La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/08/2000 | LUXEMBOURG | N°11937

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 09 août 2000, 11937


Numéro 11937 du rôle Inscrit le 17 avril 2000 Audience publique du 9 août 2000 Recours formé par les époux … BAHTIJARI et …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Vu la requête, inscrite sous le numéro 11937 du rôle, déposée le 17 avril 2000 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom des époux

… BAHTIJARI, né le … à … (Kosovo), et …, née le … à…, tous les deux de nationalité yo...

Numéro 11937 du rôle Inscrit le 17 avril 2000 Audience publique du 9 août 2000 Recours formé par les époux … BAHTIJARI et …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Vu la requête, inscrite sous le numéro 11937 du rôle, déposée le 17 avril 2000 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom des époux … BAHTIJARI, né le … à … (Kosovo), et …, née le … à…, tous les deux de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 29 septembre 1999, ainsi que d’une décision confirmative du 30 mars 2000, les deux portant rejet de leur demande en octroi du statut de réfugié politique;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 11 mai 2000;

Vu le mémoire en réplique déposé le 9 juin 2000 au greffe du tribunal administratif par Maître TINTI pour compte des époux BAHTIJARI-…;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport ainsi que Maître Ardavan FATHOLAHZADEH et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Le 27 avril 1998, les époux … BAHTIJARI, né le … à … (Kosovo), et …, née le … à …, tous les deux de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, introduisirent auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Le même jour, les époux BAHTIJARI-… furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur leur identité.

Les époux BAHTIJARI-… furent entendus en date des 3 et 9 février et 24 mars 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande.

Sur avis défavorable de la commission consultative pour les réfugiés du 16 septembre 1999, le ministre de la Justice informa les époux BAHTIJARI-…, par lettre du 29 septembre 1999, notifiée en date du 15 octobre 1999, que leur demande avait été rejetée aux motifs suivants : « (…) Me ralliant à l’avis de la Commission consultative pour les réfugiés à laquelle j’avais soumis votre demande et dont je joins une copie en annexe à la présente, je regrette de devoir vous informer que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à votre demande.

En effet, il ressort de votre dossier que vous n’invoquez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.

Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 12 de la loi du 3 avril 1996 portant création d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève. (…) ».

Par courrier de leur mandataire, datant du 15 novembre 1999, les époux BAHTIJARI-

… firent introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision précitée du ministre de la Justice du 29 septembre 1999.

Une première décision confirmative du 4 février 2000 ayant été notifiée par erreur à Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, le ministre fit notifier une nouvelle décision confirmative datant du 30 mars 2000 à Maître TINTI.

A l’encontre de ces deux décisions des 29 septembre 1999 et 30 mars 2000, les époux BAHTIJARI-… ont fait introduire un recours en réformation par requête déposée le 17 avril 2000.

L’article 13 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, dans sa teneur applicable au moment de la prise des deux décisions déférées, instaurant un recours au fond en matière de demandes d’asiles déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Au fond, les demandeurs reprochent aux décisions critiquées d’être fondées sur une instruction insuffisante de leur dossier en ce qui concerne leur origine ethnique exacte. Ils exposent à cet égard que la commission consultative aurait retenu à tort qu’ils étaient de langue albanaise alors qu’ils appartiendraient en réalité à la minorité ethnique des Goranais, issus de la région de Gora, parlant un dialecte proche de la langue albanaise mais n’y étant pas assimilable. Selon les demandeurs, leur mandataire aurait signalé au ministre leur particularité 2 ethnique dans le cadre du recours gracieux du 15 novembre 1999 et sollicité une audition complémentaire afin de clarifier cet aspect du dossier, à savoir le risque particulier de persécution du fait de leur origine ethnique. Au vu du refus implicite de donner suite à cette demande résultant de la décision confirmative du 30 mars 2000, les demandeurs estiment que le ministre n’aurait pas statué en connaissance de cause de tous les aspects de leur situation personnelle et que l’insuffisance d’instruction afférente emporterait une insuffisance de la motivation de la décision afférente impliquant la suspension des délais de recours. Les demandeurs ajoutent que l’insuffisance d’instruction incriminée mettrait encore le tribunal dans l’impossibilité d’évaluer le bien-fondé de leur demande et ils sollicitent une mesure d’instruction complémentaire pour vérifier leur origine ethnique.

