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03/07/2024 | FRANCE | N°20/00378

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 1/1/1 resp profess du drt, 03 juillet 2024, 20/00378


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :




1/1/1 resp profess du drt


N° RG 20/00378
N° Portalis 352J-W-B7E-CRN4R

N° MINUTE :


Assignation du :
07 Janvier 2020















JUGEMENT
rendu le 03 Juillet 2024
DEMANDERESSES

S.A. GROUPE PARTOUCHE
[Adresse 2]
[Localité 5]

S.A.S. [Localité 7] [Adresse 8]
[Adresse 3]
[Localité 1]

représentées par Maître Jean-Philippe DOM de la SELARL DOM &

ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #D0025


DÉFENDEUR

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 6]

représentée par Maître Renaud LE GUNEHEC, avocat au barreau de PARIS, vest...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

1/1/1 resp profess du drt


N° RG 20/00378
N° Portalis 352J-W-B7E-CRN4R

N° MINUTE :

Assignation du :
07 Janvier 2020

JUGEMENT
rendu le 03 Juillet 2024
DEMANDERESSES

S.A. GROUPE PARTOUCHE
[Adresse 2]
[Localité 5]

S.A.S. [Localité 7] [Adresse 8]
[Adresse 3]
[Localité 1]

représentées par Maître Jean-Philippe DOM de la SELARL DOM & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #D0025

DÉFENDEUR

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 6]

représentée par Maître Renaud LE GUNEHEC, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0141

MINISTÈRE PUBLIC

Monsieur Étienne LAGUARIGUE DE SURVILLIERS
Premier Vice-Procureur
Décision du 03 Juillet 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 20/00378 - N° Portalis 352J-W-B7E-CRN4R

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation

Monsieur Éric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,

assistés de Samir NESRI, Greffier lors des débats et de Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé.

DEBATS

A l’audience du 22 Mai 2024, tenue en audience publique

JUGEMENT

- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé, à qui la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

La société Groupe Partouche est la société holding d'un ensemble de sociétés dont l'activité est essentiellement orientée vers les loisirs, casinos, hôtels, restaurants, dancings et bars. Elle n'exerce pas directement d'activité opérationnelle.

La société [Localité 7] [Adresse 8], dont le capital est détenu en totalité par la société Groupe Partouche, exploite un casino au sein de l'hôtel 3.14, situé à [Localité 7] (ci-après le Casino 3.14).

Le 14 septembre 2017, la section du parquet de Paris en charge de la lutte contre la criminalité organisée non-financière a ouvert une enquête préliminaire à l'encontre de certains dirigeants des sociétés Groupe Partouche et [Localité 7] [Adresse 8]. Cette enquête a été confiée à la brigade de répression du grand banditisme, saisie conjointement avec le service central des courses et jeux.

Une information judiciaire a été ouverte le 12 décembre 2017 au sein de la juridiction inter-régionale spécialisée de Marseille, après le dessaisissement du parquet de Paris, des chefs de :

- participation en bande organisée à la tenue d'une maison de jeux de hasard ;
- abus de bien sociaux ;
- blanchiment en bande organisée ;

Dans le cadre de cette procédure, une opération de police judiciaire a été réalisée conjointement par le service central des courses et jeux et la police judiciaire le 11 mars 2018 au sein du Casino 3.14, conduisant à l'interpellation de plusieurs personnes. La chaîne de télévision M6 a filmé depuis la voie publique l'arrivée des fonctionnaires de police au casino.

Par réquisitoire supplétif du 12 mars 2018, l'information judiciaire a été étendue à des faits plus récents, d'abus de biens sociaux et de complicité et recel d'abus de bien sociaux. Ont été mises en examen dans ce dossier plusieurs personnes, dont Monsieur [R] [U], directeur de l'établissement du Casino 3.14, ensuite placé sous contrôle judiciaire avec interdiction d'exercer toute activité de direction ou de gestion de la société propriétaire du Casino 3.14.

Le même jour, l'Agence France Presse a publié une dépêche relayant des informations obtenues d'une " source proche de l'enquête ", selon laquelle la perquisition avait été effectuée dans le cadre d'une information judiciaire ouverte pour blanchiment de fraude fiscale, tenue illicite d'une maison de jeux de hasard et abus de bien sociaux, et avait donné lieu au placement en garde à vue de sept personnes, dont trois directeurs de casino de la société Groupe Partouche.

Le 14 mars 2018, les sociétés Groupe Partouche et [Localité 7] [Adresse 8] se sont constituées parties civiles.

Le 26 juin 2019, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non-lieu.

Parallèlement, le 13 avril 2018, la société Groupe Partouche a déposé plainte entre les mains du procureur de la République près le tribunal judiciaire de Nanterre contre personne non-dénommée pour des faits de violation du secret de l'enquête et de l'instruction.

Cette procédure, confiée à l'inspection générale de la police nationale, a été classée sans suite pour auteur inconnu le 20 décembre 2019.

Le 5 janvier 2020, la société Groupe Partouche a déposé plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Nanterre pour ces mêmes faits.

