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27/06/2024 | FRANCE | N°22/01551

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 1ère section, 27 juin 2024, 22/01551


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]

Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me RUDONI #J22
Copie certifiée conforme délivrée à : Me FORTUNET #J1




3ème chambre
1ère section

N° RG 22/01551
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCQX

N° MINUTE :

Assignation du :
15 décembre 2021











JUGEMENT
rendu le 27 juin 2024
DEMANDERESSE

S.A.S. VOODOO
[Adresse 1]
[Localité 4]

représentée par Me Edouard FORTUNET du PARTNERSHIPS JONES DAY, avocat au bar

reau de PARIS, vestiaire #J0001


DÉFENDERESSES

Société SAYGAMES LLC
[Adresse 5]
[Adresse 3] (BIÉLORUSSIE)

Société SAYGAMES LTD
[Adresse 7], Floor 2
[Localité 2] (CHYPRE)

représentées par Me...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]

Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me RUDONI #J22
Copie certifiée conforme délivrée à : Me FORTUNET #J1

3ème chambre
1ère section

N° RG 22/01551
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCQX

N° MINUTE :

Assignation du :
15 décembre 2021

JUGEMENT
rendu le 27 juin 2024
DEMANDERESSE

S.A.S. VOODOO
[Adresse 1]
[Localité 4]

représentée par Me Edouard FORTUNET du PARTNERSHIPS JONES DAY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0001

DÉFENDERESSES

Société SAYGAMES LLC
[Adresse 5]
[Adresse 3] (BIÉLORUSSIE)

Société SAYGAMES LTD
[Adresse 7], Floor 2
[Localité 2] (CHYPRE)

représentées par Me Alexandre RUDONI du LLP ALLEN & OVERY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0022

Décision du 27 juin 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/01551
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCQX

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Anne-Claire LE BRAS, 1ère Vice-Présidente Adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, Juge,

assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière

DEBATS

A l’audience du 27 février 2024 tenue en audience publique, avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 30 mai 2024.
Le délibéré a été prorogé au 27 juin 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Créée en 2013, la société Voodoo est une société française spécialisée dans la conception, le développement, l’édition et la distribution de jeux vidéo grand public pour téléphones mobiles intelligents et tablettes. Son modèle économique et son approche stratégique en font une entreprise implantée sur le marché de “l’hyper casual gaming”, des jeux simples dans la prise en main et dont la durée de vie est relativement courte.
Le 4 novembre 2020, la société Voodoo a mis en ligne sur la plateforme de téléchargement App Store de la société Apple le jeu dénommé City Takeover. Ce jeu relève du genre des jeux de stratégie en temps réel dans lesquels “le joueur doit conquérir des bases et combattre l’adversaire”. La société Voodoo bénéficie d’une licence exclusive mondiale sur ce jeu en vertu d’un contrat qu’elle a signé avec le créateur, la société Game Worthy Studios.
Le jeu Town Takeover a été développé en interne par les développeurs de la société Voodoo, qui détient le droit de concevoir et d’exploiter des jeux dérivés de City Takeover, en vertu des contrats signés avec le créateur de ce jeu, la société Game Worthy Studios. Il a été lancé au printemps 2021 et commercialisé durant l’été.
La société Voodoo est titulaire de dessins et modèles communautaires enregistrés le 9 avril 2021 protégeant des éléments caractéristiques du jeu City Takeover, parmi lesquels les n° 008493258-0022, n° 008493258-0023, n° 008493258-0027 et n° 008493258-0028 :

Le groupe SayGames est spécialisé dans l’édition et la distribution de jeux vidéo grand public en particulier dans le segment de l’« hyper casual gaming ». Il est composé notamment d’une société biélorusse SayGames LLC, fondée en 2018, et d’une société chypriote SayGames LTD, fondée en 2020. Le jeu Tower War – Tactical Conquest (ci-après Tower War), développé par la société Vaveda et sur lequel la société Saygames LTD détient une licence exclusive mondiale, a été commercialisé en août 2021.
Estimant que le jeu Tower War constitue la copie servile de ses jeux City Takeover et Town Takeover et contrefait certains de ses dessins et modèles, la société Voodoo a fait procéder, le 8 septembre 2021 à des opérations de constat par Me [V], commissaire de justice à [Localité 6].
Le 9 septembre 2021, la société Voodoo a adressé, par l’intermédiaire de son conseil, une lettre de mise en demeure à l’attention des sociétés Saygames concernant le jeu Tower War lui demandant de s’engager par écrit à retirer immédiatement, sur une base mondiale, le jeu Tower War. Aucun accord n’a été trouvé entre les parties.
C’est dans ce contexte que la société Voodoo a fait délivrer, par acte d’huissier de justice du 15 décembre 2021, une assignation en contrefaçon de dessins et modèles communautaires et en concurrence déloyale pour parasitisme aux sociétés SayGames LLC et SayGames LTD.

Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 17 mai 2023, la société Voodoo demande au tribunal, au visa des articles L. 521-7, L. 521-8, L. 522-1 et L. 522-2 du code de la propriété intellectuelle, R. 211-7 du code de l’organisation judiciaire, 1240 et suivants du code civil, L. 121-1, L. 121-2, L. 121-3, L. 441-1 et L. 454-1 du code de la consommation, 73, 74, 76, 695, 700 et 789 du code de procédure civile, du règlement (CE) n° 06/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires et du règlement (CE) n° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, de : Juger irrecevable l’exception de procédure soulevée par les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, faute d’avoir été soulevée in limine litis devant le juge de la mise en état ; Dire et juger que le jeu Tower War – Tactical Conquest des sociétés SayGames LTD et SayGames LLC reproduit les caractéristiques de ses dessins et modèles communautaires enregistrés n° 008493258-0022, n° 008493258-0023, n° 008493258-0027 et n° 008493258-0028; Dire et juger que les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC se rendent coupables de contrefaçon des dessins et modèles communautaires enregistrés n° 008493258-0022, n° 008493258-0023, n° 008493258-0027 et n° 008493258-0028 en proposant au téléchargement, au sein de l’Union européenne, le jeu Tower War – Tactical Conquest ; Rejeter l’ensemble des demandes des sociétés SayGames LTD et SayGames LLC ; Ordonner aux sociétés SayGames LTD et SayGames LLC le retrait, sur le territoire de l’Union européenne, des caractéristiques contrefaisants les dessins et modèles communautaires enregistrés n° 008493258-0022, n° 008493258-0023, n° 0084932580027 et n° 008493258-0028de toutes les plateformes de téléchargements existantes à compter d’un délai de 24 heures suivant la signification du jugement à intervenir et ce sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, étant précisé que l’offre de téléchargement du jeu Tower War – Tactical Conquest ou de tout autre jeu incorporant les dessins et modèles communautaires enregistrés constitue une infraction distincte ; Dire et juger que les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC seront responsables de la mise en œuvre effective de cette mesure d’interdiction sous astreinte, et devront notamment empêcher à toute personne d’accéder au jeu Tower War – Tactical Conquest en mettant en œuvre les mesures adéquates, telles que la mise en ligne d’une mise à jour du jeu Tower War – Tactical Conquest qui bloquerait toute possibilité de jouer à ce jeu ; Condamner in solidum les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC à lui payer la somme de 466 000 euros à titre de dommages-intérêts ; Condamner in solidum les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC à lui payer la somme de 100 000 euros en réparation de son préjudice moral et de la banalisation de ses dessins et modèles; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, dans un délai de 24 heures à compter de la signification du jugement à intervenir et sous astreinte de 3 000 euros par jour de retard, sur les pages d’accueil du site Internet https://www.say.games, sur la page Facebook, sur la page Instagram et sur la page LinkedIn des sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, pendant une durée d’un mois ; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, accompagné d’un message objectif et explicatif, dans cinq journaux ou revues de son choix, en France et/ou à l’international, en français ou en anglais selon le journal, aux frais avancés par les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, sans que le coût n’excède la somme de 5 000 euros hors taxes par insertion ; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, sur l’application Tower War – Tactical Conquest, en mettant en ligne une mise à jour du jeu Tower War – Tactical Conquest, sur laquelle figurera uniquement le dispositif du jugement à intervenir, en français et en anglais, dans une taille de caractère Times New Roman n°14, de sorte que les utilisateurs actuels du jeu Tower War – Tactical Conquest soient informés du jugement intervenu ; Dire et juger que les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, en proposant au téléchargement le jeu Tower War – Tactical Conquest, se rendent coupables de concurrence déloyale par parasitisme, à son préjudice; Interdire aux sociétés SayGames LTD et SayGames LLC de poursuivre, dans le monde entier, les actes de concurrence déloyale consistant dans la mise sur le marché du jeu Tower War – Tactical Conquest ou de tout autre jeu similaire qui reprendrait les caractéristiques essentielles du jeu City Takeover, à compter d’un délai de 24 heures suivant la signification du jugement à intervenir et ce sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, étant précisé que l’offre de téléchargement du jeu Tower War – Tactical Conquest ou de tout autre jeu similaire qui reprendrait les caractéristiques essentielles du jeu City Takeover constitue une infraction distincte; Dire et juger que les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC seront responsables de la mise en œuvre effective de cette mesure d’interdiction sous astreinte, et devront notamment empêcher à toute personne d’accéder au jeu Tower War – Tactical Conquest en mettant en œuvre les mesures adéquates, telles que la mise en ligne d’une mise à jour du jeu Tower War – Tactical Conquest qui bloquerait toute possibilité de jouer à ce jeu ; Condamner in solidum les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC à lui payer la somme de 4 825 000 euros à titre de dommages-intérêts ; Condamner in solidum les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC à lui payer la somme de 500 000 euros en réparation de l’atteinte portée à son image et de son préjudice moral ; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, dans un délai de 24 heures à compter de la signification du jugement à intervenir et sous astreinte de 3 000 euros par jour de retard, sur les pages d’accueil du site Internet https://www.say.games, sur la page Facebook, sur la page Instagram et sur la page LinkedIn des sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, pendant une durée d’un mois ; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, accompagné d’un message objectif et explicatif, dans cinq journaux ou revues de son choix, en France et/ou à l’international, en français ou en anglais selon le journal, aux frais avancés par les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC, sans que le coût n’excède la somme de 5 000 euros hors taxes par insertion ; Ordonner une mesure de publication du dispositif du jugement à intervenir, sur l’application Tower War – Tactical Conquest, en mettant en ligne une mise à jour du jeu Tower War – Tactical Conquest, sur laquelle figurera uniquement le dispositif du jugement à intervenir, en français et en anglais, dans une taille de caractère Times New Roman n°14, de sorte que les utilisateurs actuels du jeu Tower War – Tactical Conquest soient informés du jugement intervenu ; Se réserver la liquidation des astreintes ordonnées aux termes du jugement à intervenir ; Condamner in solidum les sociétés SayGames LTD et SayGames LLC aux entiers dépens d’instance et à lui payer la somme de 70 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Dans leurs dernières conclusions du 21 juin 2023,les sociétés Saygames LLC et Saygames LTD demandent au tribunal, au visa des dispositions du règlement (CE) n° 06/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires et du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (« Bruxelles I bis ») ainsi que des articles 1240 et suivants du code civil, de l'article 6 paragraphe 1 du règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II ») et des articles 695, 699 et 700 du Code de procédure civile de :• Déclarer que la société Saygames LLC, qui n'est pas l'éditeur du jeu litigieux, et qui a, par ailleurs, cessé toute activité depuis novembre 2022 à la suite d'une procédure de liquidation, doit être mise hors de cause ;
• Juger qu'il n'existe aucun acte de contrefaçon de droits des dessins et modèles communautaires au préjudice de la société Voodoo sur les fondements des dispositions du Règlement (CE) n°06/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires ;
• Juger qu'il n'existe aucun acte de concurrence déloyale et de parasitisme au préjudice de la société Voodoo sur les fondements des articles 1240 et suivants du code de procédure civile ;
• Débouter la société Voodoo de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;
• A titre subsidiaire, limiter expressément la portée des mesures de retrait, d'interdiction et de publication de la décision à intervenir au seul territoire français, le montant des dommages et intérêts au titre de la contrefaçon des dessins et modèles communautaires au seul préjudice subi par la société Voodoo sur le territoire français et le montant des dommages et intérêts au titre de la concurrence déloyale et parasitaire au seul préjudice subi par la société Voodoo sur le territoire français.
• Condamner la société Voodoo aux entiers dépens et à leur verser la somme de 300 000 euros, sauf à parfaire, au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L’ ordonnance de clôture a été rendue le 27 juin 2023.

