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02/07/2024 | FRANCE | N°22/04918

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 5ème chambre 1ère section, 02 juillet 2024, 22/04918


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
2 Expéditions
exécutoires
- Me Romuald COHANA
- Me Julien AUGAIS
délivrées le :
+ 1 copie dossier




5ème chambre
1ère section


N° RG 22/04918
N° Portalis 352J-W-B7G-CWRJJ

N° MINUTE :




Assignation du :
31 Mars 2022









JUGEMENT
rendu le 02 Juillet 2024
DEMANDEUR

Monsieur [W] [O], de nationalité française, né le 22 août 1980 en Tunisie, conseiller en investissement, domicilié au [Adresse 1],
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br>représenté par Me Romuald COHANA de la SELARL SHARP, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #A387

DÉFENDERESSE

La société TIKEHAU CAPITAL, société en commandite par actions...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
2 Expéditions
exécutoires
- Me Romuald COHANA
- Me Julien AUGAIS
délivrées le :
+ 1 copie dossier

5ème chambre
1ère section

N° RG 22/04918
N° Portalis 352J-W-B7G-CWRJJ

N° MINUTE :

Assignation du :
31 Mars 2022

JUGEMENT
rendu le 02 Juillet 2024
DEMANDEUR

Monsieur [W] [O], de nationalité française, né le 22 août 1980 en Tunisie, conseiller en investissement, domicilié au [Adresse 1],

représenté par Me Romuald COHANA de la SELARL SHARP, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #A387

DÉFENDERESSE

La société TIKEHAU CAPITAL, société en commandite par actions au capital de 2.103.820.128 euros, dont le siège social est situé [Adresse 2], immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris sous le numéro 477 599 104, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège,

représentée par Me Julien AUGAIS de l’AARPI GATE AVOCATS, avocats au barreau de PARIS, avocats plaidant, vestiaire #B0695

Décision du 02 Juillet 2024
5ème chambre 1ère section
N° RG 22/04918 - N° Portalis 352J-W-B7G-CWRJJ

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Thierry CASTAGNET, Premier Vice-Président Adjoint
Antoine de MAUPEOU, Premier Vice-Président Adjoint
Lise DUQUET, Vice-Présidente

assistés de Tiana ALAIN, Greffier,

DÉBATS

A l’audience du 13 Mai 2024 tenue en audience publique devant Thierry CASTAGNET, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile. Avis a été donné aux parties que la décision serait rendue le 2 Juillet 2024 par mise à disposition au greffe.

JUGEMENT

Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
En premier ressort

______________________

EXPOSE DU LITIGE

TIKEHAU CAPITAL est une société en commandite par actions, immatriculée en 2004 et ayant pour activité d’après la prise de participation directe ou indirecte, la réalisation d’investissements dans le domaine de l’immobilier ainsi que dans les petites et moyennes entreprises. Messieurs [B] [N] et [J] [S] sont les fondateurs, gérants et représentants légaux de cette société.

Monsieur [W] [O] est un professionnel de l’investissement en capital et intervient auprès d’entreprises privées dans l’objectif de renforcer leurs fonds propres, d’accélérer leur croissance, à travers une expansion internationale et la conclusion de partenariats stratégiques. Il est notamment spécialisé dans les opérations d’investissement entre l’Europe et le Moyen-Orient. Depuis 2020, il travaille autour de la création d’un fonds d’investissement Franco-Saoudien (ci-après le “FFS”).

Le 12 avril 2021, Monsieur [O] a envoyé un courrier électronique à Monsieur [Z] [R], secrétaire général de la société TIKEHAU CAPITAL et ancien camarade d’université, pour lui transmettre une note sur le projet du FFS.

Entre mai et août 2021, Monsieur [O] a rencontré les gérants, présenté son projet et échangé avec plusieurs personnes de la société TIKEHAU CAPITAL. Durant cette période, Monsieur [R] a été le principal interlocuteur de Monsieur [O].

Le 18 juin 2021, Monsieur [O] a transmis aux gérants de la société TIKEHAU CAPITAL la version définitive de sa note sur le projet FFS ainsi qu’une “feuille de route” proposant une stratégie de développement au Moyen-Orient.

