N° 10081 du rôle Inscrit le 27 juin 1997 Audience publique du 29 juillet 1998 Recours formé par la société anonyme EXPERTISE PATRIMONIALE S.A., contre le ministre du Travail et de l’Emploi en matière de permis de travail
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------
---
Vu la requête déposée le 27 juin 1997 au greffe du tribunal administratif par Maître Pit RECKINGER, avocat inscrit à la liste I du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société anonyme EXPERTISE PATRIMONIALE S.A., établie et ayant son siège social à …, tendant à l’annulation de deux décisions du ministre du Travail et de l’Emploi, intervenues respectivement les 4 et 25 avril 1997, la première refusant d’accorder le permis de travail sollicité pour Madame … KOURAKINA, et la seconde rectifiant la décision initiale et rejetant un recours gracieux introduit contre cette première décision;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 janvier 1998;
Vu le mémoire en réplique déposé au nom de la demanderesse au greffe du tribunal administratif le 24 avril 1998;
Vu le mémoire en duplique déposé par le délégué du gouvernement au greffe du tribunal administratif le 4 juin 1998;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions attaquées;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Pit RECKINGER et Madame le délégué du gouvernement Claudine KONSBRÜCK en leurs plaidoiries respectives;
Vu les pièces versées par la demanderesse en date du 13 juillet 1998, après la prise en délibéré de l’affaire, à la demande du tribunal.
___________________________________________________________________________
La société anonyme de droit luxembourgeois EXPERTISE PATRIMONIALE, établie et ayant son siège social à …, a, d’après l’article 4 de ses statuts, pour objet « toutes prestations de services en relation avec le patrimoine privé ou commercial, l’analyse patrimoniale globale, la révision des critères patrimoniaux, ainsi que toute assistance sur le plan administratif, à l’exclusion de travaux de comptabilité et d’activités régies par la loi relative au secteur financier ».
En date du 23 septembre 1996, elle a signé avec Madame … KOURAKINA, de nationalité russe, une déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention d’un permis de travail. Suivant la déclaration d’engagement en question, il était prévu d’engager Madame KOURAKINA en tant qu’analyste financière et d’audit avec effet à partir du 1er décembre 1996. Il ressort encore du document en question que Madame KOURAKINA était domiciliée et résidait à l’époque à Moscou. Cette déclaration d’engagement a été transmise à l’administration de l’Emploi, dénommée ci-après « l’ADEM », en annexe à un courrier du 30 septembre 1996. Il ressort de ce même courrier que la société EXPERTISE PATRIMONIALE entretient « d’excellentes relations avec des entreprises et institutions bancaires de premier plan en Russie » et qu’elle souhaite, « sur base de son know-how en expertise financière fournir des services administratifs d’analyse et de contrôle des portefeuilles de ces entités ».
Le développement d’une telle activité nécessiterait « d’accentuer (les) relations (d’expertise patrimoniale) avec les institutions russes et un approfondissement de ses connaissances du marché et des spécificités russes » et partant la personne à recruter devrait être de langue maternelle russe, disposer d’une formation d’auditeur « agréé et expérimenté » sur le marché russe, connaître parfaitement les spécificités du marché russe en la matière et avoir les relations nécessaires avec les entreprises et institutions bancaires russes de premier plan. La description de la fonction vacante auprès de la société EXPERTISE PATRIMONIALE telle qu’elle est décrite dans le contrat d’emploi à conclure avec l’employée, est la suivante: « La fonction consiste à assurer le contact avec de grandes banques et entreprises des principaux pays de l’Est en vue de leur apporter des prestations d’analyse financière, d’expertise de portefeuille, et les services administratifs y liés, en fonction du know-how développé par notre société pour une clientèle d’Europe de l’Ouest.
Le salarié doit s’exprimer et rédiger parfaitement en langue russe (langue maternelle), connaître et se tenir à jour, de manière approfondie, des matières de l’analyse financière et de l’audit dans les pays de l’Est (et principalement la Russie). Le salarié doit en outre entretenir des relations de haut niveau et développer les activités grâce à ses relations dans le milieu bancaire et de l’audit ».
