TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
■
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/01979
N° Portalis 352J-W-B7G-CVXNR
N° MINUTE :
Assignation du :
23 Décembre 2021
JUGEMENT
rendu le 28 Août 2024
DEMANDERESSE
S.A.R.L. CHINACO TRAVEL
[Adresse 2]
[Localité 7]
représentée par Maître François-Pascal GERY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0997
DÉFENDEUR
LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET DE LA PRÉVENTION
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Maître Bernard GRELON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0445
MINISTÈRE PUBLIC
Monsieur [Y] [M]
Premier Vice-Procureur
Décision du 28 Août 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/01979 - N° Portalis 352J-W-B7G-CVXNR
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation
Monsieur Éric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assistés de Samir NESRI, Greffier lors des débats, et de Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé
DEBATS
A l’audience du 05 Juin 2024, tenue en audience publique
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé, à qui la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire
EXPOSE DU LITIGE
La société Chinaco Travel exerce une activité d'agence de voyage.
Le 20 mars 2020, dans le cadre d'une enquête de flagrance pour pratiques commerciales trompeuse et refus de déférer à réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave et sur instruction du parquet de Paris, le groupe de répression du banditisme de la police judiciaire a procédé, au sein des locaux de cette société situés sur le territoire de la commune de [Localité 4], à la " réquisition " de sept palettes contenant 5 040 flacons de 500 mL et 4 320 flacons de 100 mL de gel hydroalcoolique " sur le fondement des qualifications visées dans le cadre de la présente enquête et du décret gouvernemental du 13 mars 2020 " et a procédé à leur transport " en vue d'une attribution à l'État ".
Le 20 mars 2020, au siège social de la société Chinaco Travel, situé sur le territoire de la commune de [Localité 7], en présence de Madame [H] [S], gérante, placée en garde à vue, le service d'enquête a procédé à la " réquisition " de 14 800 masques de protection, de 11 370 tenues hygiéniques, de 800 paires de lunettes de protection, de 4 100 paires de gants hygiéniques, de 130 flacons de gel hydroalcoolique et de 248 flacons d'huiles essentielles.
Le 25 mars 2020, dans le cadre d'une enquête préliminaire pour exécution d'un travail dissimulé, blanchiment d'un travail dissimulé et pratique commerciale trompeuse et sur autorisation du juge des libertés et de la détention de procéder à une perquisition, le groupe de répression du banditisme de la police judiciaire a procédé, sur le territoire de la commune de [Localité 9] et sur instruction du parquet de Paris, à la " saisie " de 24 cartons contenant chacun 96 flacons de 10 mL de gel hydroalcoolique et de 154 cartons contenant chacun 12 flacons de 500 mL de gel hydroalcoolique, possédés par Madame [H] [S], gérante de la société Chinaco Travel, " en vue de remise à l'état aux fins de transfert à l'autorité sanitaire dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire gouvernemental ".
Par jugement du 2 juin 2020, le tribunal correctionnel de Paris a notamment condamné pénalement Madame [H] [S] pour pratique commerciale trompeuse commis courant février 2020 à [Localité 7], pour pratique commerciale trompeuse commis courant mars 2020 et jusqu'au 13 mars 2020 à [Localité 6] et pour refus de déférer à réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave commis le 13 mars 2020 à [Localité 6].
Par acte du 23 décembre 2021, la société Chinaco Travel a fait assigner le ministre des solidarités et de la santé devant le tribunal judiciaire de Paris.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 23 juillet 2023, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des prétentions et moyens, la société Chinaco Travel demande la condamnation de l'Etat français représenté par le ministre des solidarités et de la santé à lui payer :
- la somme de 20 880,00 € " à parfaire ", augmentée des intérêts au taux légal calculés à compter du 22 février 2021, avec capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices subis à raison de la réquisition de ses marchandises effectuée le 20 mars 2020 sur le territoire de la commune de [Localité 4] ;
- la somme de 62 027,03 € " à parfaire ", augmentée des intérêts au taux légal calculés à compter du 22 février 2021, avec capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices subis à raison de la réquisition de ses marchandises effectuée le 25 mars 2020 dans le [Localité 7] ;
- la somme de 8 700,00 €, augmentée des intérêts au taux légal calculés à compter du 23 février 2021, avec capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices subis à raison de la réquisition de ses marchandises effectuée le 25 mars 2020 sur le territoire de la commune de [Localité 9] ; et
- la somme de 10 000,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, et à supporter les dépens de l'instance.
La société Chinaco Travel expose, au visa de l'article R. 2234-91 du code de défense, que les litiges relatifs à l'indemnisation des réquisitions sont portés devant le tribunal judiciaire, que le ministère des solidarités et de la santé a la qualité de débiteur, s'agissant de réquisitions ordonnées dans un but sanitaire, et ce conformément aux dispositions précitées qui prévoient que l'assignation est valablement délivrée soit au ministre, soit aux autorités désignées par lui en application de l'article L. 2234-20 et que ses demandes d'indemnisation, formées auprès des maires des communes sur le territoire desquelles ont eu lieu les réquisitions, n'ont reçu aucune réponse dans un délai de deux mois.