Le 31 août 2021, Monsieur [R] a envoyé un courrier électronique à Monsieur [O] lui indiquant “voici comme convenu une version mise à jour de la convention. Dis-moi si tu as des commentaires finaux”, et le jour même, Monsieur [O] lui a répondu “Hello, tout bon de mon côté. On peut faire un DocuSign ou tout autre moyen qui t’arrange”.

Le 1er septembre 2021, Monsieur [R] a adressé à Monsieur [O] la version finale mise en forme du document pour signature, ce qui a été fait le jour même.

Entre le 8 et le 10 septembre 2021, Monsieur [O] s’est rendu à [Localité 4] où il a rencontré de nouveau les gérants et a participé à des réunions au siège de la société.

Le 5 novembre 2021, Monsieur [O] a adressé à la société TIKEHAU CAPITAL deux factures d’honoraires pour les mois de septembre et octobre 2021.

Le 16 décembre 2021, Monsieur [O] a adressé à la société TIKEHAU CAPITAL une nouvelle facture d’honoraires pour le mois de novembre 2021.

Le 22 décembre 2021, Monsieur [F] [Y], directeur général adjoint de la société TIKEHAU CAPITAL, a adressé à Monsieur [O] un courrier aux termes duquel il constatait “à regret” que les discussions sur le lancement du projet FFS et une initiative de fonds de private equity au Moyen-Orient envisagées conjointement n’avaient pas abouti compte tenu de leurs priorités stratégiques à court terme.

La société TIKEHAU CAPITAL a indiqué accepter en contrepartie du travail fourni dans le cadre des discussions préparatoires de payer Monsieur [O] une “gratification” de 30.000 dollars US tout en confirmant n’avoir aucune objection à ce que le travail effectué dans le cadre des discussions soit utilisé avec un ou plusieurs autres partenaires.

Par courrier recommandé avec accusé de réception du 3 janvier 2022, le conseil de Monsieur [O] a adressé à Monsieur [F] [Y] une mise en demeure pour inexécution du contrat de prestation de services en lui demandant de régler les honoraires déjà échus et ainsi que ceux à venir jusqu’à la fin du contrat.

Par courrier électronique du 4 janvier 2022, Monsieur [O] a adressé à la société TIKEHAU CAPITAL la facture de ses honoraires du mois de décembre 2021, et a renvoyé les factures impayées de septembre, octobre et novembre 2021.

En l’absence de paiement, par acte du 1er mars 2022, Monsieur [W] [O] a fait assigner la société TIKEHAU CAPITAL devant ce tribunal afin de voir exécuter les termes du contrat de prestation de services conclu entre les parties le 1er septembre 2021.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 15 mai 2023, Monsieur [W] [O] demande au tribunal de (ne sont ici reprises que les prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile, et à l’exclusion des moyens improprement inclus dans le dispositif) :

- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à lui verser la somme de 405.000 dollars US, selon le taux de conversion en euros au jour du jugement, pour les honoraires échus et ceux à venir, jusqu’au terme du contrat ;
- Condamne la société TIKEHAU CAPITAL à lui rembourser la somme de 1.157 dollars US, selon le taux de conversion en euros au jour du jugement, pour les frais déboursés dans le cadre de sa mission ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à lui verser la somme de 202.500 dollars US, selon le taux de conversion en euros au jour du jugement, en réparation de sa perte de chance de percevoir un honoraire de résultat ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à lui verser des intérêts moratoires, à parfaire conformément au taux légal en vigueur depuis le 4 janvier 2022 et capitalisés ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à le dédommager à hauteur de 10.000 euros pour le préjudice causé à son image et à sa réputation ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à lui verser la somme de 20.000 euros, en réparation de son préjudice moral ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL à lui verser la somme de 25.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société TIKEHAU CAPITAL aux dépens.

Au soutien de ses prétentions, Monsieur [O] expose pour l’essentiel les moyens suivants :

Il soutient que le contrat de prestation de services litigieux a bien été conclu le 1er septembre 2021.
Tout d’abord, il rappelle que Monsieur [Z] [R] est le secrétaire général de la société TIKEHAU CAPITAL, et que le 31 août 2021, ce dernier lui a transmis une version finale mise à jour du contrat, qu’il a lui-même validé le même jour en proposant une signature par DocuSign. Il rappelle également que Monsieur [R] lui a transmis le 1er septembre 2021 la version définitive du contrat en l’invitant à le signer et que le jour même il a renvoyé cette version finale paraphée et signée.