Le délégué du gouvernement rétorque que l’audition complémentaire de Monsieur BAHTIJARI du 24 mars 1999, effectuée en présence de son mandataire, aurait porté sur la question de son appartenance ethnique et que les demandeurs auraient encore disposé de quelques six mois avant l’émission de l’avis de la commission consultative pour fournir des éléments complémentaires quant à un éventuel danger de persécution. La décision du 29 septembre 1999 serait dès lors motivée tant en fait qu’en droit.

Il ressort du dossier soumis au tribunal que l’audition complémentaire de Monsieur BAHTIJARI a précisément porté sur la question de son appartenance ethnique et qu’il a précisé à cette occasion : « Non, je ne suis pas Albanais. Je suis musulman et j’ai grandi ensemble avec les Albanais. Je parle l’albanais, le serbo-croate et le goranais. Il s’agit sûrement d’un malentendu avec l’interprète. On ressemble beaucoup aux Albanais par notre culture et par notre religion. En plus je travaillais beaucoup avec les Albanais ». Par ailleurs, le mandataire des demandeurs a exposé cette particularité inhérente à leur dossier et la crainte raisonnable de persécution subsistante qui en résulterait tout en joignant des pièces justificatives.

Il se dégage des éléments qui précèdent que les demandeurs ont effectivement eu la possibilité de préciser leur origine ethnique et d’exposer leurs craintes de persécution afférentes, du moins avant que le ministre n’ait pris sa décision confirmative du 30 mars 2000.

Les décisions entreprises, comportant par ailleurs une motivation suffisante, notamment à travers l’avis de la commission consultative y annexé, doivent partant être considérées comme ayant implicitement rejeté les moyens afférents des demandeurs. Dans la mesure encore où les demandeur ont pu exposer ces mêmes éléments dans leur requête et mémoire en réplique, leur demande en octroi d’une mesure d’instruction complémentaire doit être écartée.

Il s’ensuit que le premier moyen des demandeurs laisse d’être fondé.

Les demandeurs font ensuite valoir que leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique serait justifiée au motif qu’ils rempliraient les conditions prévues par la Convention de Genève. Ils exposent à cet égard que Monsieur BAHTIJARI, exploitant plusieurs commerces alimentaires au Kosovo, aurait été arrêté au printemps de l’année 1998 par les forces militaires yougoslaves alors qu’il transportait de la farine et de l’huile à destination de certains membres de sa famille, action qui aurait été interprétée par lesdites forces militaires yougoslaves comme un acte de soutien aux forces rebelles de l’UCK. Ils affirment que Monsieur BAHTIJARI aurait fait l’objet de plusieurs interrogatoires violents ayant eu pour objet de le faire avouer une version des faits contraire à la réalité.

Ils soutiennent qu’il serait de jurisprudence que, pour établir si la persécution est inspirée par les opinions politiques du demandeur d’asile, il faudrait examiner si le 3 comportement de celui-ci est perçu par les autorités comme un acte d’opposition contre le pouvoir et donc comme une expression politique et que même une simple abstention peut être retenue pour admettre une crainte légitime dans le chef d’un demandeur d’asile, de sorte que la persécution à caractère politique s’analyserait non pas à travers l’acte positif réalisé par le demandeur d’asile, mais comme l’interprétation qui est faite de l’attitude de ce dernier par l’autorité politique.

Les demandeurs concluent que les autorités politiques au pouvoir dans leur pays d’origine auraient interprété l’action de Monsieur BAHTIJARI de transporter des aliments comme un acte d’opposition, de sorte qu’il aurait dû quitter sa patrie pour échapper à de nouveaux « interrogatoires » violents et mettre sa famille et sa propre personne en sécurité.

Les demandeurs se prévalent encore de leur appartenance à la minorité ethnique des goranis qui seraient traditionnellement des commerçants fortunés et qui auraient été persécutés par les forces serbes en raison de leur religion musulmane et qui seraient à l’heure actuelle persécutés par les Albanais du Kosovo sous prétexte d’avoir collaboré avec les autorités serbes dans le processus de nettoyage ethnique.