Elle évalue le montant des indemnités sollicitées au coût d'acquisition des marchandises réquisitionnées, sur la base de factures.
Elle conteste le moyen qui lui est opposé selon lequel les réquisitions relèveraient d'une opération de police judiciaire et non d'une opération de police administrative et sanitaire dès lors qu'il ne se serait pas agi de lutter contre la pénurie de masques et de gels hydroalcooliques, faisant valoir qu'en vertu d'une jurisprudence constante, il n'y a pas lieu de prendre en compte la qualité de l'auteur de la mesure pour distinguer la police judiciaire et la police administrative, de telle sorte qu'une opération pourra être qualifiée d'administrative alors même qu'elle a été ordonnée par une autorité judiciaire et exécutée par un officier de police judiciaire, et que la qualification dépend exclusivement de l'intention des auteurs de la mesure de police et du but de la décision ou de l'opération à qualifier.
Elle estime qu'en l'espèce la saisie, qui se présente normalement comme liée à une procédure judiciaire pour conserver les preuves d'une infraction, rentre dans la catégorie des mesures de police administrative eu égard à sa finalité de protection de la santé humaine. Elle fait valoir à cet égard que, si sa gérante a été condamnée pour refus de déférer à une réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave, cette condamnation n'a été motivée que par la vente de masques de protection alors que la réquisition litigieuse a porté en réalité l'ensemble des stocks lui appartenant : des tenues hygiéniques, des gants, des lunettes, du spray, du gel et des huiles essentielles, dans un but non pas judiciaire mais administratif comme le montrent les procès-verbaux de réquisition. Elle ajoute que, dans ses attestations d'octobre 2022 produites en défense, le commissaire divisionnaire de police du 2ème district rappelle lui-même que l'appréhension des marchandises a été effectuée en vue de leur remise aux autorités sanitaires sur la base des dispositions d'urgence sanitaire résultant du décret gouvernemental du 13 mars 2020, dont le ministre de la santé est contresignataire et dont il est chargé d'assurer l'exécution.
Elle fait valoir ensuite que si la partie défenderesse soutient que les autorités sanitaires n'ont finalement pas bénéficié des gels en raison d'une prétendue non-conformité, d'une part, ce moyen est sans portée à l'égard des autres articles réquisitionnés tels les tenues hygiéniques, les masques, les gants, les lunettes, les sprays, et les huiles essentielles, et d'autre part, bien que n'affichant pas la norme européenne EN 14475 sur les propriétés virucides, les gels sont en revanche conformes à la norme 1040 témoignant de son activité bactéricide et la norme 1275 indiquant l'activité fongique. Elle ajoute que le droit à indemnisation résultant d'une réquisition ne saurait dépendre de l'utilisation effective que l'autorité administrative veut bien faire d'un bien sauf à créer une condition purement potestative que les textes ne prévoient pas et qu'à tout le moins le stock de gel répondant à des normes parfaitement légales aurait-il dû lui être restitué si l'autorité administrative n'avait pas l'intention d'en faire usage.
Elle conteste toute faute de sa part, au motif que seule sa gérante, et non la société elle-même, a fait l'objet d'une condamnation pénale et qu'une telle faute ne pourrait pas constituer un motif d'exonération à défaut d'être en relation avec le dommage, à savoir la réquisition des stocks, sur le fondement du décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 pour lutter contre la crise sanitaire, qui ne constitue pas une confiscation pénale mais bien une réquisition administrative.
Elle conteste tout caractère illicite des marchandises réquisitionnées, la non-conformité du gel n'étant pas établi, alors qu'il répondait bien aux normes EN 1040 (bactérie) et EN 1275 (fongicide). Elle estime que son préjudice présente un caractère certain dès lors que sa propriété sur les marchandises dont elle a été dépossédée n'est pas contestée et que la question du paiement des factures importe peu. Elle ajoute produire la preuve de paiement de la plupart des factures, ainsi que des traductions des pièces en langue étrangère.
