TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
â–
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/08511 -
N° Portalis 352J-W-B7G-CXJYW
N° MINUTE :
Assignation du :
04 Juillet 2022
JUGEMENT
rendu le 03 Juillet 2024
DEMANDEUR
Monsieur [I] [P]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représenté par Maître Marie-claire GRAS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2014
DÉFENDEUR
AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 3]
représenté par Maître Cyril FERGON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0135
MINISTERE PUBLIC
Monsieur Etienne LAGUARIGUE de SURVILLIERS,
Premier Vice-Procureur
Décision du 03 Juillet 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/08511 - N° Portalis 352J-W-B7G-CXJYW
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Président de formation,
Monsieur Eric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assisté de Samir NESRI, Greffier lors des débats, et de Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé
DEBATS
A l’audience du 05 Juin 2024
tenue en audience publique
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Le 3 juin 2017, Monsieur [I] [P] déposait une main courante relative à un litige avec le propriétaire du logement qu’il louait, exposant que celui-ci avait changé les serrures de sa porte d’entrée sans l’en informer suite à son refus de payer un loyer motivé par un arrêté d’insalubrité.
Le 13 juin 2017, Monsieur [P] portait plainte pour vol avec violence ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à 8 jours. Il exposait avoir surpris son propriétaire en train de changer encore une fois sa serrure, et que celui-ci lui avait donné plusieurs coups et vidé ses affaires de l’appartement.
Le 6 juillet 2017, Monsieur [P] portait à nouveau plainte contre le propriétaire de son logement, pour des faits de violation de domicile, vol, violence ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à 8 jours, et location de logement insalubre.
Le 17 novembre 2017, le conseil de Monsieur [P] déposait des conclusions au soutien d’une plainte contre X afin de communiquer des pièces au procureur de la République de Bobigny.
Le 11 mai 2020, Monsieur [P] saisissait la commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) du tribunal judiciaire de Bobigny. Il formulait notamment une demande au fond d’indemnisation, la désignation d’un expert médical et l’allocation d’une provision de 5 000 € à valoir sur son préjudice.
Par ordonnance du 18 septembre 2020, le président de la CIVI rejetait les demandes de Monsieur [P].
Monsieur [P] interjetait appel de cette décision.
Le 4 novembre 2021, la cour d’appel de Paris annulait l’ordonnance du président de la CIVI, en ce qu’elle avait rejeté toutes les demandes de Monsieur [P] au lieu de ne rejeter que ses demandes provisionnelles et de renvoyer l’affaire en formation collégiale de la CIVI.
Une audience devant la CIVI se tenait le 6 septembre 2022.
Par jugement du 4 octobre 2022, la CIVI ordonnait une expertise médicale et la communication de la procédure pénale par le Ministère public.
Par acte du 4 juillet 2022, Monsieur [P] a fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant le tribunal judiciaire de Paris sur le fondement de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Par ordonnance du 27 mars 2023, le juge de la mise en état a ordonné le sursis à statuer dans l’attente de l’issue de l’enquête pénale en cours.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 19 juin 2023, Monsieur [P] demande au tribunal de :
- condamner l’agent judiciaire de l’Etat à lui verser la somme de 10 000 € au titre des préjudices subis,
- condamner à lui verser une indemnité de 3 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Monsieur [P] reproche à l’Etat la commission de deux fautes lourdes :
- l’absence de traitement de sa plainte pénale par le parquet de Bobigny,
- le déroulement de la procédure devant la CIVI dont les délais d’examen de ses demandes ont été anormalement longs et en raison de l’erreur de droit commise dans l’ordonnance du 18 septembre 2020.
Il invoque un préjudice moral de 5 000 € pour chacune de ces fautes, faisant valoir que la justice s’est désintéressée de sa situation en ne traitant pas sa plainte, et a audiencé très tardivement son dossier devant la CIVI.
Suivant conclusions signifiées le 13 juillet 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de :
- débouter Monsieur [P] de toutes ses demandes,
- à titre subsidiaire, surseoir à statuer au visa de l’article 11 du code de procédure civile dans l’attente de la levée du secret de l’enquête et de la production de l’entier dossier pénal,
L’agent judiciaire de l’Etat fait valoir, s’agissant de l’enquête pénale, que le demandeur ne produit pas l’entier dossier pénal et ne démontre pas l’existence d’un déni de justice, et qu’il ne justifie pas d’avoir usé des voies de recours à sa disposition, notamment la possibilité de se constituer partie civile.
Il sollicite, à titre subsidiaire, le sursis à statuer dans l’attente de l’issue de l’enquête pénale.
S’agissant de la procédure devant la CIVI, il expose qu’aucune faute lourde n’est caractérisée, en ce l’erreur de droit, commise dans l’ordonnance du 18 septembre 2020, a été réparée par la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 4 novembre 2021.
Il estime que si le délai d’audiencement devant la CIVI peut être excessif, le demandeur ne justifie d’aucun préjudice en lien avec ce dysfonctionnement dans la mesure où la CIVI aurait nécessairement rejeté ses demandes, faute de démontrer l’existence de l’infraction invoquée et une interruption totale de travail supérieure à 8 jours.
Il conclut que le demandeur ne justifie pas des préjudices moraux allégués ni en leur principe ni en leur montant.
Par avis notifié le 22 août 2023, le Ministère Public conclut au rejet des demandes de Monsieur [P], l’enquête pénale étant toujours en cours.
