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18/07/2024 | FRANCE | N°21/11929

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Loyers commerciaux, 18 juillet 2024, 21/11929


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS




Loyers commerciaux


N° RG 21/11929
N° Portalis 352J-W-B7F-CVG74


N° MINUTE : 5

Assignation du :
17 Septembre 2021


Jugement de fixation


[1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :








JUGEMENT
rendu le 18 Juillet 2024

DEMANDEUR

Monsieur [V] [U]
[Adresse 3]
[Localité 7]

représenté par Maître Florian TOSONI, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #B1192



DEFENDEUR<

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Monsieur [I] [W]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Maître Isabelle GABRIEL, avocate au barreau de PARIS, avocate plaidante, vestiaire #U0004





COMPOSITION DU TRIBUNAL

Sophie GUILLARME, 1ère Vice-...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

Loyers commerciaux


N° RG 21/11929
N° Portalis 352J-W-B7F-CVG74

N° MINUTE : 5

Assignation du :
17 Septembre 2021

Jugement de fixation

[1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

JUGEMENT
rendu le 18 Juillet 2024

DEMANDEUR

Monsieur [V] [U]
[Adresse 3]
[Localité 7]

représenté par Maître Florian TOSONI, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #B1192

DEFENDEUR

Monsieur [I] [W]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Maître Isabelle GABRIEL, avocate au barreau de PARIS, avocate plaidante, vestiaire #U0004

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Sophie GUILLARME, 1ère Vice-présidente adjointe, Juge des loyers commerciaux
Siégeant en remplacement de Monsieur le Président du Tribunal judiciaire de Paris, conformément aux dispositions de l'article R.145-23 du code de commerce ;

assistée de Manon PLURIEL, Greffière lors des débats et de Camille BERGER, Greffière lors de la mise à disposition

DEBATS

A l’audience du 14 Mai 2024 tenue publiquement

JUGEMENT

Rendu publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

FAITS ET PROCÉDURE

Par acte sous seing privé du 1er avril 1984, M. [M] [W] – ayant pour administrateur de biens la société Levim et aux droits duquel est venu M. [I] [W], ayant pour administrateur de biens la société Lamirand et associés – a donné à bail à la société SARL Tanalt – représentée par M. [P] [U] et aux droits de laquelle est venue M. [B] [U] suite à une cession de fonds de commerce par actes sous seing privé du 14 août et 28 septembre 1985, puis M. [V] [U] suite à une cession de fonds de commerce partielle puis totale par actes sous seing privé du 18 juillet 1996 et du 12 mai 2014 – des locaux commerciaux composés, au rez-de-chaussée, d’une boutique, d’une salle à manger, d’une petite cuisine, d’une chambre à coucher et d’un sanitaire situé dans une cours appartenant aux parties communes, et au sous-sol, d’une cave. Lesdits locaux sont situés au [Adresse 3] et [Adresse 1] à [Localité 7].

Le bail a été consenti pour une durée de neuf années entières et consécutives à compter du 1er avril 1984, moyennant le versement d’un loyer annuel en principal de 38.000 francs, soit 5.793,06 euros.

Les lieux ont pour destination l’activité exclusive « d’alimentation générale – Cours des halles, sous réserve expresse d’interdiction de confection et vente de tous plats cuisinés à l’exclusion de tout autre ».

Par acte sous seing privé du 15 décembre 1993, le bail a été renouvelé aux mêmes conditions que celui antérieur, à l’exception du loyer qui est porté à 46.000 francs, soit 7.012,65 euros.

Suite à la notification, par le bailleur, d’un congé avec offre de renouvellement, le 24 septembre 2001, aux mêmes clauses et conditions que le bail échu mais moyennant un loyer déplafonné annuel en principal de 19.818,37 euros à compter du 1er avril 2002, le juge des loyers commerciaux, a, par jugement du 12 octobre 2006, constaté le renouvellement du bail litigieux et a fixé le loyer, en prenant en compte le rapport d’expertise rendu par M. [A] [K], à la somme annuelle de 7.965,76 euros hors taxes hors charges à compter du 1er avril 2002.

Par acte d’huissier du 5 octobre 2010, M. [B] [U] a sollicité auprès du bailleur, le renouvellement du bail litigieux aux mêmes conditions que celui échu. Par acte sous seing privé du 1er avril 2011, ledit bail a été renouvelé pour une durée de 9 ans à compter du 1er avril 2011, moyennant le versement d’un loyer annuel en principal de 10.711,86 euros.