Il souligne que le contrat reçu le 1er septembre porte la mention “execution version”, contrairement aux autres projets portant la mention “draft” (projet). Il considère donc qu’en lui communiquant une “execution version”, la défenderesse n’avait plus l’intention de revenir par la suite sur les termes du contrat.

Ainsi, il affirme que la version définitive du contrat transmise par Monsieur [R] constitue incontestablement une offre précise, complète et ferme, et que sa signature vaut acceptation pure et simple de l’offre. Par ailleurs, il indique que la “side letter” (lettre additionnelle) évoquée par la défenderesse devait faire l’objet de discussions après la signature du contrat pour une éventuelle conversion du contrat de prestation de services en contrat de travail.

Il conteste l’authenticité des comptes-rendus des comités exécutifs qui se seraient tenus les 6 et 13 septembre 2021 dans la mesure où il est impossible de les dater avec certitude, et il ajoute qu’ils sont postérieurs à la date de signature du contrat intervenue le 1er septembre et qu’ils lui sont inopposables.

Il fait par ailleurs observer que le contrat de prestation de services a reçu un début d’exécution dès le lendemain de sa conclusion puisque la défenderesse lui a attribué une assistante et lui a fourni des outils informatiques, une adresse mail interne à la société, ainsi qu’un badge d’accès aux bureaux du siège de la société. Il soutient avoir de son côté exécuté le contrat et déclare avoir participé à 15 réunions de travail en 2 jours lors de sa venue à [Localité 4]. Il ajoute avoir transmis à la défenderesse des plans d’actions pour parvenir à la réalisation du projet FFS ainsi que des notes d’informations au sujet des différentes institutions essentielles.

Il précise avoir actionné son réseau au Moyen-Orient et échangé avec de nombreux contacts en vue du développement de la société TIKEHAU CAPITAL dans la région. Par conséquent, il estime que le contrat qu’il a signé vaut commencement de preuve par écrit, complété par l’exécution des parties, rendant incontestable la formation du contrat de prestation de services.

Il rappelle que le contrat a été conclu pour une durée minimum de 18 mois, soit jusqu’au 1er mars 2023 et qu’aux termes de celui-ci, la défenderesse s’est engagée à lui verser des honoraires fixes d’un montant annuel de 270.000 dollars, soit 22.500 dollars par mois.

Il souligne avoir notamment transmis à la défenderesse dans le cadre de l’exécution du contrat une liste de plus d’une vingtaine de ses contacts travaillant à des postes stratégiques dans les fonds souverains, et précise qu’il ne l’aurait jamais fait si les négociations étaient toujours en cours.

Il ajoute que la réalité du travail fourni est implicitement reconnue par la proposition de “gratification” qui lui a été faite à hauteur 30.000 dollars.

Il estime que la société TIKEHAU CAPITAL n’a pas respecté les termes de l’article 11.1 du contrat, lequel a donc continué à produire ses effets jusqu’à son terme le 1er mars 2023.

Il soutient par ailleurs subir du fait du refus délibéré de la société TIKEHAU CAPITAL d’exécuter ses obligations contractuelles, divers préjudices qui doivent être réparés.

Il expose qu’il subit des préjudices matériels : les intérêts moratoires dus par la défenderesse en raison du retard de paiement de ses honoraires et la perte de chance de percevoir la rémunération variable prévue par le contrat qu’il évalue à 50 % du montant de l’honoraire maximum de résultat qu’il aurait pu percevoir.

Il estime avoir également subi un préjudice d’image consécutif à l’atteinte à sa crédibilité qu’il évalue à 10.000 euros.

Enfin, il fait valoir qu’il a subi un préjudice moral lié au projet qu’il avait fait en raison du contrat de rentrer en France avec sa famille et qu’il avait même déjà pris ses dispositions pour l’école de ses enfants. Il explique que son projet a du être annulé et qu’il a été contraint de rester à [Localité 3]. Il évalue son préjudice moral à 20.000 euros.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 15 février 2023, la société TIKEHAU CAPITAL demande au tribunal de (ne sont ici reprises que les prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile et à l’exclusion des moyens improprement inclus dans le dispositif) :

- Débouter Monsieur [W] [O] de l’ensemble de ses demandes;
- Condamner Monsieur [W] [O] au paiement de la somme de 10.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
- Ecarter l’exécution provisoire du jugement à intervenir s’il était fait droit aux demandes de Monsieur [W] [O].