Le permis de travail a été refusé une première fois à Madame KOURAKINA, par arrêté du 12 novembre 1996 aux motifs suivants:
« -pour des raisons inhérentes à la situation et l’organisation du marché de l’emploi;
-priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen (E.E.E.);
-poste de travail non déclaré vacant par l’employeur;
-des demandeurs d’emploi appropriés sont disponibles sur place ».
En date du 14 novembre 1996, EXPERTISE PATRIMONIALE a soumis à l’ADEM une déclaration de place vacante pour un poste d’« analyse financière et expertise de portefeuille, représentation dans les pays de l’Est » en précisant que la date d’engagement était prévue pour le 1er décembre 1996. Sous la rubrique « qualification et formation » exigée de la part du candidat à ce poste, EXPERTISE PATRIMONIALE a indiqué ce qui suit:
« Economiste diplômé; agréé en tant qu’auditeur pour la Fédération de Russie; expérience des contacts à haut niveau, connaissance des pratiques comptables et du marché russe » en exigeant en outre une expérience professionnelle et la connaissance des langues anglaise et russe ainsi que du programme informatique WORD 6 / EXCEL 5. Le salaire brut proposé se situait entre 85.000 et 140.000 francs.
En date du 21 novembre 1996, une dame de nationalité russe a été assignée à la société EXPERTISE PATRIMONIALE en vue d’un embauchage éventuel en qualité de « analyse financière / expertise de portefeuille ». Ladite personne s’est présentée le 26 novembre 1996 auprès de la société en question qui a mentionné sur la carte d’assignation que « l’intéressée ne sera pas embauchée au motif qu’elle ne dispose d’aucune des qualifications requises pour 2 cette fonction ». Le curriculum vitae de l’intéressée figurant au dossier fait ressortir que celle-
ci possède principalement une formation en langues étrangères et que son expérience professionnelle se limite au domaine des langues étrangères. Il s’en dégage encore qu’elle a suivi des cours de comptabilité générale, de comptabilité informatisée, de comptabilité des sociétés, de droit commercial et de banque, organisés par la Chambre des Employés Privés du Luxembourg du mois d’octobre 1993 au mois de mai 1995 et il ressort encore des pièces versées à l’appui de son curriculum vitae, qu’elle a obtenu, à la date 10 juillet 1996, le diplôme « le comptable », « ceci en conformité avec la réglementation portant sur la formation continue de la Chambre des Employés Privés ».
Il ressort d’une lettre envoyée le 15 janvier 1997 par EXPERTISE PATRIMONIALE à l’ADEM qu’en date du 26 novembre 1996 s’est présentée une candidate d’expression russe en vue d’occuper le poste déclaré vacant par la déclaration de poste précitée du 14 novembre 1996. Ladite candidate a toutefois été refusée par EXPERTISE PATRIMONIALE au motif qu’elle n’aurait eu aucune qualification pour le poste à pourvoir à l’exception d’être d’expression russe. Il se dégage encore de cette lettre qu’aucun autre candidat ne se serait présenté pour le poste en question ce qui a amené EXPERTISE PATRIMONIALE à réitérer sa demande d’un permis de travail en faveur de Madame KOURAKINA et de remettre une nouvelle déclaration d’engagement à l’ADEM. En annexe à la lettre précitée a été jointe une déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention du permis de travail datée du 3 janvier 1997 dont il ressort qu’il était prévu d’engager Madame KOURAKINA au poste d’« analyse financière et audit » avec effet à partir du 1er février 1997 avec un salaire fixe de 120.000 francs auquel s’ajouteraient des commissions. Il se dégage encore de ladite déclaration d’engagement qu’à l’époque de sa signature, Madame KOURAKINA était domiciliée et résidait à Moscou.
Dans une lettre adressée en date du 25 mars 1997 à l’ADEM, la société EXPERTISE PATRIMONIALE a encore apporté des éléments justifiant le recrutement de Madame KOURAKINA au vu de ses qualifications professionnelles.
Le permis de travail a une nouvelle fois été refusé à Madame KOURAKINA, par lettre du 4 avril 1997 du ministre du Travail et de l’Emploi, aux motifs que:
« .. les conclusions retenues par le comité de coordination tripartite en matière d’autorisations de travail de ressortissants non-communautaires limitent l’octroi d’autorisations afférentes à des cas tout à fait exceptionnels.