Par acte du 7 janvier 2020, la société Groupe Partouche et la société Cannes [Adresse 8] ont fait assigner l'Etat pris en la personne de l'agent judiciaire de l'Etat devant le tribunal judiciaire de Paris et sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire.
Par ordonnance du 23 novembre 2020, confirmée par arrêt du 8 septembre 2021, le juge de la mise en état a ordonné un sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la procédure pénale initiée sur plainte avec constitution de partie civile de la société Groupe Partouche du 5 janvier 2020 devant le tribunal judiciaire de Nanterre.

Le 26 avril 2022, le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Nanterre a rendu une ordonnance de non-lieu dans la procédure pénale initiée sur plainte avec constitution de partie civile de la société Groupe Partouche du 5 janvier 2020 - estimant que l'information judiciaire n'avait pas permis d'identifier les auteurs ou l'auteur de l'infraction - entraînant en conséquence la reprise de la présente instance.

Aux termes de leurs conclusions récapitulatives notifiées le 1er juin 2023, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, la société Groupe Partouche et la société Cannes [Adresse 8] demandent au tribunal, sous le bénéfice de l'exécution provisoire de :

à titre principal,
- débouter l'agent judiciaire de l'Etat de sa demande d'expertise;
- le condamner à verser à titre de dommages et intérêts :
o la somme de 3 736 495,00€ à la société [Localité 7] [Adresse 8];
o la somme de 37 150 433,00€ à la société Groupe Partouche ;

à titre subsidiaire et avant dire droit,

- ordonner une expertise, désigner l'expert qu'il lui plaira avec notamment pour mission de :

o déterminer la nature et le quantum des préjudices subis par la société [Localité 7] [Adresse 8] en raison des fautes commises par le service central des courses et jeux au cours de l'enquête et de l'instruction et notamment la rémunération sans contrepartie du directeur général de la société [Localité 7] [Adresse 8]; les gains manqués en raison de la baisse du produit brut des jeux ;
o déterminer la nature et le quantum des préjudices subis par la société Groupe Partouche en raison des fautes commises par le service central des courses et jeux au cours de l'enquête et de l'instruction et à cet effet : définir la méthode comptable appropriée pour évaluer les conséquences financières de la chute du cours de l'action de la société Groupe Partouche en raison des fautes commises par le service central des courses et jeux ; déterminer à partir de cette méthode le préjudice financier subi en raison de la chute du cours de son action et la détérioration de son image qui en a résulté ; évaluer les conséquences financières de l'abandon du projet d'émission obligataire ; évaluer les conséquences financières de la perte de l'appel d'offres pour l'exploitation d'un casino dans la Principauté d'Andorre ; évaluer les conséquences financières de l'incertitude ayant plané sur la continuité d'exploitation de la société [Localité 7] [Adresse 8] ;

en tout état de cause,

- condamner l'agent judiciaire de l'Etat à leur payer la somme de 50 000,00 € chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.

Les demanderesses soutiennent à titre liminaire être recevables à critiquer la procédure antérieure à leur constitution de partie civile dès lors que tout requérant directement concerné d'une quelconque manière par la procédure pénale doit être qualifié d'usager du service public de la justice, et qu'en l'espèce il est indéniable qu'elles ont été directement concernées par les opérations de perquisition intervenues dans la nuit du 10 au 11 mars 2018 qui ont notamment eu pour conséquence : le placement en garde à vue de deux dirigeants de la société [Localité 7] [Adresse 8]; le placement sous contrôle judiciaire de deux dirigeants du Casino 3.14 ; l'interdiction de gérer du directeur responsable de l'établissement ; la fermeture de toutes les tables d'Omaha Poker de la société [Localité 7] [Adresse 8]; une campagne médiatique de dénigrement des casinos de la société Groupe Partouche; ou encore une chute de la valeur boursière de la société Groupe Partouche.

Elles estiment dans un premier temps que le service central des courses et jeux a commis de graves manquements tant au cours de l'enquête préliminaire que de l'instruction, engageant la responsabilité de l'Etat.

S'agissant de l'enquête préliminaire, elles exposent que :

- de nombreuses infractions ont successivement été évoquées, de façon incohérente, sans être corroborées par des éléments de fait concrets ;
- des opérations de surveillances disproportionnées ont été mises en place en l'absence d'un commencement de preuve susceptible de faire état de l'existence d'une infraction, et notamment des opérations de surveillance téléphonique ; le service central des courses et jeux a instrumentalisé ses pouvoirs de police judiciaire aux fins de prouver l'existence d'infraction, inversant ainsi le cheminement normal d'une enquête ;
- des mesures de police judiciaires inutiles ont été mises en place, bien qu'elles n'aient été justifiées par aucun élément de fait et le service de police disposait par ailleurs de moyens alternatifs relevant de ses pouvoirs de police administrative, susceptibles d'établir l'absence de toute infraction.