Par acte d’huissier du 29 novembre 2019, M. [V] [U] a sollicité auprès du bailleur et son administrateur de biens, le renouvellement de son bail, sans en préciser les conditions, pour le 1er avril 2020. Par acte d’huissier du 25 février 2020, le bailleur a indiqué accepter le principe de renouvellement et a sollicité la fixation du loyer en renouvellement à la somme de 25.000 euros hors taxes hors charges par an au 1er avril 2020.

Suite au rapport d’expertise amiable et non contradictoire de M. [S] [Y] du 26 août 2020 donnant avis sur la valeur locative au 1er avril 2020, M. [V] [U] a notifié au bailleur, par lettre recommandée avec accusé de réception, un mémoire préalable en demande du 31 mai 2021 afin de voir fixer le loyer en renouvellement à la somme de 11.700 euros hors taxes hors charges par an au 1er avril 2020, correspondant à la valeur locative inférieure au loyer plafonné.

Aucun accord n’ayant été trouvé entre les parties, M. [V] [U] a fait assigner, par acte d’huissier du 17 septembre 2021, le bailleur et son mandataire devant le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Paris. Par jugement du 10 mars 2022, le tribunal a mis hors de cause la société Levim et a désigné Mme [X] [L] [H] en qualité d’expert aux fins à titre principal de déterminer la valeur locative au 1er avril 2020. Le rapport d’expertise définitif a été déposé le 28 février 2023.

C’est dans ces conditions que, aux termes de son dernier mémoire notifié par lettre recommandée avec accusé de réception le 19 février 2024, M. [V] [U] demande au juge des loyers commerciaux du tribunal de Paris de :

- Recevoir toutes les demandes, ainsi que tous les dires, fins et conclusions de M. [V] [U],
- Rejeter a contrario toutes les demandes, ainsi que tous les dires, fins et conclusions de M. [I] [W],

En conséquence :
- Fixer le montant du loyer du bail renouvelé à la somme annuelle en principal de 11.700 euros hors taxes et hors charges à compter du 1er avril 2020 ; subsidiairement à un montant annuel du loyer plafond de 12.090 euros hors taxes et hors charges à compter du 1er avril 2020 ; le tout pour l’ensemble des éléments développés dans le corps du présent mémoire,
- Subsidiairement, si les critiques apportées au rapport de Mme l’expert le nécessitaient, désigner un nouvel expert pour donner un nouvel avis sur la question du déplafonnement,
- Ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir,
- Condamner M. [I] [W] à verser à M. [V] [U] la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
- Condamner M. [I] [W] aux entiers dépens, dont les frais d’expertise judiciaire.

Au soutien de ses prétentions, M. [V] [U] fait valoir en substance:

- Sur la recevabilité de l’expertise non contradictoire : que le juge n’est pas lié par les conclusions du rapport d’expertise judiciaire et ne peut, en vertu d’une jurisprudence constante, refuser de prendre en compte une expertise non contradictoire régulièrement versée au débat,
- Sur le déplafonnement du loyer en renouvellement :
o S’agissant de l’évolution des caractéristiques des locaux litigieux : que si les locaux litigieux étaient déjà vétustes et arboraient une façade peu attractive, ils se sont dégradés en raison du non-entretien, par le bailleur, des parties communes comprenant notamment les sanitaires ; qu’en l’absence de stipulations contraires, il revient au bailleur d’assurer les travaux structurels destinés à la mise en conformité des locaux litigieux vis-à-vis des exigences de 2015 imposant à tout établissement recevant du public, quelle que soit sa catégorie, de garantir son accessibilité aux personnes à mobilité réduite et que lesdits travaux, dont l’exécution n’est nullement subordonnée à la demande du preneur eu égard au caractère impératif des obligations susmentionnées, sont un préalable à la mise aux normes, incombant au locataire, de l’agencement des locaux litigieux; que l’absence de sanitaires et de salle de bains dans le logement engendre une non-conformité des locaux aux normes d’habitabilité,
o S’agissant de la destination des lieux : que la destination des lieux stipulée au bail est extrêmement restreinte,
o S’agissant de l’évolution des facteurs locaux de commercialité :
* Sur le constat commercial : que si les locaux litigieux se situaient déjà dans un secteur marqué par une commercialité hétérogène, secondaire, épisodique et concurrencée, l’ouverture de deux grandes surfaces à proximité ne constitue en rien une modification favorable des facteurs locaux de commercialité et constitue au contraire un renforcement de la concurrence dès lors que, d’une part, l’activité du preneur se fonde sur un principe de « dépannage » et de « subsidiarité » et ne repose sur aucune spécificité des produits vendus, et que d’autre part, les horaires d’ouverture des nouveaux commerces susmentionnés sont étendus, leur politique tarifaire est « agressive » et ceux-ci proposent des produits visant la restauration entre midi et deux ; que, la commercialité dudit secteur est affectée par la fermeture de commerces attractifs telle que la société Magma et que l’ouverture de nouveaux bars n’est pas vectrice d’une modification des facteurs locaux de commercialité favorable à l’activité du preneur,
* Sur le constat social : que le secteur géographique dans lequel se situent les locaux litigieux connait une baisse démographique avérée depuis 2011 qui n’est en rien compensée par la création de nouveaux logements ou bureaux dans ledit secteur ; que , l’augmentation relative du nombre de cadres et la gentrification du [Localité 7] engendrent une modification de la clientèle étant tout d’abord sans influence sur l’activité commerciale du preneur eu égard à la diversité des consommateurs visés par cette dernière, et ensuite, délétère à celle-ci eu égard à sa nature ; qu’enfin, la hausse de la fréquentation de la station de métro Saint Ambroise ne s’explique pas par l’augmentation du tourisme ou, de façon plus générale, de la fréquentation du quartier mais traduit seulement une modification des habitudes de transport de la population,
- Sur la détermination du loyer en renouvellement :
o S’agissant de la valeur locative : qu’il convient de considérer séparément la boutique et le logement, que la non-conformité de ce dernier aux normes d’habitabilité justifie l’application d’un abattement de 50% par rapport aux loyers médians publiés par l’OLAP, qu’en constatant que la surface pondérée des locaux commerciaux est de 56,26 m²P et que celle du logement de 26,90 m²P, qu’en retenant une valeur de référence 171,20 euros par m²P et qu’en prenant en compte les effets de la crise sanitaire justifiant une décote de 20%, la valeur locative doit être fixée à 11.700 euros,
o S’agissant du loyer plafonné : qu’en considérant les indices des loyers commerciaux du 4ème trimestre de 2019 et de 2010 d’une part et le taux d’effort eu égard au loyer actuel et l’activité du preneur d’autre part, le loyer plafonné ne peut dépasser 12.090 euros au 1er avril 2020.

Par mémoire en réplique du 5 avril 2024 notifié le 11 et 30 avril 2024 par lettre recommandée avec accusé de réception et RPVA, M. [I] [W] demande au juge des loyers commerciaux du tribunal de Paris de :

- Débouter le demandeur de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- Dire et juger qu’en raison de la modification notable des facteurs locaux de commercialité, le loyer annuel de renouvellement dû par M. [V] [U] pour les locaux situés [Adresse 3] [Localité 7] à compter du 1er avril 2020 doit être fixé à la somme annuelle de 23.600 euros hors charges,
- Dire et juger que les loyers arriérés produiront arriérés au taux légal à compter de la date d’effet du nouveau loyer dans les termes des dispositions de l’article 1231-7 du code civil,
- Condamner M. [V] [U] aux entiers dépens ainsi qu’à 6.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Au soutien de ses demandes, M. [I] [W] fait valoir pour l’essentiel :