Suivant conclusions notifiées le 7 novembre 2022, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des prétentions et moyens, le ministre des solidarités et de la santé demande au tribunal:
à titre principal,
- dire qu'il n'est pas justifié du fondement des demandes contre le ministère de la santé et de la prévention ;
- ordonner, en conséquence, la mise hors de cause du ministre de la santé et de la prévention ;
à titre subsidiaire,
- dire que la société Chinaco Travel ne justifie pas d'une cause légitime de nature à fonder sa demande d'indemnisation ;
- dire que la perte alléguée par la société Chinaco Travel résulte de sa faute exclusive et délibérée ;
- dire que la société Chinaco Travel ne justifie pas d'un préjudice licite, certain et réparable ;
- rejeter les pièces adverses 7 et 9 écrites en allemand ;
- dire que la société Chinaco Travel ne justifie pas avoir procédé au règlement des factures dont elle sollicite l'indemnisation ;
- en conséquence, débouter la société Chinaco Travel de l'ensemble de ses demandes indemnitaires ;
en toute hypothèse,
- condamner la société Chinaco Travel à lui payer la somme de 3 000,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
Le ministre des solidarités et de la santé soutient en substance qu'il est étranger aux réquisitions litigieuses, non ordonnées par lui mais par l'autorité judiciaire et qui ne lui sont donc en rien imputables, au motif que les différents stocks de matériel sanitaire n'ont pas été saisis dans un but sanitaire pour lutter contre la pénurie de masques et de gel, mais dans le cadre d'une enquête pénale de délit flagrant pour travail dissimulé, blanchiment et pratiques commerciales trompeuses, qui a abouti à un jugement de condamnation de Madame [H] [S], gérante de la société Chinaco Travel.
Il reproche ensuite à la demanderesse de ne pas donner le moindre fondement à sa demande, le seul article cité, article R. 2234-91 du code de la défense, concernant exclusivement des règles de procédure et aucun texte n'est visé pour préciser le fondement juridique qui permettrait à la demanderesse de solliciter une réparation à la suite de saisies intervenues dans le cadre d'une procédure pénale, à l'initiative de l'autorité judiciaire.
Il soutient en outre que la prétendue perte subie, au titre du coût des marchandises réquisitionnées, résulte en réalité des fautes de la demanderesse, qui a développé une activité commerciale illicite, cause directe et exclusive de la saisie puis des réquisitions judiciaires, la condamnation prononcée suffisant à démontrer l'existence d'une faute consciente et délibérée de sa part de nature à lui interdire de prétendre à une quelconque réparation.
Il estime enfin que la demanderesse ne justifie pas d'un préjudice indemnisable, dès lors (i) que les stocks saisis provenaient d'une acquisition frauduleuse et n'étaient pas commercialisables au vu des articles 11-1 et 12 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prévoyant des mesures de réquisition et de contrôle des prix des masques ; (ii) que les gels acquis frauduleusement - qui constituaient la grande majorité du stock litigieux - n'étaient pas conformes ce qui excluait toute possibilité de commercialisation ; et (iii) que la preuve du caractère certain e la perte alléguée n'est pas établie, la société demanderesse échouant à prouver le paiement effectif des marchandises saisies et réquisitionnées.
Par avis du 2 décembre 2022, le procureur de la République conclut au rejet des demandes, estimant que le ministre de la santé est étranger à la procédure dès lors que les perquisitions ont été effectuées, non dans le cadre des dispositions de l'état d'urgence lié à la crise sanitaire, mais par un officier de police judiciaire sous le contrôle et l'autorité du parquet de Paris, dans le cadre d'une enquête de flagrance pour pratiques commerciales trompeuses, à l'issue de laquelle la gérante de la société demanderesse a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris le 2 juin 2022, la faute de la société excluant tout droit à indemnisation.
Il ajoute que la société demanderesse et sa gérante disposent de voies de recours (appel, demande de restitution, contestation de la saisie devant le président de la chambre de l'instruction notamment), susceptibles de réparer le mauvais fonctionnement allégué et relève enfin que l'assignation ne précise aucune faute et ne mentionne aucune base légale quant à la responsabilité de l'État et une possible indemnisation du fait des réquisitions pour dysfonctionnement du service public de la justice.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 28 août 2023
A l'audience du 5 juin 2024, le tribunal a demandé aux parties de présenter leurs observations par voie de notes en délibéré avant le 3 juillet 2024, en application de l'article 13 du code de procédure civile, sur l'application au litige des dispositions et des règles juridiques suivantes :
- l'article 38 de la loi n° 55-366 du 3 avril 1955 ; l'article L. 2234-20 alinéa 1er du code de la défense, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2004-1374 du 20 décembre 2004 ; l'article R. 2234-91 du même code, dans sa version issue du décret n° 2019-913 du 30 août 2019 ; la règle énoncée par l'arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 15 septembre 2005 (pourvoi n° 03-21.185, Bull. 2005, II, n° 216) ;
- les articles 12, 32, 122 et 125 du code de procédure civile ;
- l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ;
- l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
- l'article L. 2234-1 du code la défense dans sa version codifiée par la loi n° 2005-1550 du 12 décembre 2005 ;
- le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, dans sa version en vigueur du 15 mars 2020 au 21 mars 2020, puis dans sa version en vigueur du 21 mars 2020 au 24 mars 2020 ;
- les articles 12, 13 et 15 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;
- l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire ;
- les articles 41-4, 56 alinéa 4, 76 alinéa 3, article 97 alinéa 2 du code de procédure pénale ; et
- la règle jurisprudentielle selon laquelle la responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice est engagée sans faute à l'égard des tiers, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, en cas de dommages directement par une intervention de police ;
et, en application de l'article 125 du code de procédure civile, a soulevé d'office la fin de non-recevoir tiré du défaut de qualité à défendre du ministre de la santé, s'agissant d'une action portée devant un tribunal de l'ordre judiciaire tendant à faire déclarer l'État débiteur pour une cause étrangère à l'impôt et au domaine.