S'agissant de l'instruction, elles affirment que :

- une instruction a été ouverte en se fondant sur des présomptions inexistantes d'infraction, expliquant plus précisément que, si le Parquet de Paris avait transmis son dossier le 12 décembre 2017 en n'évoquant seulement l'organisation de parties de poker clandestines au Casino 3.14, le parquet de Marseille a quant à lui sollicité le même jour l'ouverture d'une instruction pour trois infractions, dont l'abus de biens sociaux qu'aucun fait ne venait étayer ; ainsi l'instruction a été ouverte et s'est déroulée sur le fondement de deux infractions jamais évoquées au stade de l'enquête ;
- le rapport préliminaire adressé le 27 février 2018 au juge d'instruction par le service central des courses et jeux démontre la grave méconnaissance de ce dernier du système de prélèvement fiscal des jeux de cercle ; cette méconnaissance des règles de jeu, s'agissant d'un organe de la police supposé être spécialisé en matière de jeux d'argent, suffit à caractériser une inaptitude du service public de la justice à exercer sa mission ; qu'en outre un constat d'huissier établi au cours de l'instruction a permis de mettre en lumière les manipulations factuelles commises par le service central des courses et jeux, lequel a retranscrit les paroles d'un joueur en les faisant passer pour celles d'un croupier, ou encore s'est trompé dans le calcul des prélèvements fiscaux et la valeur des pots ;
- des surveillances, saisies, perquisitions et gardes à vue ont été mises en œuvre de manière injustifiée et disproportionnée, l'infraction principale justifiant tant l'enquête préliminaire que l'instruction ayant été abandonnée par le Juge d'instruction ;
- les prérogatives de police administrative pouvaient être mises en place afin d'éviter une instruction et des opérations de police judiciaire injustifiées et disproportionnées, s'agissant notamment de l'infraction soupçonnée de blanchiment de fraude fiscale ; qu'ainsi, le manque de discernement du service central des courses et jeux quant au type de moyens d'enquête à mettre en œuvre est la preuve d'une inaptitude manifeste de ce dernier à exercer sa mission ;

Elles expliquent dans un deuxième temps que le service central des courses et jeux a fait preuve d'une partialité et d'une l'animosité manifeste à leur égard, exposant : qu'une volonté de nuire aux casinos résulte des emails produits dans le cadre de la procédure pénale, échangés entre des membres du service central des courses et jeux, et notamment messieurs [J] et [T] ; que la défiance du service central des courses et jeux à l'égard des casinos en général s'est également manifestée par un exercice de son pouvoir d'enquête administrative exclusivement à l'encontre des casinos, à exclusion des points de vente PMU et des hippodromes, comme en atteste un rapport de la cour des comptes d'octobre 2016 ; qu'enfin, dans un procès-verbal d'interrogatoire du 28 janvier 2019, Monsieur [S] a pu relater que lors de sa garde à vue du 12 mars 2018, l'équipe du service central des courses et jeux avait manifesté une joie non mesurée lors de l'annonce de la chute du cours de l'action de la société Groupe Partouche.

Elles ajoutent, dans un troisième temps, que le service central des courses et jeux a manifestement contribué à la destruction de leur image et de leur réputation, en menant une campagne de dénigrement à leur encontre ;

- d'une part en divulguant des informations dans la presse portant atteinte à leur présomption d'innocence, comme ce fut notamment mais non-limitativement le cas lors de l'opération de police des 10 et 11 mars 2018, où une journaliste de M6 était présente aux abords du Casino 3.14 avant même l'arrivée des fonctionnaires ; ou encore lorsqu'une source proche de l'enquête divulguait des informations couvertes par le secret de l'instruction à l'Agence France Presse ;
- d'autre part en versant sans autorisation du Procureur de la République des éléments de l'enquête judiciaire à la procédure administrative, ce qui ressort notamment de la décision administrative sanctionnant Monsieur [R] [U], laquelle démontre que les faits relatés par le service central des courses et jeux ne peuvent être tirés que des écoutes téléphoniques ; qu'ainsi, le service central des courses et jeux a fait preuve de confusion entre ses pouvoirs de police administrative et judiciaire.

Au titre de leurs préjudices, les demanderesses invoquent deux rapports d'expertises privées qu'elles estiment corroborées par d'autres éléments.
Elles soulignent que les préjudices allégués sont intervenus de manière concomitante aux opérations de police du 11 mars 2018.

S'agissant d'une part de la société [Localité 7] [Adresse 8], elles soutiennent que :

- Monsieur [R] [U] a été frappé d'une interdiction de gérer à compter du 12 mars 2018 dans le cadre de son placement sous contrôle judiciaire, avant de faire l'objet d'une révocation de son agrément de Membre du comité de direction et de directeur responsable du Casino 3.14 par arrêté notifié le 23 mai 2019, de sorte que la société [Localité 7] [Adresse 8] a dû supporter le coût de cette rémunération sans contrepartie, soit la somme de 266 928,61€ ; elles précisent sur ce point que Monsieur [R] [U] n'a jamais commis d'infraction, et que l'ensemble de la procédure - aboutissant à un non-lieu total - a été guidée par l'animosité du service central des courses et jeux à l'égard des casinos ;
- un préjudice de gains manqués suite à une baisse du produit brut de jeu a pu être évalué par le cabinet Mazars, par l'utilisation de données comptables objectives, certifiées par leur commissaire aux comptes, et que les conclusions de l'expert ont été confortées par un autre rapport, établi par Monsieur [I] ; cette baisse, en lien avec les opérations policières du 11 mars 2018, est évaluée à 3 736 495,00€.