MOTIFS

Sur la demande de mise hors de cause de la société Saygames LLC

Moyens des parties

Les sociétés Saygames sollicitent la mise hors de cause de la société Saygames LLC, dans la mesure où seule la société Saygames LTD est éditrice du jeu vidéo, la société Saygames LLC ayant par ailleurs cessé toute activité à la suite de sa liquidation en novembre 2022.
La socité Voodoo estime qu’elles ne sont pas recevables à soulever cette fin de non-recevoir dont n’a pas été saisi le juge de la mise en état. Appréciation du tribunal

Cette fin de non-recevoir n’ayant pas été soulevée devant le juge de la mise en état dans les conditions de l’article 789 du code de procédure civile, les sociétés Saygames ne sont pas recevables à la soulever pour la première fois devant le tribunal. Cette fin de non-recevoir sera donc écartée. Il appartiendra au tribunal, dans le cadre de l’examen des prétentions au fond, de se prononcer sur le bien fondé des demandes en ce qu’elles sont formées à l’encontre de la société Saygames LLC.
Sur la contrefaçon de dessins et modèles communautaires

Moyens des parties

La société Voodoo soutient que le jeu Tower War des sociétés Saygames contrefait quatre de ses dessins et modèles communautaires enregistrés dans la classe “interfaces utilisateurs graphiques” sous les n° 008493258-0022, 008493258-0027, 008493258 -0023 et 008493258-0028, qui représentent des captures de scènes du jeu. Se prévalant de procès-verbaux de constat dressés par un huissier de justice, elle estime que la distribution, sans son accord, d’un jeu dans lequel ces dessins et modèles sont incorporés, constitue un acte de contrefaçon.
S’il ne s’agit pas d’une reproduction à l’identique de ses dessins et modèles, elle dénonce des dessins très similaires alors que le concepteur de ce type de jeu pour téléphone portable dispose, selon elle, d’une très grande latitude de création. Elle conteste le fait que les caractéristiques revendiquées soient banales et qualifie de mineures les différences mises en avant en défense. Elle soutient au contraire que les scènes sont identiques, avec des bâtiments et des personnages trop simples pour apprécier les détails. La société Voodoo estime que les concepteurs du jeu ne se sont pas distingués de ses titres, mais ont, au contraire, cherché à s’en rapprocher le plus possible, au point que les utilisateurs avertis de ces jeux puissent penser qu’il s’agit d’une déclinaison des modèles déposés.

Elle conclut que les extraits constatés dans les procès-verbaux ne produisent pas sur l’utilisateur averti, qu’elle définit comme le consommateur qui joue régulièrement à des jeux de stratégie en temps réel, “hyper casual”, sur le petit écran de son téléphone portable ou de sa tablette, une impression visuelle globale différente de ses dessins et modèles. Elle sollicite donc des mesures propres à éviter la poursuite de la contrefaçon, à réparer son préjudice ainsi que des mesures complémentaires, de publication notamment.

Les sociétés Saygames estiment qu’il n’y a pas de contrefaçon de dessins et modèles en raison de la banalité des caractéristiques revendiquées par la société Voodoo et de l’impression visuelle d’ensemble différente produite sur l’utilisateur averti par les scènes de leur jeu Tower war.
Elles considèrent que les caractéristiques dont se prévaut la société Voodoo sont totalement banales, très simples et communes aux jeux “relier et conquérir”(“connect & conquer”). Elles soulignent que se retrouvent ainsi dans des jeux antérieurs le code couleur, le nombre écrit en blanc sur les bâtiments, leur taille, les liaisons de couleur ou encore les personnages qui se déplacent. Elles ajoutent que les similitudes relevées s’expliquent également par l’utilisation de banques d’images par les créateurs et que la reprise d’éléments appartenant au fond commun de ce type de jeux ne peut être fautif. Selon elles, l’utilisateur averti, qui connaît les différents dessins et modèles du secteur concerné, n’accordera qu’une importance minime à ces caractéristiques alors que le créateur jouit d’une liberté limitée compte-tenu de la taille de l’écran et de la simplicité intrinsèque de ces jeux. Elles invoquent la saturation de l’art antérieur rendant l’utilisateur averti plus sensible aux différences, même mineures.

Elles ajoutent que les scènes du jeu Tower War produisent une impression visuelle d'ensemble différente des dessins et modèles de la société Voodoo sur l’utilisateur averti, doté d’un degré d’attention relativement élevé. Elles soulignent que le jeu Tower war sera perçu comme un jeu militaire, réaliste et que les différences dans la couleur de l'arrière-plan et dans les graphismes suffisent à produire une impression d'ensemble différente dans l’apparence des jeux. Elle conclut à l’absence de contrefaçon.