- Sur la recevabilité de l’expertise judiciaire : que, bien qu’il ne lie pas le juge, le rapport d’expertise judiciaire a été demandé par le preneur et est contradictoire, contrairement à celui amiable déposé par M. [S] [Y],
- Sur le déplafonnement du loyer en renouvellement :
o S’agissant de l’évolution des caractéristiques des locaux litigieux : que, l’état vétuste des locaux litigieux – reflété par le désordre constaté lors des différentes visites – n’est que la résultante d’un défaut d’entretien manifeste du preneur depuis 37 ans et ne peut être reproché au bailleur, le preneur n’ayant soulevé aucune doléance en la matière d’une part, et l’article 1719 du code civil ne s’appliquant pas dès lors que l’ensemble des locaux sont soumis à une destination commerciale ; que la non-conformité des lieux aux exigences de 2015 d’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite aux établissements recevant du public – pourtant allégées envers les établissements de catégorie 5 – repose sur un mauvais agencement des rayons par le preneur et non sur l’absence de réalisation de travaux structurels par le bailleur dès lors que les locaux litigieux se situent au rez-de-chaussée ; qu’enfin, les surfaces pondérées calculées non contradictoirement par l’expert [S] [Y] se fondent sur des plans peu lisibles et partiellement côtés établis le 10 décembre 2001 par M. [O], géomètre expert, et que, par conséquent, seule l’expertise judiciaire, contradictoire, doit être considérée, celle-ci concluant à une surface pondérée de 63 m²P – dans l’hypothèse d’une considération globale des locaux litigieux – et de 52,44 m²P et 26,40 m²P pour le local commercial d’une part et le logement d’autre part – dans l’hypothèse d’une scission de la destination desdits locaux,
o S’agissant de la destination des lieux : que la destination des lieux stipulée est habituelle en matière d’épicerie,
o S’agissant de l’évolution des facteurs locaux de commercialité :
* Sur le constat commercial : que les locaux litigieux bénéficient d’un environnement commercial dense et « vivant » marqué par de nombreuses rénovations et renforcé par l’essor de commerce de proximité – tels que des bars-restaurants, des « showroom », des librairies ou des boutiques de prêt-à-porter – se substituant aux commerces de gros et fortifiant la chalandise ; que si lesdits locaux se trouvent à proximité de nombreuses stations de bus et de métro dont la localisation leur est favorable dès lors que la [Adresse 3] est la seule permettant aux personnes sortant du métro de rejoindre la [Adresse 1] à partir du [Adresse 5] et [Adresse 12], l’augmentation de la fréquentation desdites stations – notamment de celles Saint Ambroise, Richard Lenoir et Oberkampf – influence immanquablement de façon positive la commercialité du quartier ; que l’implantation de deux grandes surfaces instaure paradoxalement une « concurrence positive » et une émulation de quartier – l’activité du preneur exploitant aussi bien une clientèle de proximité qu’une de passage – et qu’eu égard à la spécificité des produits commercialisés par le preneur – tels que des produits d’Afrique du Nord – et la plus grande proximité des locaux litigieux aux stations de métro susmentionnées par rapport à ces deux grandes surfaces, ladite concurrence reste relative et le preneur ne justifie, en ce sens, pas d’une baisse de chiffre d’affaires,
* Sur le constat social : que, bien que le quartier litigieux connait une diminution démographique avérée, cette dernière est compensée par la gentrification des environs – en raison de la création de 4.064 m² de bureaux et de l’augmentation des cadres – par la mise en place de 99 logements et par le développement de résidents retraités, que, deuxièmement, il revient au preneur d’adapter son activité à l’évolution des catégories socio-professionnelles du quartier, la destination des locaux stipulée au bail le permettant,
- Sur la détermination du loyer en renouvellement :
o En cas d’absence de déplafonnement : que le loyer plafonné s’élève, par application des indices, à 12.156 euros,
o En cas de déplafonnement : qu’eu égard à la destination stricte des locaux litigieux stipulée au bail et à l’usage, dans la pratique, exclusivement commercial des lieux par le preneur – la partie « logement » lui servant de débarras – la détermination du loyer en renouvellement ne peut se fonder sur l’hypothèse d’une appréhension distincte de la boutique d’une part et du logement d’autre part, et sur la prise en compte du loyer médian publié par l’OLAP et de la loi du 6 juillet 1989 portant sur les logements à usage principal d’habitation ; que la surface pondérée de la totalité des lieux est de 63 m²P, que la valeur locative de référence qui doit être retenue est de 375 euros par m²P et non celle lacunaire et non pertinente de l’expert [S] [Y] de 316 euros ; que la valeur locative s’élève donc à la somme annuelle en principal de 23.600 euros, qu’ensuite, aucun abattement de 20% ne peut être appliqué au loyer en raison de la crise sanitaire – cette dernière n’ayant pas entrainé la fermeture des locaux litigieux – et aucune décote de 7% du fait des sanitaires communs ne peut être envisagée, le partage des WC ne justifiant en aucun cas la nécessité d’embaucher un autre salarié pour maintenir la boutique ouverte.

Pour un plus ample exposé des faits de la cause et moyens des parties, il est expressément renvoyé aux écritures déposées dans le dossier, qui ont été contradictoirement débattues à l'audience.