S'agissant d'autre part de la société Groupe Partouche, elles exposent que :

- le rapport du cabinet Mazars a relevé que le cours de l'action de la société Groupe Partouche avait brutalement chuté à la suite de l'intervention du service central des courses et jeux dans la nuit du 10 au 11 mars 2018, pour entamer une baisse continue jusqu'au 26 mars 2019, précisant que, contrairement à ce que soutient l'agent judiciaire de l'Etat, cette action ne s'aligne pas sur la tendance globale des marchés financiers ; la capitalisation boursière de la société Groupe Partouche a perdu 77 210 000,00€ ; l'intégrité, le sérieux et la réputation de la marque Partouche ont en effet été gravement entachés par un service de police animé de mauvaises intentions, et cette perte de réputation s'est traduit immédiatement par la perte de valeur de l'action cotée en bourse;

- depuis le 29 septembre 2014, la société Groupe Partouche exécutait un plan de sauvegarde nécessitant notamment une diversification de ses financements, que dans ce cadre elle a chargé le " CM-CIC Market Solutions " d'un projet d'émission obligataire par contrat de mandat du 12 février 2018, lequel a été suspendu le 10 avril 2018, en raison des désordres causés par l'enquête abusivement menée par le service central des courses et jeux ;
- avant la survenance des désordres, la société Groupe Partouche concourait dans le cadre d'un appel d'offre visant à l'exploitation d'un casino dans la Principauté d'Andorre, pour lequel elle avait de véritables chances de succès, et la perte de cet appel d'offres résulte de la perte d'image subie par la marque, non seulement en France mais également à l'étranger, ce qui résulte par exemple d'un article paru sur le site La Dépêche le 27 juin 2018 ;
- le quantum des préjudices subis par la société Groupe Partouche a été évalué par le cabinet Mazars en comparant la valeur de l'actif économique du Groupe évalué à ce jour compte-tenu de son image détériorée à la valeur de cet actif évalué à ce jour si l'acharnement abusif du service central des courses et jeux ne s'était pas produit.

Les sociétés demanderesses s'opposent enfin à la demande d'expertise avant dire droit formulée par l'agent judiciaire de l'Etat, soulignant que rien ne justifie cette demande tardive qui pouvait être formulée devant le juge de la mise en état.

Dans ses conclusions récapitulatives notifiées le 10 juillet 2023, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé de ses moyens et prétentions, l'agent judiciaire de l'Etat demande au tribunal de :
à titre principal,
- juger que les sociétés Groupe Partouche et [Localité 7] [Adresse 8] ne rapportent pas la preuve d'une faute lourde imputable au service public de la justice, de nature à engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, et les débouter en conséquence de l'intégralité de leurs demandes ;

à titre subsidiaire,
- juger qu'elles ne rapportent pas la preuve d'un préjudice certain en lien de causalité directe avec une quelconque faute lourde du service public de la justice, et les débouter en conséquence de l'intégralité de leurs demandes ;

à titre plus subsidiaire et avant dire droit,
- ordonner une expertise judiciaire et désigner tel expert-comptable qu'il plaira au tribunal, avec notamment pour mission de décrire et chiffrer le préjudice financier des sociétés demanderesses ;
- juger que les frais d'expertise seront supportés par moitié entre les parties ;
en tout état de cause,
- débouter les sociétés Groupe Partouche et [Localité 7] [Adresse 8] de toutes demandes ;
- débouter les mêmes de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile ;
- écarter l'exécution provisoire de la décision.

Il souligne à titre liminaire que les demanderesses ne sont pas fondées à critiquer la procédure antérieure à leur constitution de partie civile du 14 mars 2018 - date à partir de laquelle elles ont obtenu la qualité d'usager du service public de la justice - , et notamment l'ensemble des opérations de perquisition du 11 mars 2018.

S'agissant de la prétendue disproportion des investigations menées par le Service central des courses et jeux (service central des courses et jeux), il soutient que le tribunal n'est pas compétent pour analyser les contrôles administratifs effectués par ce dernier, antérieurement à la saisine de l'autorité judiciaire soit à compter de l'ouverture de l'enquête préliminaire par la section chargée de la lutte contre la criminalité organisée non-financière du parquet de Paris.

Il explique en outre que le fait que le Parquet ait décidé de requalifier les faits au cours de la procédure, de mener différents actes d'enquête, d'ouvrir une information judiciaire puis de rendre un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu relève de ses prérogatives au titre de l'opportunité des poursuites, conformément aux articles 40 et 40-1 du code de procédure pénale, et ne saurait fonder une action engagée au titre de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire.

L'agent judiciaire de l'Etat soutient que, dans le même sens, conformément aux article 81 et 82-1 du code de procédure civile, le juge d'instruction reste entièrement libre d'apprécier les éléments dont il dispose justifiant les compléments d'enquête et les investigations utiles à la manifestation de la vérité, et il ne saurait lui être reproché d'avoir estimé après investigations qu'il n'existait pas de charges suffisantes, et d'avoir rendu une ordonnance de non-lieu.

Par ailleurs, l'agent judiciaire de l'Etat reproche aux demanderesses de fonder à tort leur action sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire afin de critiquer en réalité les moyens d'enquête mis en œuvre, et notamment les ordonnances du juge d'instruction relatives aux mises en examen et contrôles judiciaires de certains de leurs gérants, tel que Monsieur [R] [U], sans démontrer l'existence d'une erreur de droit inexcusable. Il rappelle que de telles décisions relèvent de l'appréciation souveraine du magistrat instructeur, et qu'en tout état de cause, Monsieur [R] [U] n'a pas exercé les voies de recours qui lui étaient ouvertes.

