Numéro 10661 du rôle Inscrit le 10 avril 1998 Audience publique du 12 janvier 2000 Recours formé par Monsieur … KENKEL, … contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière de remise gracieuse d’impôt
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Vu la requête, inscrite sous le numéro 10661 du rôle, déposée le 10 avril 1998 au greffe du tribunal administratif par Maître André HARPES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur … KENKEL, ingénieur-
conseil, demeurant à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 13 janvier 1998 rejetant sa demande en remise gracieuse d’intérêts de retard;
Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 septembre 1998;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 18 novembre 1999 par Maître André HARPES au nom de Monsieur KENKEL;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Eric HUTTERT, ainsi que Monsieur le délégué du Gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.
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Suite à un rapport de révision du service de révision de l’administration des Contributions directes du 1er février 1988 ayant conclu à des redressements de revenus imposables d’un total de … LUF pour les années d’imposition 1978 à 1985, Monsieur … KENKEL, ingénieur-conseil, demeurant à L-…, se vit émettre à son encontre des bulletins rectificatifs fixant des cotes d’impôt rectifiées d’un total de [moitié] LUF pour ces mêmes années d’imposition, le solde à payer s’élevant, d’après un extrait de compte du 12 avril 1989, au montant de … LUF, intérêts compris.
Alors qu’il continuait à amortir par paiements échelonnés le principal de cette dette d’impôt, Monsieur KENKEL adressa au directeur de l’administration des Contributions directes le 14 juin 1993 une demande en remise gracieuse des intérêts de retard dus.
Par décision du 13 janvier 1998, le directeur de l’administration des Contributions directes rejeta cette demande au motif que « dans le cas d’espèce une rigueur objective n’est pas à admettre dans la mesure où il n’y a pas à la base de la tardivité du versement des impôts dus des circonstances particulières qui font que la mise en compte des intérêts de retard par application de l’article 155 LIR est contraire à l’équité ; Considérant que le paiement des intérêts débités n’est pas de nature à obérer outre mesure la situation financière du requérant d’autant plus qu’il vient de profiter de facilités de paiement sous forme d’un délai de paiement lui accordé et pendant la même période une mise privée d’argent de … millions a été apportée à l’entreprise ».
A l’encontre de cette décision directoriale de rejet, Monsieur KENKEL fit introduire un recours en réformation, sinon en annulation par requête déposée le 10 avril 1998.
Le paragraphe 131 de la loi générale des impôts, dite « Abgabenordnung » (AO), prévoyant en matière de remise gracieuse un recours de pleine juridiction, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit à titre principal.
Dans la mesure où le demandeur fait préciser dans son mémoire en réplique que la remise était sollicitée pour les intérêts de retard dus au moment de l’introduction de la demande, à savoir le 14 juin 1993, et ne pouvait dès lors viser des intérêts de retard du chef d’une cote d’impôt sur le revenu pour l’année 1993 qui n’était pas encore déterminée à cette époque, le moyen d’irrecevabilité soulevé par le délégué du Gouvernement à l’égard d’une demande en remise gracieuse des intérêts de retard afférents aux arriérés d’impôt de l’exercice 1993 doit être écarté.
Le recours principal en réformation est dès lors recevable pour avoir été déposé dans les formes et délai de la loi. Le recours subsidiaire en annulation est par voie de conséquence irrecevable.
A l’appui de son recours, le demandeur expose avoir fait de son possible pour apurer sa dette fiscale et avait soldé en principal sa dette fiscale des exercices 1978 à 1982, soit un total de … LUF, au moment de sa demande en remise gracieuse, tout en continuant par après à régler les impôts dus. Il déclare encore avoir vendu une partie du patrimoine familial pour financer le paiement de cette dette et avoir effectué une mise de fonds supplémentaire de … millions dans son bureau d’études.
Il fait encore valoir que la dite mise de … millions ne devrait pas lui être reprochée pour refuser une remise gracieuse, vu qu’elle provenait de ses parents et beaux-parents et qu’elle était absolument nécessaire pour assurer la survie économique de son bureau d’études.
Etant donné en effet qu’il exécuterait nombre de missions pour l’Etat luxembourgeois et les administrations publiques qui lui régleraient ses honoraires avec un retard de plusieurs mois, il devrait financer lui-même l’encours en travail de son bureau d’études. L’obligation de régler la dette fiscale litigieuse, constituée exclusivement d’intérêts de retard, rendrait dès lors impossible ce financement courant du bureau d’études et l’obligerait à licencier les six employés salariés et à arrêter son activité, se trouvant de la sorte privé de sa principale source de revenus.
2 Au titre de la rigueur objective, le demandeur fait état de la crue exceptionnelle du 12 janvier 1993 qui aurait causé des dégâts importants sur le camping par lui exploité au bord de la Sûre et aurait engendré des coûts de réparation considérables, de manière à constituer une rigueur économique objective dans son chef.
Le délégué du Gouvernement conteste l’existence d’une rigueur subjective en faisant valoir que le fait pour un contribuable de se soustraire assez longtemps à l’acquittement des cotes d’impôt ne serait pas suffisant pour rendre incompatible avec l’équité ni la perception des impôts en souffrance, ni la sanction pécuniaire de retard. Il renvoie au rapport de révision du 1er février 1988 et aux majorations de revenus imposables y opérées pour des années de loin antérieures pour soutenir que le retard dans l’émission des bulletins rectificatifs a été profitable au demandeur et ce malgré le fait que c’était ce dernier qui était lui-même à l’origine de ce retard. S’y ajouterait que le recouvrement des impôts dus se faisait sans mise en compte d’intérêts de retard pour la période écoulée entre l’émission des bulletins originaires et des bulletins rectificatifs et en vertu d’un délai de paiement avec taux d’intérêt réduit de 0,2% à partir de 1988.