A l'issue, l'affaire a été mise en délibéré au 28 août 2024, date du présent jugement.
Le 25 juin 2024, le conseil du ministre des solidarités et de la santé a indiqué ne pas avoir d'observation à formuler.
Par note en délibéré reçue le 1er juillet 2024, le conseil de la société Chinaco Travel estime que :
A titre liminaire il convient de relever que sa demande d'indemnisation pose indubitablement une question générale de protection du droit de propriété qui est garanti, au niveau du droit interne, par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et, au niveau du droit européen, notamment par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de sorte que ces deux articles sont pleinement applicables au litige.
La question se pose de savoir si l'indemnisation du préjudice subi par la société demanderesse a été causé dans le cadre d'une opération judiciaire ou dans le cadre d'une opération administrative. La solution à cette question n'emporte aucune conséquence sur le terrain de la compétence puisque, dans les deux cas, la juridiction judicaire est compétente pour statuer sur la demande d'indemnisation, dès lors que même si l'opération litigieuse constitue une réquisition administrative, l'article R. 2234-91 du code de la défense prévoit que les litiges relatifs à l'indemnisation des réquisitions sont portés devant le tribunal judiciaire.
La question de qualification de l'opération emporte en revanche des conséquences quant aux règles de fond et de procédure applicables au litige. Dans le premier cas, s'agissant d'une opération judiciaire, s'appliqueront les articles 41-4, 56 alinéa 4, 76 alinéa 3, article 97 alinéa 2 du code de procédure pénale ou les règles d'engagement de la responsabilité? de l'État pour fonctionnement du service public de la justice. Dans le second cas, s'agissant d'une opération de réquisition administrative, s'appliqueront les dispositions législatives et règlementaires du code de la défense ainsi que les décrets pris pour lutter contre l'épidémie de la covid.
La distinction des deux situations emporte également des conséquences sur le terrain procédural. Par principe, toute action portée devant les tribunaux de l'ordre judiciaire et tendant à faire déclarer l'État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l'impôt et au domaine doit être intentée à peine de nullité contre l'agent judiciaire de l'État en application de l'article 38 de la loi n° 55-366 du 3 avril 1955 relative au développement des crédits affectés aux dépenses du ministère des finances et des affaires économiques pour l'exercice 1955. Mais ce principe admet des exceptions notamment en matière de réquisition comme l'a rappelé la Cour de cassation par arrêt du 15 septembre 2005 puisque, dans ce cas, l'action relative au règlement des indemnités de réquisition de biens et de services doit être intentée contre le ministre bénéficiaire de la réquisition (Civ. 2ème , 15 septembre 2005, pourvoi n° 03-21.185, Bull. 2005, II, n° 216). C'est précisément dans cette perspective que s'inscrit le régime des réquisitions administratives puisque l'article R. 2234-91 du code de la défense, dans sa version issue du décret n° 2019-913 du 30 août 2019, dispose que l'assignation est valablement délivrée soit au ministre, soit aux autorités désignées par lui en application de l'article L. 2234-20. Autrement posé, la victime d'un préjudice subi du fait d'une réquisition administration doit assigner le ministre et non l'agent judiciaire de l'Etat.
Le présent litige doit être tranché conformément aux règles applicables aux réquisitions administratives dès lors que les faits et actes litigieux relèvent d'une opération de police administrative.
Conformément à l'article 12 du code de procédure civile, il appartient au juge de donner leur exacte qualification aux faits et actes litigieux et on sait que, pour distinguer les polices judiciaire et administrative, il ne suffit pas de prendre en considération la circonstance que la mesure a été ordonnée par le procureur de la République.
Ce critère organique est d'autant moins pertinent au cas d'espèce que de nombreux éléments concordants conduisent à considérer qu'il s'agit d'une opération administrative, ces réquisitions ayant été effectuées :
en situation d'urgence sanitaire ;
sur la base des dispositions d'urgence sanitaire résultant du décret gouvernemental du 13 mars 2020 ; et
en vue de remise aux autorités sanitaires.
Dans la mesure où il ne s'agit pas au cas d'espèce d'une opération judiciaire, il y a lieu d'écarter les règles relatives au fonctionnement des autorités judiciaires, dont les dispositions du code de procédure pénale et notamment celles définissant les attributions des procureurs (article 41-4) ainsi que celles relatives aux enquêtes, perquisitions et saisies (article 56 al 4, article 76 al. 3 et article 97 al. 2), de même que l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire consacrant l'engagement de la responsabilité de l'État du fait du fonctionnement de la justice judiciaire et la règle jurisprudentielle selon laquelle la responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice est engagée sans faute à l'égard des tiers, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, en cas de dommages directement par une intervention de police judiciaire.