Le principe de la priorité à l’embauche de ressortissants de l’Espace Economique Européen (E.E.E.) est à appliquer strictement et des autorisations de travail pour des ressortissants de pays tiers ne seront attribuées que si l’employeur a rapporté la preuve qu’il s’agit de salariés hautement spécialisés, introuvables sur les 18 marchés de travail de l‘E.E.E. .
Par ailleurs vous avez omis de déclarer le poste de travail vacant auprès de l’Administration de l’Emploi, obligation qui vous incombe conformément aux dispositions de l’article 9 paragraphe (1) de la loi modifiée du 21 février 1976 concernant l’organisation et le fonctionnement de l’Administration de l’Emploi et portant création d’une commission nationale de l’emploi.
En outre des demandeurs d’emploi susceptibles d’occuper l’emploi vacant étaient et sont toujours inscrits aux bureaux de placement de l’Administration de l’Emploi ».
3 Suite à un recours gracieux adressé en date du 11 avril 1997 au ministre du Travail et de l’Emploi, celui-ci a confirmé sa décision initiale par courrier du 25 avril 1997 adressé à la société EXPERTISE PATRIMONIALE, tout en rectifiant la décision 4 avril 1997 en précisant qu’il avait été « initialement » omis de déclarer le poste de travail vacant auprès de l’ADEM.
Par décision du 26 mars 1998, le ministre de la Justice a délivré à Madame KOURAKINA, suite à sa demande du 1er février 1998, une autorisation de séjour valable jusqu’au 31 mars 1999.
Par requête déposée le 27 juin 1997, la société EXPERTISE PATRIMONIALE a introduit un recours en annulation contre les décisions ministérielles des 4 et 25 avril 1997.
Le délégué du gouvernement conclut d’abord à l’irrecevabilité du recours au motif qu’il aurait été présenté en dehors du délai prévu par la loi. Il estime en effet que la décision ministérielle du 4 avril 1997 constituerait une décision purement confirmative de l’arrêté ministériel du 12 novembre 1996 au motif que la demande présentée par la société EXPERTISE PATRIMONIALE en date du 25 mars 1997 ne contiendrait aucun élément nouveau par rapport à la décision du 12 novembre 1996 et qu’aucun changement ne serait intervenu entre les deux décisions dans la situation juridique de l’administré. Le recours introduit en date du 27 juin 1997 serait donc à considérer comme étant tardif étant donné que la décision confirmative a été rendue en dehors du délai de recours contentieux qui court à partir de la notification de la décision du 12 novembre 1996. Le fait que la commission spéciale prévue par l’article 26 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant: 1) l’entrée et le séjour des étrangers; 2) le contrôle médical des étrangers; 3) l’emploi de la main d’oeuvre étrangère, ait rendu un nouvel avis sur lequel est fondée la décision du 4 avril 1997 serait indifférent en l’espèce alors que la décision du 4 avril en question serait à considérer comme une simple confirmation d’une décision antérieure.
Il échet toutefois de relever, comme l’a fait à bon droit la demanderesse, que les deux décisions des 12 novembre 1996 et 4 avril 1997, ont un contenu différent dans la mesure où la décision du 4 avril précitée reprend seulement certains des motifs de refus contenus dans la décision du 12 novembre 1997.
C’est encore à tort que le délégué prétend qu’aucun élément nouveau ne serait intervenu entre les deux décisions en question, alors qu’en date du 14 novembre 1996, c’est-à-
dire après la décision du 12 novembre 1996, la demanderesse a présenté à l’ADEM une déclaration de place vacante en vue de trouver un candidat potentiel afin d’occuper le poste de travail qui, par après, a été proposé à Madame KOURAKINA. C’est d’ailleurs suite à cette déclaration de poste vacant, et à défaut de trouver un candidat susceptible d’occuper l’emploi en question, malgré l’assignation d’une personne disponible sur le marché luxembourgeois, candidate qui, d’après la demanderesse, n’a pas rempli les conditions de qualification professionnelles requises, que la demanderesse a, par sa déclaration d’engagement du 3 janvier 1997, formulé une nouvelle demande en obtention du permis de travail en faveur de Madame KOURAKINA.