Au soutien de ses prétentions, la société TIKEHAU CAPITAL fait essentiellement valoir les moyens suivants :

Elle soutient n’avoir pas conclu le contrat litigieux et affirme que les pourparlers qui se sont tenus entre les parties n’ont pas abouti.

Elle conteste avoir fait une offre à Monsieur [O] et affirme que c’est lui, en qualité de prestataire de services, qui lui a soumis une offre dans le cadre de discussions préalables.

Or, elle explique n’avoir jamais accepté cette offre, et rappelle que le projet de contrat n’a jamais été signé par elle, comme le démontrent les comptes rendus des comités exécutifs des 6 et 13 septembre 2021.

Selon elle, la phase de pourparlers n’était pas encore terminée fin août 2021, ni au plan du chantier juridique, ni au plan du chantier stratégique. En conséquence, pendant cette phase de pourparlers, Monsieur [O] ne pouvait pas considérer que Monsieur [R], secrétaire général, avait la capacité de lui faire une offre de contracter engageant la société.
Elle rappelle que Monsieur [R] a été délégué en interne pour coordonner les aspects relatifs à la proposition de services de Monsieur [O] et qu’en sa qualité de secrétaire général, son rôle n’était pas de faire de la stratégie et qu’il ne pouvait se substituer aux gérants dans la prise de décision.

Elle relève que dans la version signée par le demandeur, le signataire pour la société TIKEHAU CAPITAL n’est pas le secrétaire général mais est laissé en blanc pour insérer le nom de l’un ou l’autre des gérants.

Elle constate également que la première version dudit projet de contrat a été communiquée par le demandeur, que cette offre n’était pas exhaustive puisque faite sous la réserve pour Monsieur [O] qu’un accord soit trouvé sur la “side letter”.

Elle conteste l’exécution invoquée par Monsieur [O].
Elle soutient qu’aucune assistante n’a été attribuée à Monsieur [O] et que cette dernière était simplement là pour l’aider dans ses démarches et organiser le voyage.

Elle se défend d’avoir attribué à Monsieur [O] une adresse mail interne à l’entreprise, ainsi que des outils informatiques et un badge d’accès postérieurement au 1er septembre 2021.

Elle explique que c’est uniquement dans l’hypothèse où les entretiens aboutiraient en une décision positive et dans la mesure où le demandeur était à [Localité 4], qu’il apparaissait logique, d’un point de vue matériel et pragmatique, de préparer ces outils de travail qu’il pourrait emporter à [Localité 3] et de lui en expliquer le fonctionnement.

Mais aucune décision positive n’ayant été prise lors de ces entretiens et le package contractuel n’ayant pas été finalisé avant son départ, Monsieur [O] n’a pu utiliser ou conserver aucun de ces attributs.
Elle fait observer que Monsieur [O] a toujours utilisé l’adresse mail de sa société de conseil dans ses échanges avec elle, que ce soit avant ou après le 1er septembre 2021, ce qui démontre qu’il ne disposait pas des outils informatiques de TIKEHAU CAPITAL.

Le badge d’accès a été remis à Monsieur [O] pour faciliter l’organisation des réunions entre le 8 et 10 septembre mais le demandeur n’a pas utilisé son badge après son départ.

Elle souligne que les réunions qui se sont tenues entre le 8 et le 10 septembre 2021 n’étaient pas des réunions de travail liées à l’exécution du contrat mais des réunions visant à apprécier à titre conclusif les propositions de services formulées par Monsieur [O] au regard des débats stratégiques existants en interne dans la société.

La société TIKEHAU CAPITAL s’oppose donc aux demandes fondées sur les termes d’un contrat qui n’a pas été conclu.
Elle s’oppose au préjudice d’image qui est, selon elle, fondé sur des allégations invérifiables ou inexactes.
S’agissant du préjudice moral, la défenderesse relève que le demandeur a lui-même indiqué en juillet 2021 à la directrice de l’école dans laquelle il entendait inscrire ses enfants, qu’il ne reviendrait pas en France en raison d’imprévus personnels et de la prolongation de la mission de son épouse. Dès lors, sa décision de rester à [Localité 3] était indépendante de ses projets professionnels avec la société TIKEHAU CAPITAL.

Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, le tribunal renvoie aux conclusions des parties pour un exposé plus complet de leurs prétentions et moyens.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 9 octobre 2023, et les plaidoiries ont été fixées au 13 mai 2024.

A l’issue des débats l’affaire a été mise en délibéré et les parties ont été avisées de ce que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 2 juillet 2024.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la formation du contrat litigieux

Aux termes de l’article 1104 du code civil, les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.

S’agissant de la négociation et de la formation du contrat, il convient d’examiner la chronologie telle qu’elle résulte des pièces produites.

Il résulte des échanges entre les parties que le premier contact écrit entre Monsieur [W] [O] et Monsieur [Z] [R], secrétaire général de la société TIKEHAU CAPITAL est un courriel du 12 avril 2021 par lequel Monsieur [O] transmet à son interlocuteur une note sur le projet FFS.

Il s’en est suivi des échanges réguliers entre Messieurs [O] et [R] avec diverses réunions.

Le 25 mai 2021, Monsieur [O] a transmis à Monsieur [R] une “feuille de route” préliminaire, puis le 8 juin 2021, une note sur le développement de TIKEHAU au Moyen-Orient.

Le 28 juillet 2021, Monsieur [R] a écrit à Monsieur [V] [E] : “Vu que nous souhaitons conclure le contrat avec [W], pouvez-vous nous mettre en relation avec l’un de vos collègues au département du travail pour discuter de la formalisation de notre accord ?”

Puis, un premier projet de contrat de prestation de services a été adressé par Monsieur [O] à Monsieur [R] le 4 juillet 2021, et ce dernier l’a transmis au cabinet d’avocats de la société TIKEHAU CAPITAL pour validation.

A la suite de cela, Monsieur [R] a repris l’initiative en adressant à Monsieur [O], le 31 août 2021, une version mise à jour du projet pour commentaires finaux. Monsieur [O] a confirmé son accord pour signature.

C’est dans ces conditions, et alors que l’accord de Monsieur [O] avait déjà été exprimé, que Monsieur [R] a adressé à Monsieur [O], le 1er septembre 2021, la version définitive intitulée non plus “draft” (projet) mais “execution version” (version à signer) ce qui a été fait le jour même.

Dans ces conditions, au vu des échanges précédents l’envoi du contrat à signer par la société TIKEHAU CAPITAL marque de façon claire l’accord des volontés des parties et la défenderesse ne peut pas, sans se départir de la bonne foi exigée par l’article 1104 dans la négociation et la formation des contrats, contester la rencontre des volontés qui scelle le rapport contractuel entre les parties.

L’argument selon lequel le contrat aurait été incomplet puisqu’il n’était pas accompagné de la “side letter” prévue n’est pas pertinent puisqu’il résulte du courriel de Monsieur [R] du 10 août 2021 que la “side letter” a été envisagée dans le but, à terme, de convertir le contrat de prestation de services en contrat de travail. L’absence de ce document est donc indifférente pour la conclusion du contrat de prestation de services.

Les décisions des comités exécutifs qui se sont tenus postérieurement au 1er septembre 2021 sont également sans aucune incidence sur la formation du contrat.

Il convient au surplus de constater, au-delà des dénégations opposées par la société TIKEHAU CAPITAL, que le contrat a effectivement reçu un début d’exécution.

En effet, alors que la date de prise d’effet mentionnée dans le contrat signé par Monsieur [O] est le 1er septembre 2021, dès le 3 septembre, Monsieur [R] a pris l’initiative d’adresser à Madame [I], salariée de TIKEHAU CAPITAL, un courriel dans lequel il écrit :“Comme convenu, voici la liste des réunions à organiser la semaine prochaine pour [W] ...”

S’il ne s’agissait pas, comme le prétend la défenderesse, de réunion de travail en exécution du contrat qui venait d’être signé, il n’y aurait aucune raison pour que ces réunions soient organisées pour Monsieur [O] par une secrétaire de TIKEHAU CAPITAL.