S'agissant du grief tiré de la violation du secret de l'enquête, il rappelle que les demanderesses ont porté plainte avec constitution de partie civile contre personne non dénommée pour ces mêmes faits, et expose à titre principal qu'une décision juridictionnelle ne peut être critiquée, dans ses motifs ou dans son dispositif, que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi ; qu'en l'espèce l'instruction s'est soldée par une ordonnance de non-lieu - les investigations n'ayant pas permis d'établir un lien entre les agents ayant participé aux opérations et des journalistes - et ladite ordonnance n'a pas fait l'objet d'un recours devant la chambre de l'instruction du tribunal judiciaire de Nanterre, de sorte qu'elle ne saurait être remise en cause.

A titre subsidiaire, il fait grief aux demanderesses de ne pas rapporter la preuve de ce que les divulgations litigieuses seraient imputables à une personne ayant concouru à la procédure (magistrat, officiers ou agents de police judiciaire, experts ou toute personne chargée d'effectuer des examens techniques ou scientifiques, etc.), rappelant que la divulgation à la presse d'un acte d'instruction ne peut constituer une faute lourde en l'absence de preuve que cette divulgation est imputable au service public de la justice.

Enfin, sur le défaut allégué d'impartialité du service central des courses et jeux dans la conduite des investigations, il soutient que :

- l'interview du commissaire du service central des courses et jeux ne livre aucune information relative à l'instruction en elle-même, ne fait que répondre par des propos généraux à une question d'un journaliste et ne livre aucun élément sur les investigations en cours ; qu'en outre, il évoque des constatations de police administrative ne relevant pas de la compétence du juge judiciaire ;
- s'agissant de la présence de journalistes lors de la perquisition du 10 mars 2018 : il n'est pas établi que les informations succinctes publiées sur le site de l'Agence France Presse soient de source judiciaire; tout témoin de ces mesures pouvait en informer la presse ; conformément à l'alinéa 3 de l'article 11 du code de procédure pénale, le procureur de la République pouvait rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ; les journalistes étaient simplement présents aux abords du casino mais n'ont pas assisté en tant que tel aux opérations ; aucune autorisation particulière n'a été donnée aux journalistes pour réaliser ce reportage qui relève uniquement du travail de journaliste ; enfin la recommandation Rec(2003)13 adoptée le 10 juillet 2003 par le comité des ministres du Conseil de l'Europe accorde aux journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale ;
- s'agissant de la prétendue utilisation d'éléments de l'enquête judiciaire dans le cadre d'une procédure administrative : les demanderesses qui se contentent d'évoquer une commission au cours de laquelle il aurait été fait état d'écoutes téléphoniques, ne prouvent aucunement leurs allégations.

S'agissant des préjudices invoqués, il affirme que les rapports non-contradictoires dressés par le cabinet Mazars et Monsieur [I], mandatés par les seules demanderesses, et fondés sur des éléments fournis par ces dernières et non versés aux débats, ne peuvent valablement et sans violer le principe de la loyauté de la preuve, servir de preuve pour évaluer le préjudice financier allégué. Il ajoute que la preuve du caractère certain et réel des préjudices n'est en tout état de cause pas rapportée.

Il estime que la société [Localité 7] [Adresse 8] ne peut valablement soutenir avoir subi un préjudice en raison du coût de la rémunération sans contrepartie du directeur général du Casino 3.14, Monsieur [R] [U], alors que le contrôle judiciaire dont il a fait l'objet a été mis en œuvre pour parvenir à des objectifs légitimes définis par la loi et en respectant le principe de proportionnalité ; que son prononcé pouvait donner lieu à un recours devant la chambre de l'instruction ; et que le fait que la juridiction de jugement prononce une décision de relaxe ne suffit pas à mettre en cause la pertinence de cette mesure ; qu'en tout état de cause, la société [Localité 7] [Adresse 8] est étrangère à cette mesure de contrôle judiciaire ; qu'enfin la somme demandée n'est étayée par aucune pièce. Il ajoute que le préjudice résultant des gains manqués en raison de la baisse du produit brut des jeux est purement hypothétique, n'étant justifié par aucune pièce, et ne présente aucun lien de causalité avec l'enquête ouverte à son encontre.

S'agissant des préjudices invoqués par la société Groupe Partouche, il fait valoir que l'analyse comparée de l'évolution du cours de l'action Partouche avec celui des indices boursiers CAC 40, CAC Small et CAC Mid & Small démontre que le cours de l'action Partouche ne fait que s'aligner sur la tendance globale du marché financier ; que la perte d'appel d'offres pour l'exploitation d'un casino dans la principauté d'Andorre n'est étayée par aucune pièce ; qu'en tout état de cause, les préjudices dont se plaint la société sont exclusivement tirés de la publication d'articles de presse par des journaux, ce ne relève pas de la responsabilité du service public de la justice ; qu'enfin, la société Groupe Partouche a été placée sous plan de sauvegarde par jugement du 30 septembre 2013.

Par avis du 3 mars 2023, le Ministère Public estime que les demandes ne sont pas fondées.