La décision litigieuse du 4 avril 1997 est partant intervenue non seulement sur base d’une nouvelle demande mais également en présence d’un élément nouveau et d’un changement survenu dans la situation juridique, dans la mesure où une déclaration de poste vacant a été soumise à l’ADEM, conformément à la réglementation en vigueur et suite au motif de refus figurant dans la décision initiale du 12 novembre 1996.
4 Le délai du recours contentieux n’a par ailleurs pas commencé à courir, étant donné que la décision ministérielle du 4 avril 1997 n’indique pas les voies de recours ouvertes contre elle, contrairement aux dispositions de l’article 14 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, et partant le recours introduit en date du 27 juin 1997 à l’encontre des décisions des 4 et 25 avril 1997 a été introduit dans le délai légal. Comme il a par ailleurs été formé dans les formes de la loi, il est recevable.
A l’appui de son recours, la partie demanderesse fait d’abord valoir que les décisions attaquées seraient insuffisamment motivées dans la mesure où le premier motif de refus énoncé dans la décision ministérielle du 4 avril 1997, à savoir la priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen, manquerait de précision et ne saurait justifier un refus de délivrer un permis de travail.
Le reproche d’une absence ou d’une insuffisance de motivation des décisions attaquées est toutefois à rejeter, dès lors que les décisions ministérielles attaquées ensemble le complément de motivation fourni par le délégué du gouvernement en cours d’instance, indiquent de manière suffisamment détaillée les motifs en droit et en fait sur lesquels l’administration s’est basée pour justifier sa décision de refus d’accorder le permis de travail sollicité et que la demanderesse n’a pas pu se méprendre sur la portée à attribuer aux décisions litigieuses.
En effet, en cours d’instance, le délégué du gouvernement a complété la motivation des décisions ministérielles en précisant qu’une autre personne inscrite à l’ADEM au moment des décisions litigieuses aurait non seulement été disponible mais aurait également été assignée par l’ADEM à la demanderesse afin d’occuper l’emploi en question. Il estime que cette personne aurait été disponible en vue d’occuper le poste « d’analyse financière et d’audit » que Madame KOURAKINA entendait occuper auprès de la demanderesse. Le délégué du gouvernement a encore complété la motivation des décisions ministérielles en indiquant dans son mémoire en réponse que malgré le fait que le système informatique de l’ADEM ne permettait pas de reconstituer la situation telle qu’elle existait à la fin de l’année 1996, il serait certain qu’à la date du 14 janvier 1998, 36 économistes recherchaient activement un emploi et qu’il était permis de conclure, sur base de ces chiffres, et « sans risque de se tromper », que le nombre d’économistes à la recherche d’un emploi n’était pas inférieur au mois de novembre 1996 par rapport à ceux qui existaient au mois de janvier 1998.
La demanderesse fait encore soutenir que le deuxième motif de refus, à savoir la non-
déclaration du poste de travail vacant auprès de l’ADEM serait erroné alors qu’en date du 14 novembre 1996, elle aurait introduit auprès de l’administration une déclaration de vacance de poste .
L’article 9 de la loi du 21 février 1976 concernant l’organisation et le fonctionnement de l’administration de l’Emploi et portant création d’une commission nationale de l’emploi, dispose que « dans l’intérêt du maintien du plein emploi, de l’analyse du marché de l’emploi et du recrutement de travailleurs à l’étranger, la déclaration des places vacantes à l’Administration de l’Emploi est obligatoire ». Cette disposition établit donc une obligation générale de déclaration des vacances de postes. Cette obligation ne porte que sur la seule déclaration de la vacance de poste, elle ne touche pas à la liberté de l’employeur dans son choix d’un candidat à un poste (trav. parl. relatifs au projet de loi N° 1682, commentaire des articles, ad art. 9 p. 6). Par ailleurs, si ladite disposition est impérative et sanctionnée d’une peine d’amende en cas de violation, l’omission de déclarer la vacance de poste ne saurait cependant justifier de plein droit le refus d’un permis pour un travail spécifique.