MOTIFS DU JUGEMENT

Sur les termes du bail et le principe de son renouvellement

Les parties s’accordent sur le principe du renouvellement du bail pour une durée de neuf ans à compter du 1er avril 2020, aux clauses et conditions du bail expiré, à l’exception du loyer de renouvellement.

Sur la détermination du loyer en renouvellement

Sur la détermination de la valeur locative

Les parties demandent toutes deux à titre principal que le loyer soit fixé à la valeur locative, le preneur soutenant que celle-ci est inférieure au loyer plafonné et le bailleur invoquant une valeur supérieure au loyer plafonné, et des motifs de déplafonnement.

Il convient donc à titre liminaire de calculer cette valeur.

L’article L.145-33 du code de commerce dispose « qu’à défaut d’accord, [la valeur locative] est déterminée d’après : 1° Les caractéristiques du local considéré, 2° La destination des lieux, 3° Les obligations respectives des parties, 4° Les facteurs locaux de commercialité, 5° Les prix couramment pratiqués dans le voisinage ».

Il ressort des constatations de l’expert judiciaire et de celles de M. [Y], dont le rapport a été soumis à la libre discussion des parties dans le cadre du présent litige, que les locaux en cause dépendent d’un ensemble immobilier situé dans le [Localité 7], arrondissement dynamique, particulièrement au niveau de la [Adresse 8], de la [Adresse 14] ou encore de la [Adresse 13].

Le [Localité 7] est divisé en quatre quartiers : de [Adresse 1], de [Adresse 11], de [Adresse 6] et [Adresse 15]. Les locaux sont situés à l’angle de la [Adresse 3] et de la [Adresse 1], dans le [Adresse 11]. La [Adresse 3] bénéficie d’une intersection avec le [Adresse 5], reliant la [Adresse 10] à la [Adresse 9]. L’environnement proche est essentiellement commercial avec des boutiques en pieds d’immeubles. Le bien dispose d’une bonne desserte en transports en commun, par le bus (56 et 46 à l’arrêt « Saint-Ambroise » situé à 200 mètres et 96 à l’arrêt « Oberkampf Richard Lenoir» à 350 mètres, et le métropolitain (station Saint Ambroise » située à 200 mètres, station «Parmentier » située à 500 mètres).

L’expert judiciaire souligne que le secteur bénéficie d’un tissu commercial dense, que le local commercial bénéficie d’une bonne desserte en transports en commun avec plusieurs lignes de métro à proximité ; qu’il est également proche d’axes routiers importants ainsi que de secteurs vivants et relativement recherchés.

Les locaux sont situés dans un immeuble élevé sur un niveau de sous-sol, un rez-de-chaussée, trois étages supérieurs droits et un quatrième étage mansardé sous brisis en zinc. Une cour commune se situe à l’arrière du commerce.

Le local commercial s’établit sur deux niveaux :

- Un rez-de-chaussée avec une surface de vente située à l’angle de la [Adresse 3] et de la [Adresse 1], une cuisine et des espaces de réserves,
- Un sous-sol accessible par une trappe et un escalier depuis la surface de vente.

Au rez-de-chaussée, la surface de vente est carrelée, les vitrines sont ocultées par des plaques en bois au mur ; faux-plafond avec neons. Des espaces de réserves et une cuisine sont aménagés à l’arrière de la surface de vente. L’accès aux WC communs dans la cour se fait par la cuisine. L’accès au sous-sol se fait par une trappe et un escalier de type échelle de meunier. La cave voutée en pierres brutes bénéficie d’un sol cimenté.

L’expert judiciaire retient une surface utile de 111,70 m² cave incluse et une surface utile pondérée retenue de 63,00 m²P dans une hypothèse local commercial avec réserves si l’on considère les locaux annexes, et de 52,44 m² P et 26,40 m² habitables dans une hypothèse d’un local commercial avec appartement selon les chiffrages suivants :

Les parties sont en désaccord sur la valeur locative, en ce qu’elles se fondent, d’une part, sur des hypothèses différentes et, d’une part, sur des valeurs distinctes.

Le preneur ne considère que l’hypothèse (H1) selon laquelle les locaux litigieux se décomposent en une boutique commerciale et un logement, et n’appréhende pas celle (H2) de l’unicité des lieux.

