TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
■
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 21/15890 -
N° Portalis 352J-W-B7F-CVQA5
N° MINUTE :
Assignation du :
16 Décembre 2021
JUGEMENT
rendu le 03 Juillet 2024
DEMANDEUR
Monsieur [R] [J]
[Adresse 3]
[Localité 2]
représenté par Maître Adoté BLIVI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0017
DÉFENDEUR
AGENT JUDICIAIRE DE L’ÉTAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 1]
représenté par Maître Anne-laure ARCHAMBAULT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0079
MINISTERE PUBLIC
Monsieur [F] [E],
Premier Vice-Procureur
Décision du 03 Juillet 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 21/15890 - N° Portalis 352J-W-B7F-CVQA5
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Président de formation,
Monsieur Eric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge,
Assesseurs
assisté de Samir NESRI, Greffier lors des débats, et de Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé
DEBATS
A l’audience du 22 Mai 2024, tenue en audience publique devant Madame Lucie LETOMBE et Monsieur Eric MADRE, magistrats rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties en ont rendu compte au tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Le 9 juillet 2010, Monsieur [R] [J] a vendu son ordinateur à un particulier par l’intermédiaire du site internet “leboncoin.fr”. Le 14 juillet 2010, il a remis cet ordinateur à deux personnes en échange de la somme de 450€ en petites coupures.
Le lendemain, Monsieur [J] s’est présenté au bureau de poste de [Localité 6] pour déposer cette somme sur son compte bancaire. Il découvrait alors que les billets étaient faux. Il a été conduit au commissariat de police de Moissy et placé en garde à vue, puis renvoyé devant le tribunal correctionnel de Melun pour usage de fausse monnaie.
Le 8 novembre 2010, le tribunal correctionnel l’a relaxé des fins de la poursuite.
Le 18 décembre 2011, Monsieur [J] a déposé plainte contre X du chef d’escroquerie devant le procureur de la République du tribunal de grande instance de Melun. Cette plainte a été classée sans suite le 22 mai 2013.
Quelques jours auparavant, par courrier parvenu au greffe de l’instruction le 15 avril 2013, Monsieur [J] avait déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Melun pour escroquerie.
Cette plainte a fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu le 4 août 2020, confirmée par la chambre de l’instruction le 14 décembre 2020.
Par acte du 16 décembre 2021, Monsieur [J] a fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant ce tribunal en responsabilité.
Le 24 octobre 2022, le juge de la mise en état a déclaré irrecevable comme prescrite l’action relative à la procédure d’usage de fausse monnaie et déclaré recevables les autres demandes.
Par dernières conclusions du 13 février 2023, Monsieur [J] demande au tribunal de condamner l’agent judiciaire de l’Etat constater que l’ordonnance du juge de la mise en état ne lui a pas été signifiée et de déclarer sa demande recevable sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Il sollicite la condamnation de l’agent judiciaire de l’Etat au paiement de 17 200€ de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant des délais déraisonnables de la procédure. Il sollicite également sa condamnation au paiement de 60 000€ de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant de la fouille corporelle intégrale, de la garde à vue arbitraire, du refus d’assistance par un avocat en garde à vue et pour avoir risqué une condamnation pénale pour une infraction qu’il n’avait pas commise.
Il demande enfin la condamnation aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de Maître Adoté Blivi, ainsi qu’au paiement de 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Monsieur [J] expose que l’ordonnance du juge de la mise en état ne lui a pas été signifiée selon les termes de l’article 776 du code de procédure civile. Il soutient que la prescription n’était pas acquise à la date de l’assignation du 16 décembre 2021 et que la décision du tribunal correctionnel de Melun du 8 novembre 2010 ne peut être prise isolément pour justifier la prescription de l’action en responsabilité de l’Etat, la plainte avec constitution de partie civile constituant la continuité de la procédure pour usage de fausse monnaie et ayant interrompu la prescription quadriennale.
S’agissant du caractère déraisonnable de la procédure, Monsieur [J] considère que le délai à prendre en considération a couru entre le jour de la réception de la plainte avec constitution de partie civile et le premier jour où la décision est devenue définitive. Il soutient qu’il convient de faire une appréciation globale du délai, en l’espèce de plus de 8 années. Il précise que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière.