5 Outre cette obligation générale, le législateur a ajouté une obligation spécifique, en cas d’engagement de travailleurs étrangers, instituée par l’article 4 du règlement grand-ducal modifié du 12 mai 1972 déterminant les mesures applicables pour l’emploi des travailleurs étrangers sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, qui prévoit qu’ « aucun employeur ne peut occuper un travailleur étranger non muni d’un permis de travail valable et sans avoir au préalable fait une déclaration à l’Administration de l’Emploi relative au poste de travail à occuper ». Cette disposition s’analyse en l’obligation spécifique de l’employeur de déclarer l’intention d’engager un tel travailleur avant son entrée en service. Ladite déclaration d’intention d’engager un travailleur, à condition qu’il obtienne, par la suite, un permis de travail, est distincte de l’engagement proprement dit.
En l’espèce, au cours de la procédure ayant mené à la décision du 12 novembre 1996, une déclaration de poste vacant n’a pas été spécialement et expressément faite, mais elle se dégage implicitement de la déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention du permis de travail du 23 septembre 1996, introduite auprès de l’ADEM en vue de l’obtention de l’autorisation d’engager Madame KOURAKINA. Alors même que non seulement la partie demanderesse a, du moins implicitement, fait parvenir une déclaration de poste vacant à l’ADEM, mais qu’en outre le ministre ne saurait se baser sur ce motif pour refuser le permis de travail à Madame KOURAKINA dans le cadre d’une nouvelle demande introduite par celle-ci et d’une nouvelle instruction faite par le ministre, il échet de relever qu’au cours de cette deuxième procédure, la demanderesse a fait parvenir à l’ADEM une déclaration de place vacante datée du 14 novembre 1996 et introduite auprès de l’administration en bonne et due forme. Un délai suffisamment long doit exister entre le jour auquel soit la déclaration de place vacante soit la déclaration d’engagement est parvenue à l’ADEM et la date prévue pour l’entrée en service du travailleur, afin que l’ADEM soit mise en mesure d’établir l’existence des travailleurs appropriés et disponibles sur place, qui auraient pu bénéficier d’une priorité à l’emploi en leur qualité de ressortissants d’un Etat partie à l’Espace Economique Européen.
(cf. Cour administrative 26 mai 1998, Russo et Pepic, n° 10641C; 16 juin 1998, Zec, n° 10242C). Dans le cas d’espèce, la déclaration de place vacante date du 14 novembre 1996 et la déclaration d’engagement du 3 janvier 1997 a été envoyée à l’ADEM par courrier du 15 janvier 1997, en prévoyant une date d’engagement fixée au 1er février 1997. L’ADEM disposait donc d’un délai utile préalablement à l’entrée en service pour établir la disponibilité de travailleurs appropriés devant bénéficier d’une priorité à l’emploi.
Ce motif ne saurait donc justifier la décision de refus du permis de travail.
La demanderesse soutient encore que, contrairement au troisième motif de refus du permis de travail, aucun autre demandeur d’emploi susceptible d’occuper l’emploi vacant n’était disponible pour l’obtention du poste vacant. Dans le cadre de l’analyse de ce moyen, le tribunal constate qu’à la base de sa décision de refus, le ministre a invoqué, entre autres, comme motifs de refus, non seulement le fait que des demandeurs d’emploi seraient disponibles sur place mais également la priorité à accorder à l’emploi de ressortissants de l’Espace Economique Européen. Au vu du lien existant entre ces deux motifs, le tribunal est amené à analyser les deux motifs pris dans leur ensemble.
En ce qui concerne la disponibilité sur place de demandeurs d’emploi appropriés, pouvant occuper l’emploi existant auprès de la demanderesse, celle-ci estime que les diplômes de haut niveau obtenus par Madame KOURAKINA ainsi que non seulement son expérience dans la matière mais également ses relations aux niveaux social et commercial, la rendaient particulièrement qualifiée afin d’être engagée au poste « d’analyse financière et d’expertise de portefeuille et de représentation dans les pays de l’Est ».
6 Il est vrai que le ministre peut se baser sur le motif de la priorité à l’emploi à accorder aux ressortissants des Etats membres de l’Espace Economique Européen, sur base de l’article 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972. Cet article 10 (1) dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution et à l’organisation du marché de l’emploi, compte tenu de la priorité à l’embauche dont bénéficient les ressortissants des Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’Espace Economique Européen, conformément à l’article 1er du règlement CEE 1612/68 concernant la libre circulation des travailleurs ».