Le délégué du gouvernement renvoie au départ des forces serbes et à la présence d’une force armée internationale et d’une administration civile, agissant sous l’égide des Nations Unies, au Kosovo, mettant à néant tout moyen en relation avec un risque de persécution par les forces serbes. Le représentant étatique renvoie également aux liens avec les Albanais dont Monsieur BAHTIJARI aurait fait état lors de son audition et conteste une persécution systématique des Goranais du Kosovo, alors que les forces internationales présentes ne sauraient être accusées de tolérer, voire de favoriser une telle persécution et que les Albanais ne pourraient être qualifiés d’agents de persécution.

Les demandeurs répliquent que les liens passés avec les Albanais traduiraient seulement la réalité historique que les deux peuples avaient un ennemi commun, à savoir le régime serbe, et que les Albanais chercheraient actuellement à mettre la main sur tous les rouages au Kosovo et persécuteraient à cette fin les Goranais qui auraient eu jusque lors l’emprise sur l’économie régionale.

Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière des demandeurs d’asile qui doivent établir, concrètement, que leur situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour leur personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, Engel, n° 9699, Pas. adm. 1/2000, V° Recours en réformation, n° 9).

4 Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations des demandeurs.

En l'espèce, l’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs respectives auditions en date des 3 et 9 février et 24 mars 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les arguments et précisions apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir, à suffisance de droit, des raisons personnelles de nature à établir dans leur chef l’existence d’une crainte justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, il ressort des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions que les actes perpétrés à leur encontre invoqués pour justifier leur crainte légitime de persécutions ont tous émané des forces militaires ou de la police serbes au Kosovo. Monsieur BAHTIJARI a notamment déclaré : « j’ai peur de la police serbe et des Serbes en général » et a invoqué comme motifs de sa crainte de persécutions des mauvais traitements subis de la part de policiers serbes après avoir été arrêté lors du transport d’aliments. Force est pourtant de constater que les forces serbes ont quitté le Kosovo et qu’une force armée et une administration civile internationales sous l’égide des Nations Unis sont en place, de sorte qu’une crainte de persécutions de la part d’agents du pouvoir serbe ne saurait plus être légitimement invoquée à l’heure actuelle.

Le risque de persécutions de la part de la majorité de la population albanaise du Kosovo mis en avant par les demandeurs revient en substance à faire valoir des persécutions de la part d’un groupe de la population à leur encontre et d’un défaut de protection de la part des autorités de leur pays d’origine face à ces actes de persécution.

Or, une persécution émanant non pas de l’Etat, mais de groupes de la population ne peut être reconnue comme motif d’octroi du statut de réfugié politique que si la personne en cause ne bénéficie pas de la protection des autorités de son pays d’origine pour l’une des cinq causes visées à l’article 1er de la Convention de Genève. La notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d’une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion. Une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, mais seulement dans l’hypothèse où les agressions commises par un groupe de la population seraient encouragées ou tolérées par les autorités en place, voire où celles-ci seraient incapables d’offrir une protection appropriée.

Il faut en plus que le demandeur d’asile ait concrètement recherché cette protection, de sorte que ce n’est qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile, qu’il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers (cf. Jean-Yves CARLIER : Qu’est-ce-qu’un réfugié ?, p. 113, nos 73-s).

En l’espèce, les demandeurs font état de leur crainte de voir la majorité ethnique des Albanais commettre des actes de violence à leur encontre, mais restent en défaut d’établir concrètement l’existence de persécutions systématiques à l’encontre de la minorité ethnique dont ils font partie et le défaut de protection adéquate de la part des forces armées et de l’administration civile internationales en place.

5 Il s’ensuit que le recours laisse d’être fondé et doit être rejeté.

PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond le déclare non justifié et en déboute, condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

M. CAMPILL, premier juge, Mme LENERT, premier juge, M. SCHROEDER, juge, et lu à l’audience publique du 9 août 2000 par M. CAMPILL, en présence de M.

LEGILLE, greffier.

s. LEGILLE S. CAMPILL 6


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 11937
Date de la décision : 09/08/2000

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2000-08-09;11937 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award