à l’explosif commis à l’encontre non seulement du magasin des demandeurs mais également contre leur maison d’habitation, des menaces de mort proférées à leur encontre ainsi qu’à l’encontre de leur fils A. par la police spéciale albanaise ainsi que des liens étroits qui unissaient Madame DINGU-Z. ainsi que sa famille au parti démocratique, d’après leurs déclarations documentées et non contestées en cause, la légitimité de la crainte des demandeurs de subir des persécutions et des actes de violence non justifiés à leur encontre en cas de retour en Albanie, est établie à suffisance de droit, d’autant plus que des proches parents de la famille de Madame DINGU-Z. ont été persécutés voire assassinés au cours des dernières années, partant à une période au cours de laquelle le régime actuellement en place était déjà au pouvoir. Dans ce contexte, il y a lieu de citer les activités politiques du frère de Madame DINGU-Z., à savoir Monsieur G. Z., qui militait activement pour le parti démocratique aux côtés de l’ex-président Sali BERISHA, cet activisme lui ayant coûté la vie en date du 25 mai 1997, ainsi que les menaces de mort proférées contre un autre frère de Madame DINGU-Z., à savoir Monsieur P. Z..
En tant que membres d’une famille d’activistes d’un mouvement d’opposition, les époux DINGU-Z. peuvent craindre à raison d’être exposés à des représailles sinon de la part des autorités en place, du moins de « groupements paramilitaires », indépendamment de la question de savoir si ces groupements sont sciemment utilisés par les autorités ou s’ils échappent à leur contrôle.
Il se dégage de l’ensemble des renseignements fournis et des pièces versées au tribunal que Monsieur et Madame DINGU-Z. peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance à une famille d’opposants à l’ancien régime communiste, et, en tant que militants actifs du parti démocratique, aux autorités actuellement en place. ».
5 Eu égard à cette solution, la demande de Monsieur … DINGU, en ce qu’il l’a fait dépendre de celle de ses parents avec lesquels il formait un ménage dans son pays d’origine avant de se réfugier au Luxembourg, doit suivre le même sort, de sorte qu’il remplit les conditions posées par l’article 1er, A.2, de la Convention de Genève pour bénéficier du statut de réfugié politique.
Il s’ensuit que la décision ministérielle de rejet de sa demande d’asile politique est à réformer en ce sens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, réforme la décision ministérielle déférée du 19 juin 2000 et accorde le statut de réfugié politique à Monsieur … DINGU ;
déclare le recours en annulation irrecevable ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par :
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 28 novembre 2001 par le vice-président, en présence de M.
Legille, greffier.
Legille Schockweiler 6