Cette disposition trouve sa base légale habilitante à la fois dans l’article 27 de la loi précitée du 28 mars 1972, qui dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi » et dans l’article 1er du règlement CEE N° 1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, qui dispose que « 1) tout ressortissant d’un Etat membre, quel que soit le lieu de sa résidence, a le droit d’accéder à une activité salariée et de l’exercer sur le territoire d’un autre Etat membre, conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l’emploi des travailleurs nationaux de cet Etat.
2) Ils bénéficient notamment sur le territoire d’un autre Etat membre de la même priorité que les ressortissants de cet Etat dans l’accès aux emplois disponibles ».
Il est encore vrai que le ministre, en soutenant que des ressortissants de l’Espace Economique Européen devraient bénéficier d’une priorité à l’emploi par rapport à des ressortissants de pays tiers, doit en principe établir, in concreto, la disponibilité de ressortissants de l’Espace Economique Européen, susceptibles d’occuper le poste vacant, en prenant notamment en considération leur aptitude à pouvoir exercer le travail demandé.
Le délégué du gouvernement fait d’un côté référence à 36 économistes qui, au moment de la déclaration de vacance de poste, auraient activement recherché un emploi, sans qu’il ne tente d’établir à la fois que ces demandeurs d’emploi remplissaient les conditions exigées par la demanderesse en vue de l’obtention du poste vacant et qu’ils étaient concrètement disponibles afin d’être engagés.
D’un autre côté, le représentant étatique estime que les exigences de la demanderesse étaient excessives dans la mesure où le « profil demandé était taillé sur mesure de façon à correspondre à celui de Madame KOURAKINA et à éliminer dès le départ tout demandeur d’emploi sérieux indigène ». Il appartient donc au tribunal d’analyser si la demanderesse pouvait légitimement exiger les qualifications définies dans sa déclaration de vacance de poste de la part d’un demandeur d’emploi en vue d’occuper le poste déclaré vacant. Il échet d’abord de rappeler que l’emploi déclaré vacant était défini dans la déclaration de place vacante du 14 novembre 1996, comme suit: « analyse financière et expertise de portefeuille, représentation dans les pays de l’Est ». Comme condition exigée dans la personne du demandeur d’emploi, la demanderesse exigeait les qualifications suivantes: « Economiste diplômé, auditeur agréé pour la fédération de Russie, expérience des contacts à haut niveau, connaissance des pratiques comptables et du marché russe, expérience professionnelle exigée, langues anglaise et russe ainsi que le programme de traitement de texte WORD 6/ EXCEL 5 ». Le tribunal estime, sur base des informations qui lui ont été fournies de la part du mandataire de la demanderesse et qui ressortent également des pièces versées, que les qualifications professionnelles exigées sont en rapport avec le poste de haut niveau que la demanderesse souhaite voir occuper dans le cadre de l’extension et de l’approfondissement de ses relations commerciales avec des 7 entreprises et institutions situées dans des pays de l’Est, et notamment en Russie. Il ressort en effet des nombreux courriers adressés par la demanderesse à l’ADEM, qu’elle est à la recherche non seulement d’une personne possédant une formation technique très poussée dans les domaines économique et comptable, mais également d’une personne permettant de développer des contacts sociaux et commerciaux importants en vue de développer son réseau commercial. C’est partant à tort que le représentant étatique soutient que la description du poste à occuper aurait été taillée sur mesure afin de correspondre au curriculum vitae de Madame KOURAKINA.
Le profil du candidat idéal au poste de travail déclaré vacant n’étant pas critiquable, il échet de rappeler que sur base des textes communautaires et nationaux ci-avant visés, la demanderesse a l’obligation de recruter prioritairement au poste déclaré vacant des ressortissants de l’Espace Economique Européen. En effet, l’accès prioritaire aux emplois disponibles des ressortissants de l’Espace Economique Européen se justifie, en principe, face au désir de l’employeur d’embaucher un travailleur de nationalité russe, c’est-à-dire originaire d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’Espace Economique Européen.