S'agissant des erreurs alléguées d'appréciation commises par le service central des courses et jeux dans la conduite de l'enquête préliminaire et de l'instruction, il considère que :
- l'action de police administrative du service central des courses et jeux antérieure à l'enquête préliminaire relève de la compétence des juridictions administratives ;
- il ressort par ailleurs des rapports de synthèse produits que plusieurs éléments étaient de nature à laisser présumer la commission d'infractions pénales de sorte que l'ouverture d'une enquête préliminaire n'était aucunement injustifiée, ni disproportionnée ;
- l'information judiciaire ouverte par le parquet de Marseille relève de l'opportunité des poursuites conformément aux articles 40 et 40-1 du code de procédure pénale ;
- les autorisations données le 11 octobre 2017 par le juge de la liberté et de la détention pour procéder à des interceptions téléphoniques ont été motivées en droit et en fait, et en tout état de cause, la présente instance ne saurait avoir pour objet de remettre en question des décisions juridictionnelles qui ne peuvent être critiquées, dans les motifs ou dans le dispositif que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi ;
- le juge d'instruction a mené des investigations conformément à l'article 81 du code de procédure pénale, et apprécié librement les éléments à charge et à décharge, ainsi que les moyens nécessaires à l'enquête ; ces mesures d'enquête ainsi que ses décisions de placer une personne sous le statut de mis en examen, de témoin assisté, ou de mis en examen sous contrôle judiciaire sont des actes juridictionnels qui ne peuvent être critiquées, dans les motifs ou dans le dispositif que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi.

Il estime non démontrée l'animosité reprochée au service central des courses et jeux, faisant valoir que :

- les demanderesses ne rapportent pas la preuve de cette animosité ni de ce que ce sentiment aurait eu pour conséquence une intervention de police manifestement anormale ;
- le rapport de la cour des comptes d'octobre 2016, partiellement versé aux débats, ne formule aucune critique sur les actions d'inspection au sein des casinos, ne démontre pas de sélectivité des contrôles, et est de surcroit sans rapport avec les faits survenus en mars 2018 ;
- les messages électroniques à caractère privé et syndical mais également tronqués, versés par les demanderesses, revêtent un caractère ironique et ne démontrent pas de particulière malveillance à leur égard;
-la " scène de liesse " au sein de la police judiciaire n'est décrite que par une seule personne, mise en examen, qui a tout intérêt à remettre en question l'impartialité des enquêteurs ;
-l'interview donnée par Monsieur [C] [K], qualifiée de diffamatoire par les demanderesses, a fait l'objet de poursuites n'ayant pas abouti à une condamnation pénale.

Il soutient enfin, s'agissant de la campagne de dénigrement imputée au service central des courses et jeux, et notamment la divulgation d'informations dans la presse, qu'il appartient aux demanderesses, de fournir la preuve d'une violation du secret de l'instruction par une personne ayant participé à la procédure, non rapportée en l'espèce, alors qu'il résulte de l'ordonnance de non-lieu du 26 avril 2022 qu'aucun lien n'a pu être établi entre les journalistes et les enquêteurs, malgré d'importantes recherches effectuées.

Il ajoute que l'utilisation d'éléments de l'enquête judiciaire dans le cadre d'une enquête administrative est permise par l'article 11-2 du code de procédure pénale sur le fondement duquel le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille a transmis à l'autorité administrative des informations sommaires sur les personnes mises en examen, ainsi que des pièces de la procédure judiciaire, dont des rapports de synthèse, à la direction des libertés publiques ; que l'arrêté pris par le ministre de l'Intérieur après recueil des observations des personnes concernées revêt une nature administrative, et est susceptible de recours ; qu'en tout état de cause, la procédure visée n'est pas communiquée.

L'ordonnance de clôture a été rendue par le juge de la mise en état le 28 août 2023.

A l'issue de l'audience du 22 mai 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 3 juillet 2024.

MOTIFS

Sur la demande principale :

Aux termes de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.

• sur la qualité d'usager du service public de la justice :
L'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire ne concerne que la responsabilité de l'État envers les usagers qui sont, soit directement, soit par ricochet, victimes du fonctionnement défectueux du service public de la justice.

En l'espèce, contrairement à ce que soutient l'agent judiciaire de l'Etat, si leur constitution de partie civile ne date que du 14 mars 2018, la société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8] ont acquis la qualité d'usager du service public de la justice dès la perquisition en date du 11 mars 2018, cette opération ayant conduit au placement en garde à vue de deux dirigeants de la société [Localité 7] [Adresse 8], au placement sous contrôle judiciaire de deux dirigeants du Casino 3.14, avec interdiction de gérer du directeur responsable de l'établissement, à la fermeture de toutes les tables d'Omaha Poker de la société [Localité 7] [Adresse 8] et à la diffusion publique d'informations concernant la société Groupe Partouche, cotée en bourse.

• sur la caractérisation d'une faute lourde :

La faute lourde s'entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

Si, prises séparément, aucune des éventuelles négligences relevées ne s'analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut résulter de l'addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

Il n'y a néanmoins pas lieu à responsabilité de l'Etat lorsque l'exercice des voies de recours a permis de réparer le dysfonctionnement allégué, ou lorsqu'un recours utile, qui était ouvert, n'a pas été exercé, peu important l'issue possible de cette voie de recours.