Appréciation du tribunal

En application de l’article 3 (a), du règlement (CE) Nº 6/2002 du conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires, “Un dessin ou modèle consiste en “l'apparence d'un produit ou d'une partie de produit que lui confèrent, en particulier, les caractéristiques des lignes, des contours, des couleurs, de la forme, de la texture et/ou des matériaux du produit lui-même et/ou de son ornementation.”
Dès lors, une interface graphique, obtenue par le biais d’un programme informatique, peut être protégée par l’enregistrement d’un dessin ou modèle communautaire, dès lors qu’elle a une forme extérieure concrète.
A ce titre, il importe de rappeler que le droit des dessins ou modèles vise à protéger l'apparence d'un produit, son aspect extérieur et non la conception de ses modalités d'utilisation ou de fonctionnement. Le mouvement, comme au cas présent dans une interface graphique, est toutefois une caractéristique protégeable lorsqu’elle peut être représentée graphiquement.
L'article 10 de ce même règlement, intitulé « Étendue de la protection », dispose que « 1. La protection conférée par le dessin ou modèle communautaire s'étend à tout dessin ou modèle qui ne produit pas sur l'utilisateur averti une impression visuelle globale différente.2. Pour apprécier l'étendue de la protection, il est tenu compte du degré de liberté du créateur dans l'élaboration du dessin ou modèle ».

L'utilisateur averti, se définit comme doté d'une vigilance particulière, que ce soit en raison de son expérience personnelle ou de sa connaissance étendue du secteur considéré, de l'importance respective qu'il y a lieu d'accorder aux différentes caractéristiques des dessins ou modèles comparés et, enfin, du degré de liberté du créateur qui varie selon la nature du produit.
A ce titre, il faut rappeler que plus la liberté du créateur dans l’élaboration d’un dessin ou modèle est grande, moins des différences mineures entre les dessins ou modèles comparés suffisent à produire une impression globale différente sur l’utilisateur averti. À l’inverse, plus la liberté du créateur dans l’élaboration d’un dessin ou modèle est restreinte, plus les différences mineures entre les dessins ou modèles comparés suffisent à produire une impression globale différente sur l’utilisateur averti.
L'article 19 de ce même règlement, intitulé « Droits conférés par le dessin ou modèle communautaire » énonce que : « 1. Le dessin ou modèle communautaire enregistré confère à son titulaire le droit exclusif de l'utiliser et d'interdire à tout tiers de l'utiliser sans son consentement. Par utilisation au sens de la présente disposition, on entend en particulier la fabrication, l'offre, la mise sur le marché, l'importation, l'exportation ou l'utilisation d'un produit dans lequel le dessin ou modèle est incorporé ou auquel celui-ci est appliqué, ou le stockage du produit à ces mêmes fins. […]
Enfin, aux termes des dispositions de l'article L. 515-1 du code de la propriété intellectuelle, « toute atteinte aux droits définis par l'article 19 du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil, du 12 décembre 2001, sur les dessins ou modèles communautaires constitue une contrefaçon engageant la responsabilité civile de son auteur ».
La contrefaçon s’apprécie par rapport aux ressemblances et non par rapport aux différences.*

En l’espèce, les dessins et modèles enregistrés dont est titulaire la société Voodoo représentent des captures d’écran d’interfaces du jeu vidéo de stratégie en temps réel “City takeover”, dans lequel le joueur doit conquérir des bases et défendre les siennes dans un univers péri-urbain. Il appartient à la catégorie des jeux dit “hyper casual” qui s’adressent à des joueurs cherchant des sessions de jeu courtes, très simples dans leur prise en main et dont il s’avère qu’ils ont une durée de vie limitée. Décision du 27 juin 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/01551
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCQX

L’utilisateur averti s’entend, en l’espèce, d’un utilisateur, dont l’attention est moyenne, qui joue de manière habituelle aux jeux vidéo de stratégie“hyper casual” et s’intéresse aux produits du secteur concerné qui lui sont familiers. Il est doté d’un certain degré de connaissance des tendances du marché, ce qui le rend assez sensible aux détails du produit.
En outre, il importe de souligner, avant l’examen de chacun des modèles, que le créateur de ce type de jeu dispose d’une latitude de création qui est limitée à la fois par les contraintes techniques du minimalisme, puisque ce type de jeu se joue sur un petit écran de téléphone portable ou de tablette, et par les modalités d’utilisation qui doivent être très simples pour satisfaire au modèle économique précédemment décrit.
Pour apprécier l’existence d’une contrefaçon, il convient de se référer aux modèles tels qu’ils ont été déposés par la société Voodoo. En effet, la contrefaçon d'un modèle s'apprécie au regard des caractéristiques protégées telles que déterminées par les seules reproductions graphiques ou photographiques contenues dans le certificat d'enregistrement.
Il sera par ailleurs sera dès à présent observé que si une interface graphique peut faire l’objet d’une protection au titre d’un dessin ou modèle communautaire, il n’offre qu’une visualisation statique d’une scène éphémère, extraite d’un objet virtuel dynamique, mouvant et animé, ce qui doit être pris en considération.
Présentation des dessins et modèles communautaires invoqués par la société Voodoo

Le dessin et modèle communautaire n° 008493258-0022

Ce dessin et modèle communautaire représente des bâtiments sous forme de cubes en trois dimensions, leur ombre permettant d’évaluer leur hauteur. Ils sont de couleur bleue, rouge, verte et grise, sur un fond jaune. Le décor, très simplement représenté, comporte des arbres et un cours d’eau. Un chiffre est écrit sur chaque bâtiment, en blanc, fonction du nombre de personnage qu’il contient. Deux bâtiments sont reliés par un chemin de liaison de couleur verte. Un personnage se déplace sur le chemin. Deux murs de couleur noire se dressent entre certains bâtiments. La mention du niveau apparaît en haut de l’image.