Le tribunal observe également que ce même 3 septembre, cette même Madame [I] écrivait à Monsieur [O] qu’elle demandait la création de son profil auprès du service informatique en vue de la création d’une adresse électronique, étant observé que la création de cette adresse a été demandée par Monsieur [R].

La société TIKEHAU CAPITAL ne conteste pas la tenue de réunions évoquées par Monsieur [O] mais soutient qu’elles ne s’inscrivent pas dans l’exécution du contrat de prestation de services, ce qui, compte tenu des raisons exposées ci-dessus n’est guère convaincant, et l’argument tiré de la non-utilisation de l’adresse électronique est sans portée.

Il n’est pas non plus contesté qu’un badge d’accès aux locaux de la société a bien ait été remis à Monsieur [O] ce qui ne traduit pas de simple réunions préliminaires, ni même qu’une salariée de TIKEHAU CAPITAL ait effectué des tâches pour son compte.

Ces diverses prestations sont expressément prévues par l’article 13.2 du contrat, et de l’ensemble de ces éléments, il s’évince que le contrat du 1er septembre 2021 a bien été conclu et qu’il oblige les deux parties en exécution des dispositions de l’article 1103 du code civil.

Sur conséquences de la non-exécutions par la société TIKEHAU de ses engagements

Aux termes de l’article 1231-1 du code civil :
“Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.”

Selon l’article 11.1 du contrat, celui-ci a été conclu pour une durée de 18 mois, renouvelable une fois pour une durée de 6 mois.

Selon les articles 11.2 et 11.3 chaque partie peut, sans engager sa responsabilité à l’égard de l’autre, résilier le contrat sous réserve d’un préavis écrit de 60 jours, sauf manquement par l’une des parties à ses obligations qui permets une résiliation immédiate.

Toutefois, l’article 11.4 stipule que “Nonobstant l’article 11.3 ci-dessus, la société ne pourra résilier le présent contrat avant le 31 août 2022 à moins que le prestataire n’ait manqué à ses obligations au titre du présent contrat ou qu’il soit notifié par la société une sous-performance manifeste à laquelle il n’est pas remédié pendant une période de trente jours à compter de la date de notification.”

En l’espèce, aucun manquement et aucune sous performance ne sont reprochés à Monsieur [O], de sorte que le contrat devait se poursuivre jusqu’au 31 août 2022. Au-delà, la société TIKEHAU CAPITAL pouvait le résilier sous la seule réserve du respect d’un délai de préavis et de 60 jours.

Sur la perte d’honoraires

La perte d’honoraires subie correspond aux 12 mois de la période initiale auxquels s’ajoutent les deux mois de préavis soit un total de 14 mois.

Les honoraires de Monsieur [O] ont été fixés par l’annexe 1 du contrat qui prévoit un honoraire fixe de 270 000 dollars US payables par mensualités pour la durée initiale du contrat, ce qui équivaut, sur 18 mois, à la somme mensuelle de 15 000 $ dollars US, et non 22.500 dollars comme le détaille Monsieur [O] dans sa réclamation.

Par conséquent, les honoraires perdus à ce titre par Monsieur [O] s’élèvent à 210.000 dollars US et la société TIKEHAU CAPITAL sera donc condamnée au paiement de cette somme.

Conformément à l’article 1231-6 du code civil, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2022, date de la mise en demeure.

Sur le remboursement des frais

Monsieur [O] réclame la somme de 1.157 dollars à titre de frais professionnels qui ne lui ont pas été remboursés.

Décision du 02 Juillet 2024
5ème chambre 1ère section
N° RG 22/04918 - N° Portalis 352J-W-B7G-CWRJJ

Ceux-ci se décomposent en frais exposés pour un voyage du 27 et 28 juillet 2021 pour 688 dollars et un voyage à [Localité 4] du 8 au 10 septembre.

S’agissant des frais pour le voyage des 27 et 28 juillet, ces frais ont été exposés avant la conclusion du contrat et n’engage donc pas la société TIKEHAU CAPITAL.

Les frais réclamés au titre du voyage à [Localité 4] du 8 au 10 septembre 2021 ne sont justifiés que par un tableau établi par Monsieur [O] et sa facture d’honoraires qui ne constitue pas des preuves suffisantes de la réalité et du montant des sommes engagées.

Cette réclamation sera en conséquence rejetée.