En revanche, il y a lieu d'appliquer au litige les dispositions du code de la défense ainsi que les décrets pris au cours de l'année 2020 pour faire face à l'épidémie de la covid-19, étant rappelé au cas d'espèce que c'est explicitement sur le fondement de ces dispositions que le procureur de la République et les forces de police se sont placés afin de procéder aux réquisitions litigieuses des biens appartenant à la demanderesse.
Dans ces conditions, ne saurait être retenue la fin de non-recevoir tiré du défaut de qualité à défendre du ministre de la santé, s'agissant d'une action portée devant un tribunal de l'ordre judiciaire tendant à faire déclarer l'État débiteur pour une cause étrangère à l'impôt et au domaine. En effet, par dérogation à l'article 38 de la loi n° 55-366 du 3 avril 1955, l'article L. 2234-20 alinéa 1er du code de la défense et l'article R. 2234-91 du même code précisent que l'action relative au règlement des indemnités de réquisition de biens et de services doit être intentée contre le ministre bénéficiaire de la réquisition qui est également habilité à défendre l'État en justice.
Or, il ressort des pièces versées au débat et spécialement celles produites par le ministre de la santé en défense que les biens de la demanderesse ont été réquisitionnés " en vue de remise aux autorités sanitaires ", ce qui désigne le ministre de la santé et les services placés sous sa hiérarchie comme l'autorité bénéficiaire de la réquisition.
C'est donc à bon droit que la société Chinaco Travel a assigné non pas l'agent judiciaire de l'Etat, mais le ministre de la santé qui a donc parfaitement qualité à défendre sur la présente instance.
SUR CE
Sur la demande tendant à écarter des débats les pièces n° 7 et 9 de la demanderesse :
Le juge est fondé, dans l'exercice de son pouvoir souverain, à écarter comme élément de preuve un document écrit en langue étrangère, faute de production d'une traduction en langue française (2ème Civ., 23 juin 2016, pourvoi n° 15-12.410).
En l'espèce, les pièces n° 7 et 9 de la demanderesse sont constituées d'une facture rédigée en langue allemande. Toutefois, dès lors qu'une traduction assermentée en langue française est produite par la demanderesse, il n'y a pas lieu de les écarter des débats.
Sur la fin de non-recevoir relevée d'office :
L'article 32 du code de procédure civile prévoit qu'est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.
L'article 125 alinéa 2 du même code précise que le juge peut relever d'office la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt, du défaut de qualité ou de la chose jugée.
Par ailleurs, l'article 38 de la loi n° 55-366 du 3 avril 1955 prévoit que toute action portée de-vant les tribunaux de l'ordre judiciaire tendant à faire déclarer l'État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l'impôt et au domaine doit, sauf exception prévue par la loi, être intentée à peine de nullité par ou contre l'agent judiciaire de l'État.
Aux termes de l'article L. 2234-20 alinéa 1er du code de la défense, dans sa version applicable à l'espèce, chaque ministre ou secrétaire d'État désigne les autorités qualifiées pour procéder au règlement des réquisitions dont son département est bénéficiaire et, au besoin, le représent-er en justice à cet effet.
L'article R. 2234-91 du même code, dans sa version issue du décret n° 2019-913 du 30 août 2019, précise que les litiges relatifs à l'indemnisation des réquisitions sont portés devant le tribunal judiciaire et que l'assignation est valablement délivrée soit au ministre, soit aux autori-tés désignées par lui.
Il résulte de ces dispositions que, par exception à la règle selon laquelle toute action portée devant les tribunaux de l'ordre judiciaire et tendant à faire déclarer l'État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l'impôt et au domaine doit être intentée, à peine de nullité, par ou contre l'agent judiciaire de l'État, l'action relative au règlement des indemnités de réquisition de biens et de services doit être intentée contre le ministre bénéficiaire de la réquisition, l'auto-rité désignée par celui-ci ou le préfet qui représente l'État dans son département (2ème Civ., 15 septembre 2005, pourvoi n° 03-21.185, Bull. 2005, II, n° 216).
Par ailleurs, il résulte des articles 56 alinéa 4, 76 alinéa 3, article 97 alinéa 2 du code de procédure pénale que, tant en matière d'enquête de flagrance, d'enquête préliminaire que d'in-formation judiciaire, tous objets et documents saisis sont immédiatement inventoriés et placés sous scellés.
Enfin, l'article 1er I. du décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions néces-saires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, dans sa version en vigueur du 15 mars 2020 au 21 mars 2020, dispose qu'eu égard à la nature de la situation sanitaire et afin d'en assurer la disponibilité ainsi qu'un accès prioritaire aux professionnels de santé et aux patients dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, sont réquisitionnés, jusqu'au 31 mai 2020 :
1° Les stocks de masques de protection respiratoire de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 détenus par toute personne morale de droit public ou de droit privé ;
2° Les stocks de masques anti-projections détenus par les entreprises qui en assurent la fabrication ou la distribution.