Le dessin et modèle communautaire n° 008493258-0023

Ce dessin et modèle communautaire représente des bâtiments de plus haute taille, des immeubles en trois dimensions. L'ombre des bâtiments permet de visualiser leur hauteur. Ils sont de couleur bleue et verte, dans un décor périurbain simple. On observe des obstacles qui se trouvent entre certains bâtiments sous la forme de murs gris foncés, les bâtiments les plus hauts portent l'inscription “MAX”. Des liaisons de couleur relient les bâtiments entre eux et des personnages à tête jaune se trouvent sur ces liaisons. La mention du niveau apparaît en haut de l’image.

Le dessin et modèle communautaire n° 008493258-0028

Ce dessin et modèle représente des bâtiments de haute et de petite taille, en trois dimensions, de forme rectangulaire ou triangulaire. L'ombre des bâtiments permet de visualiser leur hauteur. Ils sont de couleur bleue et rouge, dans un décor périurbain très simple. Des obstacles se trouvent entre certains bâtiments sous la forme de murs gris foncés. Des nombres sont inscrits sur le toit. Des liaisons de couleur relient les bâtiments entre eux et des personnages dotés d’une tête jaune, se trouvent sur ces liaisons.Trois bâtiments se trouvent en bas de la scène, un au milieu à gauche et deux autres en partie haute et des éclats sont visibles. La mention du niveau apparaît en haut de l’image.

Le dessin et modèle communautaire n° 008493258-0027

Ce dessin et modèle montre un agrandissement figurant plusieurs bâtiments dont un de haute taille à côté d'un bâtiment de petite taille, représentés schématiquement en trois dimensions. Les bâtiments comportent des chiffres inscrits sur le dessus ou l'inscription " MAX ". De nombreuses liaisons relient les bâtiments entre eux et des personnages représentant des oursons, se déplacent sur ces liaisons.

Les société Saygames ne remettent pas en cause la validité des dessins et modèles. Elles ne discutent pas leur caractère individuel. Elles soulignent néanmoins, à raison, qu’un certain nombre de caractéristiques dont se prévaut la société Voodoo constituent des traits communs à la catégorie des jeux hyper casual “relier et conquérir”, à laquelle appartient le jeu dont sont issus les dessins et modèles enregistrés.
De fait, les sociétés Saygames démontrent que la représentation de bases que le joueur doit protéger et conquérir par l’utilisation de formes géométriques simples au graphisme peu élaboré, avec la mention des scores, la représentation de liaisons entre les unités et l’emploi de couleurs vives, sont des caractéristiques récurrentes. Elles se retrouvent notamment dans les jeux cités par les sociétés Saygames, parmi lesquels Cell Wars, qui représente des unités par de petits cercles de couleur rouge, verte, grise sur lesquels figurent un chiffre, reliés par un chemin de liaison de couleur, ou encore Little Stars for Little wars 2 et Galcon Fusion. Il s’en déduit que l’utilisateur averti accordera une attention plus importante aux détails.

Sur la caractérisation de la contrefaçon

Sur la contrefaçon du dessin et modèle communautaire n° 008493258-0022

La société Voodoo soutient que certaines scène du jeu vidéo “Tower war Tactical conquest” reproduisent le dessin et modèle communautaire n° 008493258-0022. Elle produit des procès-verbaux de constat dressés par Me [V], huissier de justice à [Localité 6], les 8 septembre 2021, reproduisant les scènes suivantes ou constatant sur internet les vidéo du jeu dont sont extraites des captures d’écran prises durant son déroulement.
Pour rappel, le dessin et modèle de la société Voodoo est le suivant:

Les extraits du procès-verbaux de constat, extraits des conclusions, sont les suivants:

Se retrouvent dans ces scènes, ainsi que le souligne la société Voodoo, des bâtiments schématiquement représentés en trois dimensions de couleur bleue, rouge, verte ou grise avec un nombre écrit en blanc sur leur sommet, des liaisons de couleur entre certains bâtiments et des petits personnages qui se déplacent sur ces chemins de liaison, un décor péri-urbain et des obstacles entre certains bâtiments sous la forme de rangées d'arbres.
Cependant, ainsi qu’il a été précédemment souligné, certaine de ces caractéristiques que sont les bases comportant un nombre, reliées entre elles par un chemin de liaison, constituent un trait commun aux jeux “relier et conquérir”. L’utilisateur averti est donc davantage attentif aux détails, la liberté du créateur étant limitée par le caractère minimaliste des jeux “hyper casual”.
Or, l’utilisateur averti relève que les bâtiments ne sont pas identiques, les obstacles ne sont pas les mêmes, les murs sont remplacés par des arbres et le décor périurbain, bien que très simple, est différent. Le terrain sur lequel sont placés les bâtiments n'est pas de la même couleur : jaune dans le dessin et modèle, vert dans les scènes du jeu Tower War, la disposition et le nombre des bâtiments diffèrent encore. Contrairement à ce qu’affirme la société Voodoo, ces différences ne sont pas mineures.
Dès lors, l’impression visuelle globale pour l’utilisateur averti est différente. Il n’y a pas de contrefaçon du dessin et modèle communautaire.
- Sur la contrefaçon du dessin et modèle communautaire n° 008493258-0023

La société Voodoo soutient que certaines scènes du jeu vidéo Tower war reproduisent ce dessin et modèle. Elle produit des procès-verbaux de constat dressés par Me [V], huissier de justice à [Localité 6], les 8 septembre 2021, reproduisant les scènes suivantes ou constatant sur internet les vidéo du jeu dont sont extraites des captures d’écran prises durant son déroulement.
Pour rappel, le dessin et modèle de la société Voodoo est le suivant:

Les extraits du procès-verbaux de constat, extraits des conclusions, sont les suivants:

Se retrouvent des bâtiments de haute taille schématiquement représentés en trois dimensions, de couleur bleue ou rouge avec une inscription en blanc sur le toit, un chiffre pour les bâtiments les moins haut et l'inscription " Max " pour les plus hauts, des liaisons de couleur entre certains bâtiments, des petits personnages présents sur ces liaisons, un décor péri-urbain doté d’obstacles.
Cependant, l’utilisateur averti sera sensible aux différences d’apparence, alors qu’un certain nombre d’éléments sont usuels dans le secteur des produits concernés. De fait, les bâtiments ne sont pas identiques, il n'y a pas d’immeuble de couleur verte, le décor péri-urbain n'est pas non plus exactement le même et les obstacles varient dans leur représentation. Le terrain sur lequel sont placés les bâtiments n'est pas de la même couleur : jaune dans le dessin et modèle, vert dans les scènes du jeu Tower War. Enfin, la disposition et le nombre des bâtiments diffèrent. Il ne s’agit pas de différences mineures dans l’appréciation de l’apparence, des lignes et des contours.
Dès lors, l’impression visuelle globale pour l’utilisateur averti est différente. Il n’y a pas de contrefaçon de dessin et modèle communautaire.
- Sur la contrefaçon du dessin et modèle communautaire n° 008493258-0028

La société Voodoo soutient que certaines scène du jeu vidéo Tower war reproduisent ce dessin et modèle. Elle produit un procès-verbal de constat dressé par Me [V], huissier de justice à [Localité 6], le 8 septembre 2021, constatant sur internet une vidéo du jeu dont est extraite la capture d’écran prise durant son déroulement.
Pour rappel, le dessin et modèle de la société Voodoo est le suivant:

L’extrait du procès-verbal de constat, extrait des conclusions, est le suivant:

On retrouve dans cette scène des bâtiments de haute et de petite taille schématiquement représentés en trois dimensions, de couleur bleue ou rouge avec un nombre inscrit en blanc sur le dessus, des liaisons de couleur entre certains bâtiments, des petits personnages présents sur ces liaisons, un décor périurbain, trois bâtiments se trouvant en bas de la scène, deux au milieu à gauche et deux autres en partie haute.
Cependant, pour les motifs précédemment exposés, l’utilisateur averti sera sensible aux différences. Or, les bâtiments ont une forme différente et s’inscrivent dans un décor périurbain comportant davantage de détails. Le terrain est jaune dans le dessin et modèle, vert dans les scènes du jeu Tower War, comporte une rivière dans le dessin et modèle alors que la scène litigieuse est marron.
Par conséquent, l’impression visuelle globale pour l’utilisateur averti est différente. Il n’y a pas de contrefaçon de dessin et modèle communautaire.
- Sur la contrefaçon du dessin et modèle communautaire n° 008493258-0027

La société Voodoo soutient que deux scènes du jeu vidéo Tower war reproduisent ce dessin et modèle. Elle produit un procès-verbal de constat dressé par Me [V], huissier de justice à [Localité 6], le 8 septembre 2021, constatant la vidéo du jeu dont sont extraites les captures d’écran durant son déroulement.
Pour rappel, le dessin et modèle de la société VOODOO est le suivant:

Les extraits du procès-verbaux de constat, extraits des conclusions, sont les suivants:

La société Voodoo considère qu’on retrouve dans cette scène, comme dans son dessin et modèle: des bâtiments de haute et de petite tailles représentés schématiquement en trois dimensions, l'ombre des bâtiments permettant de visualiser leur hauteur ; ces bâtiments sont de couleur bleue ou rouge et chacun comporte l'inscription " Max " ou un nombre inscrit en blanc sur le dessus, de nombreuses liaisons de couleur entre les bâtiments, des personnages, habillés en bleu, présents sur ces liaisons, une grande partie de la scène s'inscrit dans un cercle.
Cependant, pour les motifs soulignés précédemment, l’utilisateur averti remarquera que les bâtiments, plus nombreux, n’ont pas la même forme, que le terrain sur lequel sont placés les bâtiments n'est pas de la même couleur et enfin, que les personnages du dessin et modèle ont une tête d’ourson jaune tandis que ceux des scènes du jeu Tower War portent un casque bleu de soldat.
Par conséquent, l’impression visuelle globale pour l’utilisateur averti est différente. Il n’y a pas de contrefaçon de dessin et modèle communautaire.
Au regard de l’ensemble de ces considérations, il y a lieu de débouter la société Voodoo de l’ensemble de ses demandes fondées sur une contrefaçon de dessins ou modèles communautaires.
Sur la concurrence déloyale et parasitaire

Moyens des parties

La société Voodoo soutient que les société Saygames commettent des actes de concurrence déloyale en concevant et en distribuant le jeu Tower War qui est, selon elle, une copie servile du jeu City Takeover. Elle soutient qu’elles se sont rendues coupables de parasitisme, alors qu’elles ont, de manière illicite et déloyale, profité de son savoir-faire mais aussi de ses investissements qui constitue une valeur économique individualisée générant un avantage concurrentiel qu’elle entend préserver. Elle ajoute que la copie de ses publicités constitue également un acte de parasitisme démontrant l’intention des défenderesses de se placer dans son sillage.
La société Voodoo soutient que le jeu Tower War est une copie servile du sien. Elle entend démontrer que si son jeu City Takeover se distingue suffisamment des jeux antérieurs de sa catégorie pour qu’il n’y ait aucun risque de confusion, les concepteurs du jeu Tower war ont repris la plupart des caractéristiques essentielles combinées ensemble de son jeu. Elle écarte les différences soulignées par les sociétés Saygames qui, selon elle, ne sont pas démontrées.