Cependant, le principe de la priorité à l’embauche de ressortissants de l’Espace Economique Européen sur lequel les décisions ministérielles litigieuses sont basées ne peut être valablement invoqué par l’autorité compétente, c’est-à-dire le ministre du Travail de l’Emploi, pour refuser un permis de travail qu’à la condition de se référer avec précision non seulement à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi existant au moment où les décisions sont prises, mais également à la situation particulière dans la profession dans laquelle le permis est sollicité et la décision de refus d’un emploi à un non-ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne doit également être motivée d’après les éléments objectifs tirés du marché de l’emploi (v. C.E. 3 mai 1995, N° 9120 du rôle). En l’espèce, le délégué du gouvernement a indiqué, dans son mémoire en réponse, qu’au moment où les décisions de l’administration ont été prises, 36 économistes et une personne de nationalité russe étaient inscrits en tant que demandeurs d’emploi aux bureaux de placement de l’ADEM. Le ministre a partant basé ses décisions notamment sur la considération que des demandeurs d’emploi appropriés étaient disponibles pour occuper l’emploi déclaré vacant auprès de la demanderesse.
En dehors du fait que le représentant étatique n’apporte aucune précision quant aux qualifications professionnelles des 36 économistes qui auraient été inscrits auprès des bureaux de placement de l’ADEM et qu’il ne saurait partant être vérifié si leurs qualifications professionnelles correspondent à celles exigées par la demanderesse, il n’est pas établi que ces 36 économistes étaient inscrits auprès de l’ADEM à l’époque où la demanderesse a formulé sa déclaration de poste vacant. En effet, le délégué du gouvernement n’a pas pu fournir des indications quant au nombre d’économistes inscrits aux bureaux de l’ADEM aux jours respectifs des décisions querellées, alors qu’il a seulement pu signaler au tribunal qu’à la date du 14 janvier 1998, donc 9 mois après ces décisions, 36 économistes étaient inscrits auprès de l’ADEM, dont on ne peut en aucun cas tirer la conclusion que ce même chiffre aurait été exact en dates des 4 et 25 avril 1997 sans être en possession d’aucun autre élément de preuve allant dans ce sens. Ces 36 économistes ne sauraient donc être retenus en tant que personnes pouvant bénéficier d’un accès prioritaire aux emplois disponibles. En ce qui concerne la personne de nationalité russe assignée à la demanderesse, seule personne pouvant, d’après l’ADEM, être considérée comme devant bénéficier d’un accès prioritaire à l’emploi disponible, et au sujet de laquelle l’administration a rempli son obligation de justifier la disponibilité concrète, il ressort des informations et pièces du dossier, que, même en faisant abstraction du fait qu’elle n’est pas une ressortissante de l’Espace Economique Européen, elle ne remplissait, à part ses connaissances approfondies en langue russe, aucune des autres qualifications exigées 8 valablement par la demanderesse. Cette dernière a partant légalement pu écarter la candidature de ladite ressortissante russe. Comme aucune autre assignation n’a été effectuée par l’ADEM, cette dernière reste en défaut de rapporter la preuve de la présence de main-d’oeuvre disponible et prioritaire, remplissant les critères de qualification professionnelle exigés en vue d’occuper le poste déclaré vacant. Ce motif ne saurait partant être retenu pour justifier le refus du permis de travail.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement soutient que les décisions querellées se justifiaient encore par la violation par la demanderesse de l’article 16 de la loi précitée du 21 février 1976, dans la mesure où elle n’a pas sollicité auprès de l’ADEM l’autorisation de recruter un travailleur à l’étranger avant de signer la déclaration d’engagement ensemble avec Madame KOURAKINA.
Il s’agit d’un motif complémentaire de refus se trouvant à la base des décisions de refus de permis de travail, dont le délégué du gouvernement a seulement fait état au cours de la procédure contentieuse.
Comme dans le cadre d’un recours en annulation la juridiction administrative est appelée à contrôler également les motifs complémentaires lui soumis en cours d’instance par la partie ayant pris la décision déférée, par l’intermédiaire de son mandataire, il échet d’analyser la légalité de ce motif.
L’article 16 de la loi précitée du 21 février 1976 dispose dans son paragraphe (1) que « le recrutement de travailleurs à l’étranger est de la compétence exclusive de l’Administration de l’Emploi. Tout autre recrutement, …, est prohibé sous peine des sanctions prévues à l’article 41 de la présente loi. Cette disposition ne porte pas atteinte à la réglementation concernant la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté Européenne ». Le paragraphe (2) du même article 16 dispose que l’ADEM « peut sur demande préalable, autoriser un ou plusieurs employeurs … à recruter des travailleurs à l’étranger ».