Dans sa version issue du décret n° 2020-281 du 20 mars 2020, en vigueur du 21 mars 2020 au 24 mars 2020, ce texte dispose qu'eu égard à la nature de la situation sanitaire et afin d'en assurer la disponibilité ainsi qu'un accès prioritaire aux professionnels de santé et aux patients dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, sont réquisitionnés, jusqu'au 31 mai 2020 :
1° Les stocks de masques de protection respiratoire de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 détenus par toute personne morale de droit public ou de droit privé ;
2° Les stocks de masques anti-projections respectant la norme EN 14683 détenus par les entreprises qui en assurent la fabrication ou la distribution.
Le même article, en son paragraphe III, précise que ces dispositions ne sont applicables qu'aux stocks de masques déjà présents sur le territoire national et aux masques produits sur celui-ci. Des stocks de masques importés peuvent toutefois donner lieu à réquisition totale ou partielle jusqu'au 31 mai 2020, par arrêté du ministre chargé de la santé, au-delà d'un seuil de cinq millions d'unités par trimestre par personne morale. Le silence gardé par ce ministre plus de soixante-douze heures après réception d'une demande d'importation adressée par cette personne ou l'importateur fait obstacle à la réquisition.
Ce texte a été abrogé par l'article 13 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.
L'article 12 de ce même décret, entré en vigueur le 24 mars 2020 en application de son article 15, dispose que :
" I. - Afin d'en assurer la disponibilité ainsi qu'un accès prioritaire aux professionnels de santé et aux patients dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, sont réquisitionnés :
1° Les stocks de masques de protection respiratoire de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 détenus par toute personne morale de droit public ou de droit privé ;
Décision du 28 Août 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/01979 - N° Portalis 352J-W-B7G-CVXNR
2° Les stocks de masques anti-projections respectant la norme EN 14683 détenus par les entreprises qui en assurent la fabrication ou la distribution.
II. - Les masques de protection respiratoire de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 et les masques anti-projections respectant la norme EN 14683 produits entre la publication du présent décret et la date à laquelle prend fin l'état d'urgence sanitaire sont réquisitionnés, aux mêmes fins, jusqu'à cette date.
III. - Les dispositions du I et du II ne sont applicables qu'aux stocks de masques déjà présents sur le territoire national et aux masques produits sur celui-ci. Des stocks de masques importés peuvent toutefois donner lieu à réquisition totale ou partielle, par arrêté du ministre chargé de la santé, au-delà d'un seuil de cinq millions d'unités par trimestre par personne morale. Le silence gardé par ce ministre plus de soixante-douze heures après réception d'une demande d'importation adressée par cette personne ou l'importateur fait obstacle à la réquisition. "
IV. - Le présent article est applicable, jusqu'au 31 mai 2020, à l'ensemble du territoire de la République. "
En l'espèce, la première mesure litigieuse a été effectuée le 20 mars 2020 par le groupe de répression du banditisme de la police judiciaire sur instruction d'un magistrat du parquet de Paris, dans le cadre d'une enquête de flagrance pour pratiques commerciales trompeuses et refus de déférer à réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave.
Nonobstant le cadre pénal et la qualité de son auteur, cette réquisition est de nature administrative et entre dans le champ d'application de l'article L. 2234-20 du code de la défense précité. En effet, il ressort des procès-verbaux versés aux débats que cette réquisition porte sur 5 040 flacons de 500 mL et 4 320 flacons de 100 mL de gel hydroalcoolique et qu'elle a été réalisée sur le fondement notamment " du décret gouvernemental du 13 mars 2020 ", qui ne peut correspondre qu'au décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, dans sa version initiale alors en vigueur, bien que ce texte ne porte pas sur le gel hydroalcoolique, dès lors que cette substance est utilisée dans la lutte contre la propagation du virus covid-19. En outre, cette réquisition a été effectuée " en vue d'une attribution à l'État ".
S'agissant ensuite de la mesure litigieuse réalisée dans le [Localité 7] le 20 mars 2020, elle a été pratiquée par le même service enquêteur de la police judiciaire, dans le cadre de la même enquête de flagrance pour pratiques commerciales trompeuse et refus de déférer à réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave et au cours d'une perquisition effectuée pendant la garde à vue de Madame [H] [S].