La société Voodoo ajoute que trois publicités ont également été copiées de manière servile, alors qu’elles utilisent des éléments sans rapport direct avec le jeu dont la promotion est faite. Elle estime que cela constitue un fait de parasitisme.
Décision du 27 juin 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/01551
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCQX

Se prévalant de son savoir-faire, la société Voodoo valorise son intervention lors des différentes phases de développement du jeu que sont la phase exploratoire, durant laquelle elle identifie les jeux qui présentent un intérêt, la phase de développement initial pour définir les axes d’amélioration, la phase de test pour parvenir à une version définitive et les phases de commercialisation qui comprennent un lancement préliminaire puis un lancement commercial. Elle estime apporter à chaque étape un savoir-faire et mobiliser des ressources internes, financières, techniques et humaines qui sont une valeur ajoutée. Le développement de ces jeux ayant lieu avec des tests auprès d’utilisateurs réels, elle souligne que certains concurrents, qui connaissent sa notoriété, scrutent ses tests pour développer une copie des jeux identifiés, mettant en péril la pérennité de son modèle économique en réduisant le nombre d’utilisateurs, et, in fine, ses revenus publicitaires.

La société Voodoo estime que les société Saygames se sont placées dans son sillage pour profiter de son savoir-faire, mais aussi de sa notoriété et de ses investissements dans le développement du jeu et de sa promotion. Elle soutient que, conscientes de la qualité de son travail, les société Saygames ont copié le jeu City Takeover sans réaliser d’investissement en argent ou en talent. Elles ont bénéficié du succès remporté grâce aux moyens financiers qu’elle a mis en oeuvre et dont témoigne son directeur financier. En réponse au moyen soulevé en défense, elle rappelle que le risque de confusion est inopérant, au même titre que les investissements publicitaires réalisés par les défenderesses.
Les société Saygames estiment que sous couvert de demandes formées au titre de la concurrence déloyale pour copie servile, la société Voodoo ne se prévaut d'aucun fait distinct de la prétendue contrefaçon de ses dessins et modèles, laquelle n'est pas fondée, et n’invoque ni ne démontre aucun risque de confusion.
Elle soutient que les prétendues ressemblances entre les jeux en cause résultent nécessairement de la mise en forme d'une même idée, au demeurant exploitée de façon identique par une multitude de concurrents et expose que les jeux en cause présentent des différences significatives. Elle ajoute que la société Voodoo n’invoque ni ne caractérise de risque de confusion et qu’en tout état de cause, du téléchargement au lancement du jeu, le consommateur est clairement informé de l'identité de l'éditeur et du studio de développement, évitant toute confusion avec des jeux concurrents.

Les sociétés Saygames contestent s’être placées dans le sillage de la société Voodoo. Elles contestent l’existence d’une valeur économique individualisée dans la mesure où ces jeux hyper casual, par essence très simples, s'inscrivent dans un fond commun plus général des jeux « relier et conquérir » et relevent des tendances du moment. Elles considèrent, en tout état de cause, que la société Voodoo n'apporte pas de preuve suffisante pour justifier de ses prétendus investissements et de son savoir-faire. Elles entendent au contraire démontrer avoir consacré des investissements significatifs pour mettre son jeu sur le marché. Elles ajoutent que le jeu Tower War a été mis sur le marché bien après le jeu City Takeover, dont la durée de vie très courte était pratiquement terminée, et avant le jeu Town Takeover, identique au premier. Elle conclut que cela exclut toute volonté parasitaire, sur un marché à très fort taux de renouvellement.

Appréciation du tribunal

L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
La concurrence déloyale doit être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce, ce qui implique qu'un signe ou un produit qui ne fait pas l'objet de droits de propriété intellectuelle puisse être librement reproduit sous certaines conditions tenant à l'absence de faute, laquelle peut être constituée par la création d'un risque de confusion sur l'origine du produit dans l'esprit de la clientèle, circonstance attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce. L'appréciation de cette faute au regard du risque de confusion doit résulter d'une approche concrète et circonstanciée prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de la reproduction ou de l'imitation, l'ancienneté de l'usage, l'originalité et la notoriété de la prestation copiée.
De fait, il est constant qu’en application du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, le simple acte de copie n'est pas en soi fautif (Cass. com., 18 juin 2002, n° 00-18.436). La copie ou l'imitation ne devient fautive que si elle s'accompagne de circonstances déloyales, ce qui est le cas notamment, lorsque le tiers crée un risque de confusion dans l'esprit du public, ou encore lorsqu'il se place dans le sillage de l'entreprise qui commercialise le produit copié en tirant indûment profit de ses investissements ou de sa notoriété.
Le parasitisme n'exige pas de risque de confusion. Il consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis (en ce sens Cour de cassation, chambre commerciale, 10 juillet 2018, n°16-23.694).
L'action en concurrence déloyale n'est pas un succédané de l'action en contrefaçon et exige la preuve d'une faute relevant de faits distincts de ceux allégués au titre de la contrefaçon (Cass. com., 18 sept. 2019, n° 17-23.253).
L’article 9 du code de procédure civile dispose qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.
*