Il retient les valeurs déterminées par l’expertise amiable non contradictoire menée par M. [S] [Y] le 26 août 2020. Celles-ci disposent, tout d’abord, que la superficie (S) pondérée de la boutique est de 52,26 m²P et celle réelle du logement de 26,90 m². Elles se fondent, ensuite, sur 15 termes de comparaison et sur l’évolution du marché pour énoncer une valeur de référence (VR) s’élevant, respectivement pour la boutique et le logement, à 230 euros par m²P et 21 euros par m² par mois. Par application d’un abattement de 7% sur la valeur de référence de la boutique en raison du partage des sanitaires, et de 50% sur celle du logement du fait de son état, l’expert amiable et le preneur concluent à une valeur locative (VL) totale de 14.567 euros et préconisent une décote de 20% justifiée par les effets de la crise sanitaire et du blocage du marché pour les emplacements de qualité secondaire, ce qui conduit le preneur à estimer la valeur locative à la somme arrondie de 11.700 euros.

Le bailleur quant à lui appréhende les deux hypothèses (H1 et H2) susmentionnées. Il allègue, tout d’abord, des superficies de 52,44 m²P pour la boutique, de 26,40 m² pour le logement et de 63 m²P pour les locaux litigieux dans le cadre de l’hypothèse d’une unicité des lieux. Ensuite, il retient une valeur de référence de 375 euros par m²P pour les locaux commerciaux et de 16,90 euros par m² par mois pour le logement. Sans appliquer d’abattements, il en déduit dès lors une valeur locative de 25.018,92 ou de 23.600 euros selon le type d’hypothèse considérée.
S’agissant du critère relatif à la destination des lieux, il convient de rappeler qu’en vertu des articles L.145-1 et suivants du code susvisé, l’application du statut du bail commercial est subordonnée à l’existence d’un contrat de bail concernant un immeuble ou un local à usage commercial, artisanal ou industriel et l’exploitation d’un fonds de commerce dans ledit local par un preneur immatriculé au RCS ou RNE. En outre, si l’article 1103 du code civil dispose que « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits », les articles L.145-47 et suivants du code de commerce encadrent les opérations de déspécialisation.

Or, dès lors, que le contrat de bail litigieux stipule que les lieux ont un usage commercial et qu’il résulte des expertises que le preneur exploite un fonds de commerce, que ledit bail stipule que les lieux ont pour destination l’activité exclusive « d’alimentation générale […] » et ne mentionne en aucun cas un possible usage de ceux-ci en tant que logement, et qu’une exploitation – qu’elle soit théorique ou pratique – non conforme à la destination susmentionnée ne peut permettre une déspécialisation que lorsque les conditions établies par les articles L.145-47 et suivants du code de commerce sont caractérisées ; ledit contrat est indéniablement soumis, de manière globale, au statut des baux commerciaux, le preneur est tenu au respect de ses stipulations et ne peut, par conséquent, fonder la détermination du loyer en renouvellement sur une distinction de certaines pièces des locaux litigieux en fonction de leur usage ; ceci d’autant plus, qu’a fortiori, celles désignées comme « exploitées en tant que logement » n’ont, en l’espèce, pas été utilisées comme tel et ne servent qu’au stockage d’objets divers.

Il y donc lieu de retenir l’hypothèse d’un local commercial avec réserves.

Par ailleurs, si les surfaces pondérées alléguées aussi bien par le preneur que par le bailleur sont fondées sur le plan établi par le géomètre expert M. [O], il convient de retenir les mesures retenues aux termes de l’expertise judiciaire dès lors que, contrairement à l’expertise amiable conduite par M. [S] [Y], celle-ci est contradictoire, qu’elle examine l’hypothèse dans laquelle les locaux litigieux sont appréhendés dans leur ensemble et que les coefficients retenus sont conformes à la charte de l’expertise et à la configuration des lieux.

La surface pondérée sera donc retenue à hauteur de 63 m²p.