L’article 16 (1) précité fixe en principe pour l’ADEM le monopole de procéder au recrutement de travailleurs à l’étranger et cela pour des raisons inhérentes à la surveillance du marché de l’emploi, ensuite pour des motifs concernant la santé publique, l’ordre public et la sécurité publique, enfin dans l’intérêt de la protection de l’emploi de la main-d’oeuvre occupée dans le pays (doc. parl. N° 1682, exposé des motifs).
Au vu de ces dispositions législatives, il convient d’en déterminer le sens exact et d’analyser quelle influence les compétences de l’ADEM dans le domaine du recrutement de travailleurs étrangers peut avoir sur la délivrance de permis de travail à ces mêmes travailleurs, pour autant que ces derniers sont des non-ressortissants de l’Espace Economique Européen.
A cet égard, il est utile de rappeler qu’en vertu de l’article 2, paragraphe (2), point c) de la loi précitée du 21 février 1976, l’ADEM a pour mission, dans le domaine du recrutement de travailleurs à l’étranger, d’organiser celui-ci, d’effectuer le placement de ce type de travailleurs et de vérifier les conditions d’admission au travail, « conformément à la législation régissant la matière ». Ce texte n’entend par conséquent pas déroger à la législation applicable à la délivrance des permis de travail, et ainsi tant la loi précitée du 28 mars 1972 que le règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, dans la mesure où ces textes prévoient les conditions dans lesquelles un permis de travail peut être délivré et les critères sur lesquels le ministre peut se baser pour refuser la délivrance d’un permis de travail, restent entièrement d’application. La disposition précitée de la loi de 1976 n’a pour objet ni d’autoriser l’ADEM à 9 établir d’autres conditions de refus du permis de travail que celles qui sont déjà prévues par les textes législatifs et réglementaires précités de l’année 1972, ni de créer d’autres motifs de refus du permis de travail que ceux qui sont déjà applicables conformément aux dispositions légales et réglementaires précitées de l’année 1972.
Par ailleurs, il échet de relever qu’en vertu du paragraphe (5) de l’article 16 de la loi précitée du 21 février 1976 « les conditions à remplir par les travailleurs étrangers pour l’admission et l’embauchage dans le Grand-Duché de Luxembourg sont déterminées par les dispositions légales et réglementaires régissant la matière ». Cette disposition confirme le raisonnement fait ci-avant au sujet de l’article 2, paragraphe (2), point c) de la même loi, dans la mesure où il y est dit que les conditions qu’un travailleur doit remplir pour pouvoir être engagé au Luxembourg et, a fortiori, les critères de refus, sont déterminés exclusivement par les textes législatifs et réglementaires précités de 1972, à l’exclusion de la loi de 1976.
Il s’en dégage que ni la loi précitée du 28 mars 1972 ni le règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 ni encore la loi précitée du 21 février 1976, ni aucune autre disposition légale ou réglementaire n’autorisent le ministre à refuser un permis de travail au motif que l’employeur n’a pas respecté la procédure d’autorisation prévue par l’article 16 (2) précité. La seule sanction qui puisse être imposée à l’employeur n’ayant pas respecté la procédure afférente prévue à l’article 16 (2) de la loi précitée du 21 février 1976, est la condamnation par les juridictions judiciaires, à une amende pénale se situant entre 20.000.- et 1.000.000.- de francs, conformément à l’article 41 alinéa 1er, point (d) de la même loi. La simple omission de cette formalité ne saurait cependant justifier à elle-seule le refus d’un permis pour un travail spécifique. Ainsi, ce motif ne saurait légalement justifier les décisions litigieuses.
Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours est fondé et que les décisions ministérielles attaquées encourent l’annulation, sans qu’il y ait lieu d’analyser les autres moyens d’annulation invoqués par la demanderesse.
Par ces motifs le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en annulation en la forme et le déclare fondé;
annule les décisions ministérielles des 4 et 25 avril 1997;
renvoie l’affaire devant le ministre du Travail et de l’Emploi;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président, M. Campill, premier juge, M. Schroeder, juge, et lu à l’audience publique du 29 juillet 1998 par le vice-président, en présence de Monsieur Schmit, greffier en chef.
10 Schmit Schockweiler 11