Nonobstant le cadre pénal et la qualité de son auteur, cette réquisition est également de nature administrative et entre donc dans le champ d'application de l'article L. 2234-20 du code de la défense. En effet, il ressort du procès-verbal versé aux débats que cette réquisition porte sur 14 800 masques de protection, 11 370 tenues hygiéniques, 800 paires de lunettes de protection, 4 100 paires de gants hygiéniques, 130 flacons de gel hydroalcoolique et 248 flacons d'huiles essentielles et que, contrairement à d'autres objets appréhendés dans le cadre de la perquisition, ces biens ont été " réquisitionnés " et non saisis et placés sous scellés. Si le procès-verbal précité ne précise pas le fondement de cette réquisition, celle-ci a manifestement été effectuée dans le cadre du décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, dans sa version initiale alors en vigueur, bien que ce texte ne porte que sur les masques de protection, dès lors que chacun des objets appréhendés était de nature à être utilisé dans la lutte contre la propagation du virus covid-19, ce qui est corroboré par une attestation du commissaire divisionnaire du service enquêteur en date du 12 octobre 2022 et par une note du directeur du laboratoire central de la préfecture de police de Paris en date du 19 octobre 2022, versées aux débats par la partie défenderesse. De surcroît, si le procès-verbal précité est muet sur le sort des biens ainsi réquisitionnés et non placés sous scellés, il ressort de cette attestation et de cette note que la réquisition a été effectuée " en vue de remise aux autorités sanitaires ", étant relevé que le jugement correctionnel en date du 2 juin 2020 par lequel Madame [H] [S] a été condamnée ne mentionne que du numéraire parmi les scellés dont la restitution a été sollicitée par l'intéressée et refusée par le tribunal.
En ce qui concerne la troisième mesure litigieuse, celle-ci a été effectuée à [Localité 9], le 25 mars 2020, par le groupe de répression du banditisme de la police judiciaire sur instruction d'un magistrat du parquet de Paris, dans le cadre d'une enquête préliminaire pour exécution d'un travail dissimulé, blanchiment d'un travail dissimulé et pratique commerciale trompeuse et au cours d'une perquisition autorisée par le juge des libertés et de la détention.
Nonobstant le cadre pénal et la qualité de son auteur, cette réquisition doit être qualifiée d'administrative et entre ainsi dans le champ d'application de l'article L. 2234-20 du code de la défense. En effet, il ressort du procès-verbal versé aux débats que cette réquisition porte sur 24 cartons contenant chacun 96 flacons de 10 mL de gel hydroalcoolique et de 154 cartons contenant chacun 12 flacons de 500 mL de gel hydroalcoolique et qu'elle a été réalisée " en vue de remise à l'état aux fins de transfert à l'autorité sanitaire dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire gouvernemental ". Le procès-verbal précité ne précise pas le fondement de cette " saisie ". Au regard de sa finalité, celle-ci a manifestement été effectuée dans le cadre de l'article 13 précité du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de la covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, alors en vigueur, bien que ce texte ne porte que sur les masques de protection, dès lors que le gel hydro-alcoolique est utilisé dans la lutte contre la propagation du virus covid-19, ce qui est corroboré par l'attestation du commissaire divisionnaire du service enquêteur en date du 12 octobre 2022 et par la note du directeur du laboratoire central de la préfecture de police de Paris en date du 19 octobre 2022.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, l'action objet de la présente instance entre dans le champ d'une exception au monopole de l'agent judiciaire de l'État institué à l'article 38 de la loi n° 55-366 du 3 avril 1955, telle que prévue aux articles L. 2234-20 alinéa 1er et R. 2234-91 du code de la défense, dans leur version applicable à l'espèce, le ministre de la santé étant en l'espèce l'autorité qualifiée pour représenter l'État en justice devant le tribunal judiciaire.
En conséquence, il n'y a pas lieu de dire irrecevable l'action de la société Chinaco Travel, ni de prononcer la " mise hors de cause " du ministre de la santé.
Sur la demande principale :
L'article L. 2234-1 du code la défense, dans sa version applicable à l'espèce, codifiée par la loi n° 2005-1550 du 12 décembre 2005 et abrogée par la loi n° 2023-703 du 1er août 2023, prévoit notamment que les indemnités dues au prestataire compensent uniquement la perte matérielle, directe et certaine que la réquisition lui impose, qu'elles tiennent compte exclusivement de toutes les dépenses qui ont été exposées d'une façon effective et nécessaire par le prestataire, de la rémunération du travail, de l'amortissement et de la rémunération du capital, appréciés sur des bases normales et qu'aucune indemnité n'est due pour la privation du profit qu'aurait pu procurer au prestataire la libre disposition du bien requis ou la continuation en toute liberté de son activité professionnelle.
Les indemnités sont dues à compter de la prise de possession définitive ou temporaire du bien, ou du début des services prescrits. Cependant, si le prestataire justifie d'un préjudice direct, né du fait de la réquisition après la notification de l'ordre de réquisition et avant son exécution, les indemnités sont dues à compter du jour où ce préjudice est devenu effectif sous réserve des abattements qu'elles peuvent comporter.
A défaut de bases législatives ou réglementaires de détermination des prix ou des loyers, les indemnités de dépossession définitive ou temporaire sont déterminées au moyen de tous éléments, compte tenu de l'utilisation habituelle antérieure des biens requis.
En l'espèce, Madame [H] [S] a été condamnée pénalement pour pratique commerciale trompeuse et refus de déférer à réquisition de l'autorité administrative en cas de menace sanitaire grave par jugement du tribunal correctionnel de Paris en date du 2 juin 2020. Toutefois, cette condamnation ne prive aucunement la société Chinaco Travel, personne morale distincte de sa gérante, de son droit à indemnisation en application des dispositions précitées pour les mesures de réquisitions administratives qui lui ont été imposées.
