Tribunal administratif N° 12991 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 2 mars 2001 Audience publique du 17 octobre 2001
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Recours formé par Monsieur et Madame … CALAKOVIC-… et consorts, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 12991 et déposée au greffe du tribunal administratif le 2 mars 2001 par Maître Romain ADAM, avocat à la Cour, assisté de Maître Thessy KUBORN, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de M. … CALAKOVIC, né le … à Tutin (Serbie/Yougoslavie), et de son épouse, Mme … …, née le … à Prilep (Yougoslavie), agissant pour eux-mêmes, ainsi qu’en nom et pour compte de leurs enfants mineurs … et …, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 23 novembre 2000, par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, ainsi que d’une décision confirmative sur recours gracieux prise par le prédit ministre en date du 19 février 2001;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 9 mai 2001;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Dominique FARYS, en remplacement Maître Romain ADAM, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 31 mai 1999, M. … CALAKOVIC et son épouse, Mme … …, agissant pour eux-mêmes, ainsi qu’en nom et pour compte de leurs enfants mineurs … et …, préqualifiés, introduisirent oralement auprès du service compétent dudit ministère une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole 1 relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Les époux CALAKOVIC-… furent entendus en date du même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-
ducale, sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Le 31 août 1999, M. CALAKOVIC fut entendu par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile. Les époux CALAKOVIC-… furent encore entendus séparément en date du 1er septembre 1999 aux mêmes fins.
Par décision du 23 novembre 2000, notifiée le 18 janvier 2001, le ministre de la Justice informa les consorts CALAKOVIC-… de ce que leur demande avait été rejetée. Ladite décision est motivée comme suit: « Il résulte de vos déclarations que vous avez quitté le Kosovo fin mars 1999 pour venir au Luxembourg.
Monsieur, vous exposez avoir travaillé comme agent de sécurité pour l’OSCE de janvier 1999 jusqu’en mars 1999. Votre vie aurait été en danger en raison de votre collaboration avec l’OSCE. Votre maison à Mitrovica aurait été incendiée.
Vous expliquez avoir peur des paramilitaires d’Arkan.
Vous déclarez ne pas avoir eu de problèmes avec les Albanais, mais vous auriez entendu qu’ils feraient des problèmes aux musulmans.
Madame, vous confirmez les déclarations de votre mari. Vous expliquez que votre maison a été détruite et que les Albanais détesteraient maintenant les Serbes et les Musulmans. Vous auriez également peur des Serbes. Vous indiquez ne pas avoir subi des persécutions personnelles.
Force est cependant de constater que l’armée fédérale yougoslave et les forces de police dépendant des autorités serbes, à l’origine des répressions et exactions commises au Kosovo, ont quitté ce territoire. Une force armée internationale, agissant sous l’égide des Nations Unies, s’est installée au Kosovo et une administration civile, placée sous l’autorité des Nations Unies, a été mise en place.
Par ailleurs des centaines de milliers de personnes, qui avaient quitté le Kosovo pour se réfugier en Albanie et dans l’Ancienne République yougoslave de Macédoine, ont réintégré leurs foyers après l’entrée des forces internationales sur le territoire.
En outre, il ressort de vos déclarations que vous avez un sentiment général d’insécurité. Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.
Dans ces circonstances vous ne pouvez pas faire état d’un risque actuel de persécution pour des motifs tenant à votre race, à vos opinions politiques, à votre religion, à votre nationalité ou à votre appartenance à un groupe social, que vous courriez si vous deviez retourner dans votre territoire d’origine.
2 Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Par lettre du 7 février 2001, les consorts CALAKOVIC-… introduisirent, par le biais de leur mandataire, un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 23 novembre 2000.
Par décision du 19 février 2001, le ministre de la Justice confirma sa décision négative antérieure.
