N° 11943 du rôle Inscrit le 19 avril 2000 Audience publique du 12 octobre 2000
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Recours formé par Madame … BARRADA, épouse séparée …, contre une décision du ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour
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Vu la requête déposée au greffe du tribunal administratif le 19 avril 2000 par Maître James JUNKER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame … BARRADA, épouse séparée. , née le …, de nationalité marocaine, sans état particulier, demeurant à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 25 février 2000 lui refusant l’octroi d’un permis de séjour;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 2 mai 2000;
Vu le mémoire en réplique déposé au nom de la demanderesse le 31 mai 2000;
Vu le mémoire en duplique déposé le 8 juin 2000 par le délégué du gouvernement;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maître James JUNKER et Madame le délégué du gouvernement Claudine KONSBRUCK en leurs plaidoiries respectives.
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Suite à une demande introduite, par lettre datée du 26 octobre 1999, par Madame …, demeurant à L-…, en vue de l’octroi d’un permis de séjour en faveur de sa mère, Madame … BARRADA, épouse séparée …, née le …, de nationalité marocaine, sans état particulier, demeurant actuellement ensemble avec sa fille à L-…, le ministre de la Justice, ci-après dénommé le « ministre », par arrêté du 25 février 2000, refusa l’octroi dudit permis au motif que « conformément à l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant l’entrée et le séjour des étrangers, l’intéressée devrait disposer de moyens personnels suffisants lui permettant d’assurer son séjour au Grand-Duché, abstraction faite de l’aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à lui faire parvenir ».
Dans ladite décision, le ministre invita Madame BARRADA à quitter le territoire luxembourgeois dans le délai d’un mois après la notification dudit arrêté, « sinon un rapatriement forcé sera organisé par nos soins ».
1 Suite à un recours gracieux introduit en nom et pour compte de Madame … et de Madame BARRADA, par lettre de leur mandataire en date du 8 mars 2000, le ministre confirma, par lettre du 15 mars 2000, sa décision de refus initiale.
Suite à une nouvelle intervention du mandataire des consorts …-BARRADA en date du 22 mars 2000, le ministre réitéra sa décision de refus par lettre du 28 mars 2000.
Par lettre du 31 mars 2000, la fondation Caritas Luxembourg intervint auprès du ministre afin qu’il reconsidère ses décisions antérieures et, le 7 avril 2000, le ministre « à défaut d’éléments pertinents nouveaux », reconfirma sa décision négative.
Par requête déposée le 19 avril 2000, Madame BARRADA a introduit un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle du 25 février 2000.
QUANT AU RECOURS EN REFORMATION Le délégué du gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours en réformation, introduit en ordre principal, au motif qu’un tel recours n’est pas prévu en la matière.
Si le juge administratif est saisi d’un recours en réformation dans une matière dans laquelle la loi ne prévoit pas un tel recours, il doit se déclarer incompétent pour connaître du recours (trib. adm. 28 mai 1997, Pas. adm. 1/2000, V° Recours en réformation, n° 5, page 310, et autres références y citées).
Aucune disposition légale ne conférant compétence à la juridiction administrative pour statuer comme juge du fond en la présente matière, le tribunal est incompétent pour connaître de la demande en réformation de la décision critiquée.
QUANT AU RECOURS EN ANNULATION Le recours en annulation ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
La demanderesse conclut à l’annulation de la décision critiquée pour violation de la loi et, plus particulièrement, pour violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée la « Convention européenne des droits de l’homme » et de son droit au regroupement familial.
A l'appui de son recours, elle fait exposer qu'elle a une fille unique, qui vit au Luxembourg et qui a elle-même un enfant né de l'union avec un ressortissant luxembourgeois dont elle vit séparée. Elle fait expliquer qu'elle est venue au Luxembourg en 1995, sous le couvert d'une autorisation de séjour d'un an pour assister sa fille au moment de l'accouchement et pour l'aider au courant de la période postnatale. Le 8 septembre 1999 elle est revenue au Luxembourg avec un visa touristique et vit depuis lors auprès de sa fille à … Elle estime que les conditions d'octroi d'une autorisation de séjour sont remplies dans son chef, étant donné que depuis 1998, elle n'a plus aucune famille au Maroc et que sa fille 2 unique et sa petite-fille, dont elle s'occupe lorsque sa fille travaille, vivent au Luxembourg, les conditions d'un regroupement familial au Luxembourg étant dès lors remplies. Elle ajoute qu'un refus de l'autorisation de séjour provisoire briserait les liens avec sa fille et sa petite-fille, et la contraindrait à vivre dans un pays où elle n'a plus d'attaches familiales.
Le délégué du gouvernement estime que ce moyen serait à rejeter au motif qu’il n’y aurait en l’espèce pas ingérence dans la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ce contexte, le délégué relève qu’en 1995, la demanderesse aurait disposé d’une autorisation de séjour provisoire au Luxembourg, mais elle serait repartie au Maroc jusqu’en 1999. Il ajoute que des visites sporadiques de la fille de la demanderesse ne seraient pas suffisantes pour constituer une vie familiale effective.