Il précise avoir sollicité la délivrance d’une commission rogatoire internationale à destination de la Suisse, lieu de résidence de l’auteur des faits qu’il a dénoncés. Cette demande a été rejetée par le juge d’instruction. Il expose qu’il appartient à l’agent judiciaire de l’Etat de démontrer que les conditions de travail du juge et ses moyens ont justifié le rejet de cette demande, renversant ainsi la présomption de délai excessif qu’il rapporte, en application notamment de l’article 1353 du code civil.
Monsieur [J] expose subir un préjudice moral, résultant de l’allongement de la durée de la procédure, du déni de justice et de la méconnaissance du principe de proportionnalité de la procédure litigieuse. Il s’appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour calculer les montants sollicités.
Monsieur [J] ajoute avoir subi un mauvais traitement au poste de police et avoir subi des faits de séquestration arbitraire, en violation de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (“CEDH”), en raison de son placement en garde à vue. Il soutient également une violation de l’article 3 de la même convention, dans ses volets matériel et procédural. Il rappelle que l’article 5§5 de la convention crée un droit direct et opposable aux Etats de réparation des violations de l’article 5. Il souligne que les juridictions d’instruction saisies sur à sa plainte avec constitution de partie civile ne se sont pas prononcées sur le respect de l’article 5§1, alors que sa plainte dénonçait la rétention arbitraire dont il a fait l’objet.
Monsieur [J] soutient par ailleurs que l’enquête menée par la police de [Localité 5] a été bâclée et réalisée uniquement à charge. Il expose que le motif de sa garde à vue et ses droits ne lui ont pas été notifiés régulièrement. Il souligne que son appartenance à un groupe racialisé constitue une considération importante pour expliquer sa mise en détention arbitraire et que l’infraction qui lui était reprochée a été inventée.
Monsieur [J] expose que la fouille corporelle intégrale qu’il a subie constitue un traitement inhumain et dégradant et viole l’article 3 de la CEDH.
Il expose que les policiers lui ont refusé l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue et l’ont forcé à signer un procès-verbal indiquant qu’il ne souhaitait pas cette assistance, en violation de l’article 6§1 de la CEDH.
Il expose que la fouille corporelle qu’il a subie, sa garde à vue arbitraire, le refus d’assistance d’un avocat en garde à vue et le fait d’avoir risqué une condamnation pénale lui ont occasionné un stress émotionnel, un sentiment d’arbitraire, d’angoisse et d’infériorité.
Par dernières conclusions du 17 janvier 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de débouter Monsieur [J] de ses demandes.
A titre subsidiaire, il sollicite la réduction des demandes adverses à une plus juste mesure.
Il demande en tout état de cause au tribunal de débouter Monsieur [J] de ses demandes au titre des dépens et des frais irrépétibles.
L’agent judiciaire de l’Etat rappelle que l’inaptitude du service public de la justice ne peut être appréciée que dans la mesure où l’exercice des voies recours n’a pas permis de réparer le mauvais fonctionnement allégué. Il souligne qu’en l’espèce, le demandeur n’a pas formé de pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt de la chambre de l’instruction refusant d’ordonner certains actes. Il conteste toute erreur inexcusable de fait ou de droit dans les décisions du juge d’instruction.
Concernant la durée de la procédure d’instruction, l’agent judiciaire de l’Etat rappelle que la charge de la preuve du délai déraisonnable incombe au demandeur. Il souligne qu’en l’espèce, le demandeur ne produit pas l’entier dossier pénal, ce qui ne permet pas d’apprécier l’existence de carences, alors qu’un déni de justice ne peut être déduit de la seule durée de la procédure.
A titre subsidiaire et sur le préjudice, l’agent judiciaire de l’Etat relève que Monsieur [J] ne produit aucun document démontrant la réalité de son préjudice moral.
Par avis du 9 février 2023, le ministère public conclut rejet des demandes de Monsieur [J]. Il expose que les griefs concernant le refus du juge d’instruction d’ordonner de nouveaux actes d’information constituent en réalité en une critique de décisions judiciaires rendues, qui ne peut intervenir que par l’exercice des voies de recours. Or en l’espèce Monsieur [J] n’a pas exercé les voies de recours disponibles.
Concernant la durée de la procédure, le ministère public souligne que le demandeur ne produit pas l’intégralité du dossier pénal, ne permettant pas ainsi au tribunal d’apprécier la réalité du déni de justice. Il ne justifie pas plus avoir fait usage de l’article 175-1 du code de procédure pénale, qui permet de demander la clôture de l’instruction en l’absence d’acte pendant 4 mois.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 28 août 2023.