Par ailleurs, hors le cas de dommages causés aux particuliers du fait d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne par une décision d'une juridiction nationale statuant en dernier ressort, l'action en responsabilité de l'État ne saurait avoir pour effet de remettre en cause une décision judiciaire, en dehors de l'exercice des voies de recours (Civ. 1ère, 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-19.517).

En particulier, le ministère public dispose du pouvoir légalement reconnu à l'article 40 du code de procédure pénale d'opportunité des poursuites, de sorte qu'une action en responsabilité de l'Etat ne saurait porter atteinte à la liberté d'appréciation du procureur de la République quant à la constitution d'une infraction, à la pertinence des poursuites ou à leurs modalités.

De plus, l'article 81 du code de procédure pénale dispose notamment que le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité, qu'il instruit à charge et à décharge et que, si le juge d'instruction est dans l'impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d'instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d'information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152. Il résulte de ces dispositions et de celles de l'article 82-1 du code de procédure civile que le juge d'instruction est libre d'apprécier les éléments dont il dispose pour ordonner les compléments d'enquête et les investigations qu'il estime utiles à la manifestation de la vérité.

En l'espèce, force est de constater tout d'abord que les " erreurs grossières et manifestes d'appréciation " imputées en demande au service central des courses et jeux dans la conduite de l'enquête préliminaire et de l'instruction, à supposer avérés de tels dysfonctionnements, ont été réparées par le non-lieu prononcé à l'issue de l'information judiciaire litigieuse.

Ensuite, sous couvert de la dénonciation de fautes lourdes, les griefs allégués par la société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8] au titre d'incohérence et de manque de substance des infractions invoquées, de l'ouverture d'une instruction fondée sur des " présomptions inexistantes " d'infractions, d'opérations de surveillance, de saisies, de perquisitions et de gardes à vues disproportionnées ou inutiles, consistent en réalité à reprocher aux magistrats ayant eu à connaître de l'affaire, et aux services enquêteurs travaillant sous leur autorité, de n'avoir pas partagé leur analyse des faits.

Toutefois, cette divergence d'appréciation entre des juridictions et des justiciables n'est pas de nature à caractériser un fonctionnement défectueux du service public de la justice, la présente action ne pouvant avoir pour objet de remettre en cause les décisions prises.

Par ailleurs, les seules pièces produites par les demanderesses pour démontrer l'animosité à son égard qu'elle impute au service central des courses et jeux, sont d'une part un échange de courriels privés entre Monsieur [A] [J] et Monsieur [G] [T], commissaires de police, en date du 6 février 2017 soit plus d'un an avant la perquisition litigieuse, présentant une évidente dimension ironique et ne démontrant aucune malveillance particulière à l'égard des sociétés demanderesses, dont le groupe n'est pas mentionné, et, d'autre part, un procès-verbal d'interrogatoire de Monsieur [D] [S], mis en examen, relatant que le 12 mars 2018, pendant sa garde à vue il avait vu les enquêteurs " faire la fête " quand l'action de la société Groupe Partouche a dévissé en bourse, l'intéressé précisant " ils ont littéralement sauté en l'air. On aurait cru que [P] avait marqué un but. Il y a aussi une volonté de nuire, je pense. ". Ces seuls éléments, corroborés par aucune pièce, n'apparaissent toutefois pas de nature à caractériser un manque d'impartialité des représentants de l'autorité judiciaire ayant eu à connaître de l'affaire.

En outre, n'est pas démontrée l'allégation d'utilisation non autorisée d'éléments de l'enquête judiciaire dans le cadre d'une procédure administrative, telle qu'invoquée par les demanderesses. En effet, il ressort tant d'un courrier du parquet de Marseille en date du 25 juillet 2019 que du rapport adressé le 30 octobre 2018 par le directeur central de la police judiciaire au directeur des libertés publiques et des affaires juridiques que les pièces judiciaires ont été communiquées à l'autorité administrative avec l'accord du parquet de Marseille en date du 28 mai 2018 et que ne figuraient pas de retranscription d'écoutes téléphoniques dans la liste des éléments ainsi transmis, sans que les demanderesses ne démontrent le contraire.

Enfin, s'agissant de la divulgation d'informations dans la presse, il convient de rappeler tout d'abord que l'article 11 du code de procédure pénale, dans sa version applicable à l'espèce, dispose que, sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète ; que toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal et que, toutefois, afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public, le procureur de la République peut, d'office et à la demande de la juridiction d'instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause.

En l'espèce, il est constant qu'un journaliste de la chaîne de télévision M6 se trouvait devant l'entrée du casino au moment où les policiers ont débuté la perquisition et que l'existence de l'enquête en cours a été révélée publiquement dès le 11 mars 2018 à 11 heures 22 par un message sur le compte Twitter de Monsieur [E] [L] puis par plusieurs articles de presse publié le même jour. Cependant, les pièces versées aux débats ne permettent pas d'établir que la présence dudit journaliste était liée à l'opération de police litigieuse, ni d'imputer aux services d'enquête la divulgation de son existence. En particulier, l'information judiciaire ouverte pour violation du secret de l'instruction n'a pas permis d'identifier la source journalistique ayant conduit à ces faits et la retranscription des images de vidéosurveillance ne révèle aucun échange, ni contact entre les policiers et le journaliste présent dans la rue.