Le représentant étatique reproche encore au demandeur d’avoir affecté la mise de 6 millions à son bureau d’études au lieu d’employer cette somme en tout ou partie à l’apurement de sa dette fiscale et conteste que les dégâts causés au camping du demandeur par les crues exceptionnelles de la Sûre puissent constituer une rigueur objective, voire subjective.
Il conclut que la remise d’impôt par voie gracieuse ne serait justifiée que pour autant qu’elle est conforme à la volonté exprimée ou présumée du législateur et que cette dernière n’aurait certainement pas été de faire bénéficier des contribuables récalcitrants d’avantages exorbitants au risque de créer une iniquité à rebours par rapport aux contribuables s’acquittant consciencieusement de leurs obligations fiscales.
Le demandeur fait répliquer que le paragraphe 131 AO permettrait de tenir compte des particularités propres à chaque cas d’espèce et que trois événements défavorables majeurs auraient réduit ses facultés contributives. Outre les retards de règlement des honoraires par ses clients, personnes de droit public et les besoins de financement de l’encours qui en résultent, ainsi que les coûts de réparation des dégâts causés à son camping par les crues prévisées, le demandeur renvoie aux investissements dans l’infrastructure informatique de son bureau d’études qui auraient été indispensables afin de rester concurrentiel face à la vague d’informatisation depuis le début des années 1990 et qui se seraient concrétisés par une dépense totale de l’ordre de … LUF. Il conclut que les dits investissements, ainsi que la mise de … millions auraient été absolument requis afin d’assurer la subsistance économique de son bureau d’études et l’auraient ainsi empêché d’assurer le service correct de sa dette fiscale, dont les intérêts de retard en cause.
Au voeu du paragraphe 131 AO, une remise gracieuse se conçoit « dans la mesure où la perception d’un impôt dont la légalité n’est pas contestée entraînerait une rigueur incompatible avec l’équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable ». Une remise gracieuse n’est donc justifiée que si ou bien la situation personnelle du contribuable est telle que le paiement de l’impôt compromet son existence économique et le prive des moyens de subsistance indispensables, ou bien si objectivement l’application de la législation fiscale conduit à un résultat contraire à l’intention du législateur.
Une rigueur objective peut résulter d'une fausse application de la loi fiscale ayant entraîné au détriment du contribuable la fixation d'un montant d’impôt trop élevé (cf. C.E. 4 3 août 1962, Schaaff, n° 5805; 10 juillet 1981, Schaack-Floener, n° 6852). Elle se conçoit en effet en une iniquité de l’imposition en elle-même, tout comme elle peut résulter des délais et effets de la procédure d’imposition (cf. Trib. adm. 7 mai 1997, Wammer, n° 9538, Pas.adm.
2/99, v° Impôts, n° 111). La décision sur l’existence d’une rigueur objective doit tendre à aboutir à la solution que le législateur aurait prise s’il avait eu à réglementer la situation.
En l’espèce, le demandeur ne fait valoir aucun élément de nature à faire admettre une rigueur objective dans son chef. L’application d’intérêts de retard est conforme à l’intention du législateur dans la situation de l’espèce où les cotes d’impôt sont fixées et recouvrées de manière échelonnée avec un retard de plusieurs années en raison du défaut du contribuable de satisfaire à son obligation de remettre une déclaration d’impôt complète et sincère.
L’existence d’une rigueur subjective s’apprécie au jour où le tribunal statue (Jean OLINGER : Droit et équité en matière fiscale, n° 42-43, in ANNALES DU DROIT LUXEMBOURGEOIS, vol. 5, p. 112).
Force est de constater qu’en l’espèce, les crues prévisées de la Sûre ne sauraient en tant que telles constituer péremptoirement une rigueur subjective, mais pourraient seulement être prises en compte dans la mesure où leurs conséquences financières, non rencontrées par les aides publiques subséquentes, diminueraient à l’heure actuelle la capacité contributive du demandeur.
En ce qui concerne la contrainte constante de financer l’encours en travail de son bureau d’études et les investissements informatiques nécessaires pour rester concurrentiel, dont le demandeur fait état, il reste en défaut de justifier que l’ensemble de ces circonstances, tout en ayant gelé des capitaux considérables, affecteraient sa situation personnelle actuelle de manière à ce que le paiement de l’impôt visé compromette son existence économique et le prive des moyens de subsistance indispensables, eu égard à la consistance de ses revenus et aux éléments actuels de sa fortune. Les allégations quant à l’aliénation de patrimoine en vue du règlement des dettes fiscales et la provenance de la mise de fonds de … millions restent pareillement sans incidence sur la question de savoir si la situation de fortune et de revenus présente du demandeur lui permet d’assurer le service de sa dette.
Il s’ensuit qu’à défaut d’éléments pertinents suffisants permettant de conclure dans le chef du demandeur à une rigueur subjective ou objective, le recours laisse d’être fondé.
PAR CES MOTIFS Le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, déclare le recours principal en réformation recevable en la forme, au fond le déclare non justifié et en déboute, déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable, laisse les frais à charge du demandeur.
4 Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 12 janvier 2000 par:
M. DELAPORTE, premier vice-président, Mme LENERT, premier juge, M. SCHROEDER, juge, en présence de M. SCHMIT, greffier en chef.
s. SCHMIT s. DELAPORTE 5