S’agissant de la valeur locative unitaire de base, l’expertise amiable – dont les conclusions sont reprises par le preneur – retient une fourchette basse de 256 euros/m² et fixe la valeur locative de la partie boutique en deçà de celle-ci (230 euros/m² avant abattement) , en raison notamment du « mauvais état des locaux », de leur caractère « inhabitable » et de l’absence de sanitaire dans les lieux. S’agissant toutefois de l’état des locaux litigieux, il ressort des observations précédentes que ces derniers ne peuvent être considérés comme un logement et que le bailleur n’est, par conséquent, pas soumis à l’obligation de décence de l’article 1719 du code civil et de garantir une conformité aux normes d’habitabilité. En outre, les obligations d’entretien incombent au preneur en vertu des stipulations du bail litigieux. Enfin, sans remettre en cause l’impérativité des exigences imposant à tout établissement recevant du public de garantir son accessibilité aux personnes à mobilité réduite, il est constaté que seul l’agencement des locaux engendre la non-conformité de ces derniers auxdites exigences, aucun travaux structurels n’étant nécessaires dès lors que le commerce se situe au rez-de-chaussée et que le preneur se borne seulement à constater des difficultés de déambulation dont la cause réside uniquement dans l’organisation des rayons de son épicerie.

Aux termes de son rapport, l’expert judiciaire a retenu 20 éléments de comparaison de nouvelles location, 4 renouvellements amiales et 5 valeurs locatives fixées judiciairement suivant le tableau récapitulatif ci-dessous :

Les références ci-dessus se situent en majorité entre la [Adresse 10] et la [Adresse 9] dans le [Localité 7].

Les références de nouvelles locations révèlent des valeurs comprises entre 250 €/m² P/an et 847 €/m² P/an pour des surfaces allant de 15 m² P à 465 m² P, et sont à retraiter en fonction de ces surfaces mais aussi selon la situation géographique des lieux de référence et la période du bail.

Les renouvellements amiables portent sur des valeurs allant de 260 à 775 €/m² P/an. Comme le fait valoir à juste l’expert judiciaire, ces références sont à nuancer en raison de leur ancienneté (d’octobre 2013 à juillet 2015) et de leur situation sur des axes bénéficiant d’une commercialité plus importante que celle du local en cause ([Adresse 5] et [Adresse 12]).

Les fixations judiciaires sont comprises entre 280 et 420 €/m²P/an.

Compte tenu de la situation des lieux, de la caractéristique des locaux ci-dessus décrites, de la clause de destination restreinte, de la taxe foncière à la charge du bailleur, il y a lieu de fixer la valeur locative unitaire de renouvellement à 375 €/m²P/an, ainsi que l’a retenue l’expert judiciaire.

Etant entendu qu’il n’y a pas lieu de pratiquer à un abattement compte tenu des effets de la crise sanitaire, le preneur ne versant pas au débat la preuve de la fermeture de son commerce à la date du bail renouvelé (1er avril 2022);

Le tribunal retiendra donc une valeur locative annuelle de 23.600 euros HT HC.


Sur la détermination du loyer plafonné

En vertu des articles L.145-33 et L.145-34 du code de commerce, le loyer plafonné est calculé, pour les activités commerciales ou artisanales, à partir des variations entre le dernier Indice des Loyers Commerciaux (ILC) paru à la date d’effet du renouvellement et celui paru 9 ans auparavant.

En l’espèce, si les parties s’accordent sur la détermination du dernier ILC paru à la date d’effet du renouvellement, soit celui du 4ème trimestre de 2019, le bailleur retient par erreur l’indice du 3ème trimestre de 2010.

Le tribunal judiciaire fixera ainsi le loyer plafonné à la somme annuelle en principal de 12.090 euros selon le calcul suivant :

10.711,86 € x 116,16 (4ème trimestre 2019 / 102,92 (4ème trimestre 2010).

Sur la fixation du loyer en renouvellement

Selon les articles L.145-33 et L.145-34 du code de commerce, le prix du bail renouvelé doit être fixé soit à la valeur locative si celle-ci est inférieure au prix résultant de l’application des indices, soit au loyer plafond si cette valeur locative est supérieure à celui-ci, à moins d’une modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l’article L.145-33 du même code, c’est-à-dire des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties et des facteurs locaux de commercialité.

En l’espèce, il ressort des dispositions précédentes que la valeur locative est de 23.600 euros et que le loyer plafonné, de 12.090 euros.

Dès lors, la valeur locative étant supérieure au loyer plafonné, il convient de ne la retenir qu’en cas de modification notable des facteurs locaux de commercialité, modification alléguée par le bailleur, retenue par l’expert judiciaire et contestée par le preneur.

En vertu de l’article R.145-6 du code de commerce, « les facteurs locaux de commercialité dépendent principalement de l'intérêt que présente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire ».