Enfin, le représentant étatique estime qu’il n’y aurait aucun empêchement à ce que la demanderesse et sa fille réalisent leur vie familiale dans leur pays d’origine.
Il convient en premier lieu de relever que la décision ministérielle litigieuse est conforme à l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant: 1° l’entrée et le séjour des étrangers; 2° le contrôle médical des étrangers; 3° l’emploi de la main-d’oeuvre étrangère, qui dispose notamment que « l’entrée et le séjour au Grand-Duché pourront être refusés à l’étranger: (…) - qui ne dispose pas de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour ».
En effet, comme il se dégage dudit article 2 qu’une autorisation de séjour peut être refusée lorsque l’étranger ne rapporte pas la preuve de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, abstraction faite de tous moyens et garanties éventuellement procurés par des tiers (trib. adm. 17 février 1997, Pas. adm. 1/2000, V° Etrangers, II Autorisation de séjour - Expulsion, n° 81, et autres références y citées) et comme en l’espèce, le tribunal constate qu’il ressort des éléments du dossier et des renseignements qui lui ont été fournis que la demanderesse ne disposait pas de moyens personnels propres au moment où la décision critiquée a été prise, le refus ministériel n’est pas critiquable sous ce rapport.
Sur ce, il convient d’examiner le moyen d’annulation soulevé par la demanderesse tiré de la violation de son droit au regroupement familial.
L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Sans remettre en cause la compétence de principe de chaque Etat de prendre des mesures en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers, ledit article 8 implique que l’autorité étatique investie du pouvoir de décision en la matière n’est pas investie d’un 3 pouvoir discrétionnaire, mais qu’en exerçant ledit pouvoir, elle doit tenir compte du droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées.
Il ressort des pièces produites en cause et des informations fournies par la demanderesse - non contredites par le représentant étatique - que la fille unique de Madame BARRADA, à savoir Madame …, est régulièrement établie au Luxembourg depuis 8 ans, que Madame … s’est mariée avec un Luxembourgeois, dont elle vit actuellement séparée, et que de cette union est né un enfant de sexe féminin et de nationalité luxembourgeoise. Il est encore constant que Madame … s’adonne à un travail régulier et qu’elle a acheté un appartement, qu’elle occupe actuellement avec sa mère et sa fille.
Il convient encore de relever que la demanderesse a toujours conservé des rapports étroits avec sa fille et qu’à l‘heure actuelle, son rapport avec sa petite fille est très étroit, étant précisé qu’il se dégage des éléments du dossier que la grand-mère se dévoue à la garde et à l’éducation de l’enfant.
Il est encore constant qu’à l’heure actuelle, Madame BARRADA est dans l’impossibilité de s’installer légalement dans un quelconque autre pays à part son pays d’origine, à savoir le Maroc, lequel est situé à une distance importante du Grand-Duché de Luxembourg, impliquant - plus particulièrement en raison de la mauvaise situation financière de la demanderesse et des moyens financiers limités de sa fille - une impossibilité matérielle de maintenir un contact régulier avec sa fille et sa petite-fille.
Concernant la situation personnelle de Madame … BARRADA, il se dégage encore des pièces versées et des renseignements fournis qu’elle n'a plus aucun membre de sa famille dans son pays d'origine et que le retour dans son pays d’origine, d’une part, brise irrévocablement les liens existants de la famille BARRADA-…, considérée dans son ensemble et spécialement ceux existants entre la demanderesse et sa petite-fille et, d’autre part, risque de contraindre la demanderesse à vivre dans un isolement social quasiment complet. - Dans ce contexte, il convient de remarquer qu’on ne saurait exiger que la fille de la demanderesse régulièrement établie au Luxembourg depuis 8 ans et sa fille née au Luxembourg et de nationalité luxembourgeoise accompagnent la demanderesse pour éviter une rupture de l’entité familiale, cette conclusion s’imposant même abstraction faite de toutes considérations relatives aux incidences d’un tel départ sur la relation de la petite-fille avec son père luxembourgeois.
Eu égard aux circonstances de fait particulières ci-avant relatées, le tribunal arrive à la conclusion qu’en l’espèce, le refus d’accorder un permis de séjour à Madame BARRADA constitue une ingérence dans l’exercice de son droit au respect d’une vie familiale au sens de l’article 8 précité.
S’agissant d’une ingérence au sens de l’article 8, § 1er, de la Convention dans la vie familiale et privée de la demanderesse, qui n’a pas été justifiée pour l’une quelconque des causes énoncées à l’article 8, § 2 de la Convention, il y a lieu d’annuler la décision ministérielle attaquée.
Par ces motifs, 4 le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
se déclare incompétent pour connaître du recours en réformation;
reçoit le recours en annulation en la forme;
au fond le déclare justifié;
partant, annule la décision du ministre de la Justice du 25 février 2000 et renvoie le dossier devant ledit ministre;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme. Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 12 octobre 2000 par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
Legille Schockweiler 5