S’agissant du déni de justice invoqué dans le cadre de la procédure devant la CIVI, il estime que le délai entre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 4 novembre 2021, ayant annulé l'ordonnance de la présidente de la CIVI et renvoyé l'affaire à la formation collégiale de la CIVI de Bobigny, et l'audience du 6 septembre 2022 paraît excessif à hauteur de 16 mois.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 28 août 2023 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.
A l'audience du 5 juin 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 3 juillet 2024, date du présent jugement.
MOTIVATION
Sur la faute lourde
En application de l'article L141-1 du code de l'organisation judiciaire, l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice en cas - sauf dispositions particulières - de faute lourde ou de déni de justice.
La faute lourde s'entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.
Si, prises séparément, aucune des éventuelles négligences relevées ne s'analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut résulter de l'addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
Il n'y a néanmoins pas lieu à responsabilité de l'Etat lorsque l'exercice des voies de recours a permis de réparer le dysfonctionnement allégué, ou lorsqu'un recours utile, qui était ouvert, n'a pas été exercé, peu important l'issue possible de cette voie de recours.
Au cas présent, le demandeur argue tout d’abord d’une faute lourde tirée du défaut de traitement de ses plaintes du 13 juin 2017 et du 6 juillet 2017.
Toutefois, il convient de rappeler que s'il appartient au Ministère public de mettre en mouvement l'action publique, cette action peut aussi être mise en mouvement par la partie lésée dans les conditions déterminées par la loi :
- soit par la citation directe de l'auteur de l'infraction devant la juridiction répressive, en vertu des articles 390 et suivants le code de procédure pénale pour les délits ;
- soit par le dépôt d'une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction territorialement compétent, à condition de justifier d'une plainte préalable classée sans suite ou non suivie d'effet pendant plus de trois mois (article 85 du code de procédure pénale), étant précisé que toute décision de classement sans suite prise par le procureur de la République peut également faire l'objet d'un recours gracieux devant le procureur général (article 40-3 du code de procédure pénale).
Or, le demandeur ne justifie pas avoir déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction, ce qu’il pouvait faire dès l’expiration d’un délai de 3 mois à compter de son dépôt de plainte auprès du procureur de la République, resté sans effet. Le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile constituait ainsi une voie de recours de nature à permettre de mettre fin à la faute lourde alléguée.
Monsieur [P] invoque, en second lieu, une violation du droit par le président de la CIVI de Bobigny dans son ordonnance du 18 septembre 2020.
Cependant, le dysfonctionnement allégué a été réparé par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 4 novembre 2021, ayant annulé l'ordonnance du président de la CIVI et renvoyé l'affaire devant la formation collégiale de la CIVI de Bobigny.
Enfin, les délais déraisonnables devant la CIVI invoqués par le demandeur ne constituent pas une faute lourde mais un déni de justice, qui sera examiné ci-dessous.
Dès lors, dans ces circonstances, Monsieur [P] ne peut rechercher la responsabilité du service public de la justice sur le fondement de la faute lourde et sera débouté de ses demandes indemnitaires.
Sur le déni de justice
Un déni de justice correspond à un refus d'une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s'appréciant sous l'angle d'un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
L'appréciation d'un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d'être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’État sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, s'effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l'affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l'intérêt qu'il peut y avoir pour l'une ou l'autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement.
Le seul non-respect d'un délai légal n'est pas suffisant pour caractériser un déni justice mettant en jeu la responsabilité de l’État.
Au cas présent, il y a lieu d'évaluer le caractère excessif de la procédure devant la CIVI, en considération, non de la durée globale de la procédure, mais du temps séparant chaque étape de la procédure.
Ainsi, à l'aune de ces critères, il convient de relever que :
- le délai de 4 mois entre la saisine de la CIVI et l’ordonnance du 18 septembre 2020 n’est pas excessif ;
- s’agissant du délai entre la déclaration d’appel et l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 4 novembre 2021, le demandeur ne démontre pas l’existence d’un déni de justice, à défaut de justification, au vu des pièces produites, de la date de la déclaration d’appel ;
- le délai de 10 mois entre l’arrêt du 4 novembre 2021 et l’audience du 6 septembre 2022 est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat à hauteur de 4 mois ;
- le délai de moins d’un mois entre l’audience du 6 septembre 2022 et le jugement du 4 octobre 2022 n’est pas excessif.
La responsabilité de l’État est en conséquence engagée pour un délai excessif global de 4 mois.
S’agissant du préjudice, la demande au titre d’un préjudice moral est justifiée en son principe, dès lors qu'une procédure pénale est nécessairement source d'une inquiétude pour le justiciable et qu'une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d'inquiétude supplémentaire.
Le demandeur ne justifie cependant pas l'importante somme réclamée concernant son préjudice moral.
Il s'ensuit que l'indemnité allouée en réparation de son préjudice moral ne saurait excéder celle que le dépassement excessif du délai raisonnable de jugement cause nécessairement.
Le préjudice moral de Monsieur [P] sera en conséquence entièrement réparé par l'allocation de la somme de 1 200 €.
Sur les demandes accessoires
L’agent judiciaire de l’Etat, partie perdante, sera condamné aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.
Il convient en outre d’allouer au demandeur une indemnité au titre des dispositions de l'article 700 du même code d’un montant de 3 000 €.
L’exécution provisoire de la présente décision est de droit, conformément à l’article 514 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,
Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à verser à Monsieur [I] [P] la somme de 1 200 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
Condamne l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens ;
Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à payer à Monsieur [I] [P] la somme de 3 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes.
Fait et jugé à Paris le 03 Juillet 2024
Le GreffierLe Président
G. ARCASB. CHAMOUARD