MOTIFS DE LA DECISION
1. Sur les effets de l’ordonnance de mise en état du 24 octobre 2022
L'article 794 du code de procédure civile prévoit que les ordonnances du juge de la mise en état n’ont pas, au principal, l’autorité de la chose jugée, à l’exception notamment de celle statuant sur les fins de non-recevoir.
L’ordonnance du 24 octobre 2022, qui constate la prescription partielle de l’action, a donc autorité de jugée en l’espèce.
Monsieur [J] expose que cette ordonnance n'a pas été signifiée. Aucune disposition ne prévoit toutefois que l’absence éventuelle de signification de l’ordonnance limite son autorité de la chose jugée au principal.
En l’espèce, le juge de la mise en état a déclaré « irrecevable l’action en responsabilité relative à la procédure d’usage de fausse monnaie de Monsieur [R] [J] formées à l’encontre de l’État, représenté par l’agent judiciaire de l'Etat ».
Contrairement à ce que soutient le demandeur, la plainte avec constitution de partie civile à l’origine de la procédure d’instruction ne vise que les faits d’escroquerie dont il indique avoir été victime et n’a pas porté sur des faits de détention arbitraire, comme la lettre-même de la plainte le démontre, de même que le fait le juge d’instruction a porté à la connaissance du parquet les faits de discrimination allégués, par conséquent nécessairement en dehors de sa saisine, comme cela ressort de l’ordonnance de non-lieu.
Sont ainsi irrecevables les griefs suivants, inclus dans la procédure d’usage de fausse monnaie :
- le placement en garde à vue ;
- le défaut de notification des droits et d’assistance par un avocat en garde à vue ;
- le traitement allégué au sein du commissariat à cette occasion et notamment la fouille corporelle ;
- les insuffisances de l’enquête de police ;
- la discrimination.
2. Sur la procédure d’information judiciaire
Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.
Un déni de justice correspond au refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.
Il n’y a pas lieu d’examiner la durée de la procédure dans son ensemble, mais d’examiner à chaque étape si des délais excessifs ont été exposés, en s’attachant tout particulièrement à déterminer si des périodes de carence ont existé.
2.1 Sur le refus d’acte
Monsieur [J] critique le refus de procéder à des actes dont il avait sollicité la réalisation.
Il n’est toutefois pas contesté qu’il n’a pas formé de pourvoi en cassation contre l’arrêt de la chambre de l’instruction, confirmant le refus du juge d’instruction de réaliser ces actes. En l’absence de toute discussion sur l’effectivité du pourvoi en l’espèce pour permettre réparer les fautes alléguées, Monsieur [J] n’est pas fondé à rechercher la responsabilité de l’Etat à ce titre.
Ce grief sera écarté.
2.2 Sur le déni de justice
En l’espèce il convient de relever que Monsieur [J] ne produit que des fragments de la procédure d’instruction, et plus particulièrement la plainte avec constitution de partie civile, l’ordonnance de refus d’acte et de non-lieu et l’arrêt confirmatif de la chambre de l’instruction.
Ces éléments ne permettent pas au tribunal de porter une appréciation sur un éventuel déni de justice, à défaut de pouvoir identifier les actes effectués et l’existence de périodes de carence dans la phase d’investigations.
Par ailleurs, la phase de clôture de l’information ne laisse apparaître aucun déni de justice. En effet :
- le délai inférieur à un mois séparant l’avis de fin d’information du réquisitoire définitif n’est pas excessif ;
- le délai de 4 mois séparant ce réquisitoire et l’ordonnance de non-lieu est raisonnable, étant au demeurant précisé qu’une demande d’acte a été formulée au cours de cette période ;
- le délai de 6 mois séparant l’appel et de l’audience d’appel est raisonnable, tout comme l’est le délai inférieur à un mois nécessaire pour le délibéré.
Monsieur [J] ne rapporte donc pas la preuve d’un déni de justice.
Il sera débouté de ses demandes.
3. Sur les autres demandes
Monsieur [J], partie perdante, sera condamné aux dépens.
L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et par jugement susceptible d’appel,
Constate l’irrecevabilité des demandes relatives à la procédure d’usage de fausse monnaie de Monsieur [R] [J] formées à l’encontre de l’État, représenté par l’agent judiciaire de l'Etat,
Déboute Monsieur [R] [J] de ses autres demandes,
Condamne Monsieur [R] [J] aux dépens,
Rappelle que l’exécution provisoire de ce jugement est de droit.
Fait et jugé à Paris le 03 Juillet 2024
Le GreffierLe Président
G. ARCASB. CHAMOUARD