Par ailleurs, conformément à ces dispositions, l'indemnisation vise à compenser la seule perte matérielle subie par la demanderesse - à hauteur de la valeur d'acquisition des biens concernés - , à l'exclusion notamment de toute perte de profit. Dès lors, sont dépourvues de toute portée quant au montant de l'indemnité, d'une part, la non-conformité des biens réquisitionnés au regard de l'usage qu'entendait en faire l'administration, telle que cela ressort de la note du directeur du laboratoire central de la préfecture de police de Paris en date du 19 octobre 2022, et, d'autre part, une absence de caractère commercialisable de ces biens - au demeurant non démontrée en l'espèce.
En outre, les biens réquisitionnés n'ayant pas été restitués à leur propriétaire, il est indifférent qu'ils aient ou non effectivement pu être remis aux autorités sanitaires et utilisées par ces dernières.
Il est constant que la société Chinaco Travel était propriétaire de l'ensemble des biens réquisitionnés, qui faisaient ainsi partie de son patrimoine, que leur prix d'acquisition ait ou non été payé.
Sur la base des prix unitaires mentionnés dans une facture émise le 7 mars 2020 par la société Dermaneo GmbH, il convient d'évaluer à la somme totale de 20 880,00 € la valeur des 5 040 flacons de 500 mL et 4 320 flacons de 100 mL de gel hydroalcoolique réquisitionnés à [Localité 4] le 20 mars 2020 et à la somme totale de 8 700,00 € la valeur des 24 cartons contenant chacun 96 flacons de 10 mL de gel hydroalcoolique et de 154 cartons contenant chacun 12 flacons de 500 mL de gel hydroalcoolique réquisitionés le 25 mars 2020 à [Localité 9].
Sur la base des prix unitaires mentionnés dans une facture émise le 7 février 2020 par la société Pharmacie [Localité 8], une facture émise le 13 février 2020 par la société Veditex, une facture émise le 20 février 2020 par la société Safety workwearshop, une facture par la société Fipro, deux factures émises le 29 février 2020 par la société Protect'homs [Localité 5], une facture émise le 24 février 2020 par la société EIS Euro Industry Supply GmbH & Co KG, une facture émise le 23 mars 2020 par la société Sibel Medical, deux factures émises le 2 mars 2020 par la société Sikerom Europe GmbH, un devis établi le 28 février 2020 par la société Vita Couronne et une facture émise le 7 mars 2020 par la société Dermaneo GmbH, il convient d'évaluer à la somme totale de 62 027,03 € la valeur des 14 800 masques de protection, 11 370 tenues hygiéniques, 800 paires de lunettes de protection, 4 100 paires de gants hygiéniques, 130 flacons de gel hydroalcoolique et 248 flacons d'huiles essentielles réquisitionnés dans le [Localité 7] le 20 mars 2020.
En conséquence, il convient de condamner l'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, à payer lesdites sommes à la société Chinaco Travel.
L'article L. 2234-1 du code la défense, dans sa version applicable à l'espèce, codifiée par la loi n° 2005-1550 du 12 décembre 2005 et abrogée par la loi n° 2023-703 du 1er août 2023, dispose notamment que les indemnités sont dues à compter de la prise de possession définitive ou temporaire du bien, ou du début des services prescrits.
En application de ces dispositions et de l'article 1231-6 du code civil, les condamnations seront assorties des intérêts au taux légal, respectivement, à compter du 22 février 2021 ou du 23 février 2021, date de réception des mises en demeure préalables.
Sur la capitalisation des intérêts :
En application de l'article 1343-2 du code civil, les intérêts moratoires sur les sommes dues sont capitalisés par périodes annuelles.
Sur les demandes accessoires :
L'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, succombant, est condamné aux dépens et débouté de sa demande présentée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Enfin, compte tenu des démarches judiciaires qu'a dû accomplir la partie demanderesse, et à défaut de facture acquittée, l'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, est condamné à verser à la société Chinaco Travel la somme de 3 000,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dis-pose autrement.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l'issue des débats en audience publique en application de l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, contradictoirement et en premier ressort,
Rejette la demande tendant à écarter des débats les pièces n° 7 et 9 de la demanderesse ;
Condamne l'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, à payer à la société Chinaco Travel :
- la somme de 20 880,00 €, avec intérêts au taux légal à compter du 22 février 2021 ;
- la somme de 62 027,03 €, avec intérêts au taux légal à compter du 22 février 2021 ;
- la somme de 8 700,00 €, avec intérêts au taux légal à compter du 23 février 2021 ;
Dit que les intérêts des sommes dues seront capitalisés par périodes annuelles conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil ;
Condamne l'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, aux dépens ;
Condamne l'État, représenté par le ministre des solidarités et de la santé, à payer à la société Chinaco Travel la somme de 3 000,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes.
Fait et jugé à Paris le 28 Août 2024
Le Greffier Le Président
G. ARCAS B. CHAMOUARD