Sur la perte de l’honoraire de résultat

L’annexe 1 prévoyait un honoraire variable d’un montant cible de 270.000 dollars avec la détermination d’un pourcentage variant de 50 % de ce montant à 150 % en fonction des résultats obtenus.

Le refus opposé par la société TIKEHAU CAPITAL de respecter ses engagements contractuels est incontestablement à l’origine pour Monsieur [O] d’une perte de chance de percevoir l’honoraire variable prévu.

Celui-ci évalue sa perte de chance à 50 % du maximum qu’il aurait pu percevoir soit 270.000 x 1,5 /2 = 202.500 dollars.

En l’absence de tout élément permettant au tribunal d’estimer les chances pour Monsieur [O] de réaliser le maximum des objectifs fixés, il y a lieu de retenir 50 % de perte de chance de réaliser l’objectif cible sans majoration soit 270.000 / 2 = 135.000 dollars US.

La société TIKEHAU CAPITAL sera donc également condamnée au paiement de cette somme avec intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2022.

Sur la demande au titre du préjudice d’image

Sur ce point, Monsieur [O] procède par affirmation et se contente de soutenir qu’il a subi un préjudice d’image et les seules pièces produites à l’appui (pièce n° 28, 33, 40 et 47) sont insuffisantes à établir la réalité de ce chef de préjudice.

Monsieur [O] sera donc débouté de cette demande.

Sur la demande au titre du préjudice moral

Monsieur [O] caractérise son préjudice moral par les efforts déployés pour la mise en oeuvre des stratégies en vue de développer l’activité de TIKEHAU CAPITAL au Moyen-Orient.

Les conditions dans lesquelles Monsieur [O] a été informé du refus de la société TIKEHAU CAPITAL de respecter ses engagements contractuels après les mois passés à lui faire penser exactement le contraire est effectivement à l’origine d’un préjudice moral personnel.

En revanche, Monsieur [O] ne peut pas se prévaloir de l’annulation de la rentrée scolaire de ses enfants en France puisqu’il résulte du mail qu’il a adressé à l’école le 5 juillet 2021, soit bien antérieurement à la conclusion du contrat, qu’il avait pris la décision de laisser ses enfants scolarisés à [Localité 3] notamment en raison du prolongement de la mission de son épouse jusqu’en novembre.

Le préjudice moral de Monsieur [O] apparaît donc limité et la société TIKEHAU CAPITAL sera condamnée à lui payer à ce titre la somme de 5.000 euros.

Sur les frais irrépétibles et les dépens

En application de l’article 696 du code de procédure civile, la société TIKEHAU CAPITAL qui succombe sera tenue aux dépens.

Aucune considération tirée de l’équité n’impose de laisser à la charge de Monsieur [O] la totalité des frais non compris dans les dépens.

En conséquence, la société TIKEHAU CAPITAL sera donc condamnée à payer à Monsieur [W] [O] la somme de la somme de 5.000 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile.

Sur l’exécution provisoire

En vertu de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement. En l’espèce, aucune circonstance particulière ne justifie que l’exécution provisoire de droit soit écartée.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement par jugement contradictoire, prononcé par mise à disposition au greffe, et en premier ressort ;

CONDAMNE la société TIKEHAU CAPITAL à payer à Monsieur [W] [O] :

- La contrepartie en euros de la somme de 210.000 dollars US selon le taux de change en vigueur à la date de la décision au titre de la perte d’honoraires ;
- La contrepartie en euros de la somme de 135.000 dollars US selon le taux de change en vigueur à la date de la décision au titre de la perte de chance sur honoraire variable ;
- La somme de 5.000 euros au titre du préjudice moral ;

DIT que ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2022 ;

DIT que les intérêts dus pour une année entière produiront à leur tour intérêts ;

DEBOUTE les parties de toutes demandes plus amples ou contraires ;

CONDAMNE la société TIKEHAU CAPITAL à payer à Monsieur [W] [O] la somme de 5.000 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société TIKEHAU CAPITAL aux dépens ;

RAPPELLE que l’exécution provisoire est de droit et DIT n’y avoir lieu de l’écarter.

Fait et jugé à Paris le 2 juillet 2024.

La GreffièreLe Président


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 5ème chambre 1ère section
Numéro d'arrêt : 22/04918
Date de la décision : 02/07/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 08/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-07-02;22.04918 ?
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