De même, il ressort de la lecture combinée de l'ensemble des articles de presse versés aux débats que la référence du quotidien Le Progrès et de la radio France Bleu à un "enquêteur" ayant indiqué notamment que " le montant déclaré était parfois 20 fois inférieur à celui réellement joué " ne résulte pas d'une source propre de ces rédactions, mais n'est qu'une reprise approximative de la dépêche publiée par l'Agence France Presse, rapportant des propos attribués à une " source proche du dossier " sans que cette dernière ne puisse être considérée avec certitude comme un membre des services enquêteurs ou de l'autorité judiciaire.
En revanche, il ressort d'un rapport du chef de la division des affaires judiciaires du service central des courses et jeux en date du 27 avril 2018 adressé à son supérieur hiérarchique et d'un procès-verbal de constat d'huissier dressé le 21 mars 2018 par Maître [V] [F] joint à la plainte des demanderesses que Monsieur [C] [K], commissaire général au sein du service central des courses et jeux, a effectué les déclarations suivantes au cours d'une interview diffusée par la radio France Bleue Azur le 19 mars 2018, annonçant un " nouveau témoignage sur l'affaire du Casino de [Localité 7], la fameuse affaire du 3.14 " :

- à la question du journaliste " Et quand vous repérez une infraction vous intervenez ? ", réponse de Monsieur [C] [K] : " On peut constater quelque chose à la suite d'un contrôle administratif, c'est d'ailleurs ce qui s'est passé ici. On a eu des doutes sur certaines choses. J'ai décidé d'ouvrir une enquête judiciaire avec l'aval des autorités judiciaires. " ;
- à la question du journaliste " Qu'est-ce que ça veut dire une mise en examen pour abus de bien sociaux ? ", réponse de Monsieur [C] [K] : " C'est qu'à un moment donné, des recettes de casino ne sont pas affectées à la comptabilité, elles sont détournées. " ;
- à la question du journaliste " Dans l'affaire du 3.14, je ne sais pas si on peut aller jusqu'à une fermeture administrative. Ça peut être décidé ? ", réponse de Monsieur [C] [K] : " Tout à fait, mais nous allons adresser constatation de police administrative cette fois à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur pour qu'elle prenne les mesures qui s'imposent. "

Un membre du service enquêteur a ainsi non seulement donné une interview portant sur une enquête en cours en dehors du cadre de l'article 11 du code de procédure pénale précité qui octroie un monopole de communication au procureur de la République, mais encore formulé des déclarations - sans conditionnel ni réserve - de nature à porter atteinte à la présomption d'innocence des personnes concernées, en laissant entendre notamment que des infractions pénales avaient été commises et que les montants joués aux parties de poker organisées au Casino 3.14 étaient supérieurs aux montants déclarés.

Cette démarche caractérise une faute lourde du service public de la justice au sens de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire.

• sur les préjudices et le lien de causalité :

En vertu du principe de la réparation intégrale du préjudice, la réparation doit permettre de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si le dommage n'était pas survenu, sans qu'il en résulte pour elle ni perte ni profit.

En l'espèce, au titre de leurs préjudices, les sociétés demanderesses invoquent exclusivement les préjudices matériels suivants : le versement d'une rémunération sans contrepartie à son directeur général et des gains manqués suite à la baisse du la diminution du produit brut des jeux, s'agissant de la société [Localité 7] [Adresse 8], et, s'agissant de la société Groupe Partouche, la chute du cours de bourse de son action, l'ayant conduite à abandonner un projet d'émission obligataire et une remise en cause de sa participation à un appel d'offres pour l'exploitation d'un casino dans la principauté d'Andorre.
Toutefois, l'existence et l'objet d'une perquisition et d'une enquête pénale, ainsi que la mise en examen de plusieurs de leurs dirigeants, ont été publiquement révélés le 11 mars 2018 et ont eu un retentissement médiatique dès cette date, sans que ces révélations ne soient imputables à l'Etat.

Dès lors, sans qu'il soit nécessaire d'examiner leur réalité ou leur étendue, aucun des préjudices invoqués par les demanderesses ne présente de lien de causalité avec les seuls faits retenus au titre d'une faute lourde, postérieurs à ces révélations et n'étant pas de nature à en aggraver les effets.

En conséquence, il convient de rejeter intégralement les demandes de la société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8] à l'encontre de l'agent judiciaire de l'Etat.

Sur les demandes accessoires :

Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, dans sa version applicable aux instances introduites devant les juridictions du premier degré à compter du 1er janvier 2020, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement.

En l'espèce, aucune circonstance ne justifie d'écarter l'exécution provisoire de droit du présent jugement.

La société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8], succombant totalement, sont condamnées in solidum aux dépens et déboutées de leurs demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,

Rejette les demandes de la société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8] à l'encontre de l'agent judiciaire de l'Etat ;

Condamne in solidum la société Groupe Partouche et la société [Localité 7] [Adresse 8] aux dépens ;

Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;

Déboute les parties du surplus de leurs demandes.

Fait et jugé à Paris le 03 Juillet 2024

Le GreffierLe Président

G. ARCASB. CHAMOUARD


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 1/1/1 resp profess du drt
Numéro d'arrêt : 20/00378
Date de la décision : 03/07/2024
Sens de l'arrêt : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes

Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-07-03;20.00378 ?
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