De jurisprudence constante, une modification notable des facteurs locaux de commercialité ne peut constituer un motif de déplafonnement du nouveau loyer qu’autant qu’elle est de nature à avoir une incidence favorable sur l’activité commerciale exercée par le preneur.

En l’espèce, il ressort de l’analyse des pièces versées aux débats que le quartier dans lequel se situent les locaux litigieux connait une modification de ses facteurs locaux de commercialité – et notamment de son paradigme commercial et social – dont l’intérêt global reste toutefois défavorable pour l’activité du preneur.

S’agissant de la modification du paradigme commercial en effet, l’installation à proximité immédiate des lieux loués de deux grandes surfaces (Monoprix et Carrefour City) aux horaires très larges puisque ouvertes jusqu’à 23h, concurrence immanquablement le commerce du preneur. Elle remet en cause, d’une part, l’attrait de son caractère de « dépannage » dès lors que ces nouvelles boutiques ont des horaires d’ouverture étendus et des tarifs plus avantageux, et d’autre part, son caractère de « proximité » dans la mesure où les produits vendus par le preneur restent majoritairement non spécifiques et similaires à ceux des grandes surfaces, ne justifiant ainsi pas une clientèle particulière. Quand bien même le quartier litigieux connait une gentrification et une substitution des « commerces de gros » par des « commerces de proximité », ces modifications sont compensées par une telle concurrence.

S’agissant de la modification du paradigme social par ailleurs, la diminution démographique du [Localité 7] est indéniable et, compte tenu du caractère de proximité du commerce litigieux, la création de bureaux vecteur d’une migration pendulaire ne peut être considérée comme compensant ladite diminution. Par ailleurs, l’essor du nombre de cadres dans le secteur ne peut être estimée comme étant favorable pour l’activité du preneur dès lors qu’elle ne lui serait bénéfique que par un changement couteux des produits vendus. Enfin, la hausse de la fréquentation des stations de métro ne permet pas de compenser les changements susmentionnés.

Bien qu’il soit affirmé de jurisprudence constante que le caractère favorable ou non des modifications des facteurs locaux de commercialité ne s’évalue pas au regard du chiffre d’affaires du preneur – lequel fait pourtant valoir une diminution de ses recettes – il sera constaté l’absence dudit caractère favorable de ces modifications et admis l’inexistence de motifs tendant à la fixation du loyer en renouvellement à la valeur locative.

Sous le bénéfice de l’ensemble de ces observations, il sera fait droit à la demande subsidiaire de M. [U] en ce que le loyer en renouvellement sera fixé au loyer plafonné, soit à la somme de 12.090 euros à compter du 1er avril 2020.

Sur les autres demandes

Le différentiel de loyers éventuellement du par M. [T] [J] portera intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2021, date de réception du premier mémoire en demande du bailleur valant mise en demeure.

La procédure et l’expertise ayant été nécessaires pour fixer les droits respectifs des parties, il convient d’ordonner le partage des dépens, en ce inclus les frais d’expertise. En raison du partage des dépens, les demandes formées au titre des frais irrépétibles seront rejetées.

Il n’y a pas lieu d’écarter l’exécution provisoire dont le prononcé est de droit.

PAR CES MOTIFS

Le juge des loyers commerciaux, statuant publiquement, par jugement contradictoire, en premier ressort, mis à disposition au greffe à la date du délibéré,

Fixe le montant du loyer du bail renouvelé à compter du 1er avril 2020 portant sur les locaux situés au [Adresse 3] et [Adresse 1] à [Localité 7] au montant du loyer plafonné, soit à la somme annuelle en principal de 12.090 euros hors taxes et hors charges ;

Dit qu’ont couru des intérêts au taux légal sur le différentiel de loyers à compter du 28 décembre 2021 pour les loyers échus avant cette date et à compter de chaque échéance pour les loyers échus postérieurement à cette date

Partage les dépens par moitié entre les parties, en ce inclus les coûts de l'expertise judiciaire,

Dit n’y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,

Rappelle que l’exécution provisoire est de droit.

Fait et jugé à PARIS, le 18 juillet 2024.

LA GREFFIERE LA PRESIDENTE
C. BERGER S. GUILLARME


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Loyers commerciaux
Numéro d'arrêt : 21/11929
Date de la décision : 18/07/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 24/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-07-18;21.11929 ?
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