Par requête déposée en date du 2 mars 2001, les consorts CALAKOVIC-… ont fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation des décisions précitées du ministre de la Justice des 23 novembre 2000 et 19 février 2001.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles déférées. Le recours en réformation, formulé en ordre principal, ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable. - Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est à déclarer irrecevable. En effet, l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dispose qu’un recours en annulation n’est recevable qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements, de sorte que l’existence d’une possibilité d’un recours en réformation contre une décision rend irrecevable l’exercice d’un recours en annulation contre la même décision.
Au fond, les demandeurs concluent à la réformation des décisions ministérielles pour violation des dispositions de la Convention de Genève.
Ils font exposer qu’ils sont originaires du Kosovo et, plus particulièrement, de la ville de Mitrovica, qu’ils seraient de confession musulmane et qu’ils feraient partie de la minorité « bochniaque » du Kosovo, laquelle serait persécutée tant par les Serbes que par les Albanais, qu’ils auraient été menacés par les uns et par les autres, que suite au refus de vendre leur maison d’habitation « à vil prix » à un des deux « camps », leur maison aurait été incendiée et que les autorités en place ne seraient pas en mesure d’assurer la sécurité des minorités ethniques au Kosovo. Les demandeurs ajoutent que M. CALAKOVIC aurait travaillé « en tant que gardien de sécurité » pour l’OSCE et que ces activités lui auraient valu des menaces de la part des Serbes et qu’ils auraient quitté leur région natale de peur pour leur vie.
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation des consorts CALAKOVIC-… et que leur recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social 3 ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, Engel, n° 9699, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations des époux CALAKOVIC-….
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les époux CALAKOVIC-… lors de leurs différentes auditions, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, il convient de prime abord de rappeler qu’en la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance des demandeurs d’asile et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de leur départ. - En ce qui concerne cette situation actuelle, il est constant en cause que, suite au départ de l’armée fédérale yougoslave et les forces de police dépendant des autorités serbes du Kosovo, une force armée internationale, agissant sous l’égide des Nations Unies, s’est installée sur ce territoire, de même qu’une administration civile, placée sous l’autorité des Nations Unies, y a été mise en place.
La notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, il ne saurait être autrement qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce-qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s).
En ce qui concerne la situation des membres de minorités au Kosovo, notamment de celle des « bochniaques », il est vrai que leur situation générale est difficile et ils sont particulièrement exposés à subir des insultes, voire d’autres discriminations ou agressions par des groupes de la population, elle n’est cependant pas telle que tout membre de la minorité 4 ethnique visée serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève, étant entendu qu’une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, le demandeur d’asile risque de subir des traitements discriminatoires.
En effet, une situation de conflit interne violent ou généralisé ne peut, à elle seule, justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié étant donné que la crainte de persécution, outre de devoir toujours être fondée sur l’un des motifs de l’article 1er A de la Convention de Genève, doit avoir un caractère personnalisé.
Or, en l’espèce, les allégations relatives à des menaces ou insultes, que ce soit en raison de leur seule appartenance à la minorité « bochniaque » ou en raison d’une prétendue collaboration avec les services de l’OSCE, et les allégations relatives à la destruction de leur maison d’habitation par des inconnus, aussi dramatique que cette perte puisse être, ne sont pas pour autant de nature à constituer des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, les consorts CALAKOVIC-… risquent de subir des traitements discriminatoires dans leur région d’origine.
Il convient enfin de relever que les craintes de persécution invoquées en l’espèce se cristallisent autour de la seule situation au Kosovo, et que les demandeurs restent en défaut d’établir qu’ils ne peuvent trouver refuge dans une autre partie de leur pays d’origine, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité sans restriction territoriale.
Il ressort de ce qui précède que les demandeurs n’ont pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique dans leur chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en réformation en la forme;
au fond le déclare non justifié et en déboute;
déclare le recours en annulation irrecevable;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge M. Spielmann, juge, 5 et lu à l’audience publique du 17 octobre 2001, par le premier juge, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Campill 6