En l’espèce, la société Voodoo, qui est déboutée de ses demandes fondées sur la contrefaçon de ses dessins ou modèles communautaires, invoque toutefois sur le fondement de la concurrence déloyale, une faute résultant de la copie de caractéristiques et fonctionnalités du jeu qui excèdent la seule reprise de l’apparence des interfaces protégées par un titre de propriété industrielle, une copie de certaines publicités ainsi qu’une atteinte à ses investissements et à son savoir-faire.
Il est constant que constitue un acte de concurrence déloyale la copie servile d’un produit commercialisé par une entreprise susceptible de créer un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle (Civ. 1ère, 9 avril 2015, n°14-11.853). La démonstration de ce que le produit concurrent est une copie pure et simple permet d’établir la concurrence déloyale.
La société Voodoo démontre avoir mis en ligne sur la plateforme App Store de la société Apple, le jeu City Takeover le 4 novembre 2020. Le 18 décembre 2020, ce même jeu a été rendu accessible sur la plateforme Google Play. Une version “casual” du jeu sous le nom Town Takeover, qui comporte de nouveaux développements puisqu’en cas de franchissement de niveau, il est désormais possible de construire un village, aurait été lancée en avril 2021 avant d’être commercialisée à grande échelle au mois d’août 2021, soit concomitamment au jeu Tower war, qui ne comprend pas une telle fonctionnalité.
La société Voodoo établit qu’un certain nombre de caractéristiques de son jeu, dépassant les éléments constituant de manière récurrente un jeu hyper casual “relier et conquérir”, se retrouve dans le jeu Tower war. Outre les éléments d’apparence précédemment invoqués sur le fondement de la contrefaçon, se retrouvent dans le jeu des sociétés Saygames, des caractéristiques tenant à la configuration, aux interactions ou encore aux étapes de progression du jeu. Il s’agit notamment des modalités de liaison de deux bâtiments avec le doigt, du nombre de liaisons disponibles par bâtiment, de la façon dont “meurt” un personnage, du fait que les bâtiments grandissent et changent de couleur, des scores “MAX” de 65 à certains niveaux, du gain d’argent virtuel à l’issue des parties, de la faculté de faire doubler le nombre de soldats en échange du visionnage d’une publicité.
Cependant, la sociétés Saygames mettent également en exergue des différences, parmi lesquelles l’univers dans lequel s’inscrit leur jeu. Si le constat de la présence de certaines caractéristiques est postérieur à la lettre de mise en demeure, et s’avère donc inopérant, un certain nombre d’éléments figurent en revanche déjà dans les vidéo annexées au procès-verbal de constat d’huissier de justice figurant en pièce 5.2.2 : les personnages sont des soldats et non des animaux personnifiés (ourson, coq), à partir du niveau 11 commencent à intervenir des chars d’assaut (qui figurent dans la vidéo du procès-verbal de constat en pièce 5.2.2.), se retrouvent également des mines, avec des cheminées fumantes au sommet des bâtiments. Si les reprises de caractéristiques sont nombreuses, ces différences font néanmoins obstacle à ce que la qualification de copie servile puisse être admise.
Si la preuve du caractère servile d’une copie peut suffire à démontrer la concurrence déloyale, la démonstration d’une confusion dans l’esprit du public est nécessaire lorsque l’imitation n’est pas parfaite, ce qui est le cas en l’espèce. Or, la société Voodoo n’invoque ni ne caractérise le risque de confusion, se concentrant sur le fondement du parasitisme. En effet, en réponse au moyen soulevé par les sociétés défenderesses tiré de l’absence de risque de confusion sur le fondement de la concurrence déloyale, la société Voodoo répond qu’il n’est pas nécessaire de le caractériser pour établir le parasitisme (voir § 229 des écritures en réponse au moyen tiré de l’absence de risque de confusion soulevé par les défenderesses).
Elle adopte la même approche juridique s’agissant des trois publicités qu’elle reproche aux sociétés Saygames d’avoir copiées. Elle démontre avoir diffusé en février, mars et juillet 2021 trois publicités pour le jeu City Takeover reprenant des visuels qui ne font pas partie du jeu: un labyrinthe dont le tracé se dessine au moyen d’un crayon, une représentation du jeu sous la forme de territoires, changeant de couleur en fonction de l’occupant et un labyrinthe cylindrique dans lequel il faut rejoindre un bâtiment au centre depuis l’extérieur. Elle prouve en effet que les sociétés Saygames ont utilisé, parmi de nombreuses autres publicités, des visuels similaires pour vanter leur jeu Tower war.
De fait, la société Voodoo ne revendique pas une réalisation singulière dont la reprise engendrerait un risque de confusion. Elle reconnait en effet que le concept publicitaire consistant à reprendre ce type d’éléments sans rapport avec le jeu préexiste à son opération de communication, ce que les sociétés Saygames étayent au moyen d’exemples concrets. Elle considère en revanche qu’il s’agit d’un fait constitutif de parasitisme, les défenderesses s’étant, à travers cette reprise, volontairement placées dans son sillage pour usurper les fruits de son travail.
Il appartient donc au préalable à la société Voodoo, qui reproche aux sociétés Saygames d'avoir copié ses publicités, mais également tiré profit, sans bourse délier, de son savoir-faire pendant la phase de développement, de finalisation puis de commercialisation du jeu et de ses investissements financiers, techniques et humains, de rapporter la preuve qu'elle a créé une valeur économique individualisée qui, associée à une certaine notoriété, lui procure un avantage concurrentiel, dans le sillage duquel les défenderesses se seraient placées.
Or, pour ce faire, la société Voodoo développe tout d’abord des considérations d’ordre général sur le modèle économique des jeux “hyper casual” et leurs différentes étapes de création auxquelles elle dit intervenir et apporter son expérience dans l’identification des développements susceptibles d’avoir du succès. Elle ne rapporte pas d’autre élément tangible, s’agissant de son savoir-faire la distinguant des autres éditeurs du secteur, qu’un article consacré au lancement du jeu, publié sur son propre blog le 27 mai 2021, décrivant sa collaboration avec la société Game Worthy, créatrice du jeu, dans le cadre de la conception et du développement de City takeover. Ces allégations sont insuffisantes pour caractériser une valeur économique individualisée.
De même, afin de démontrer la réalité de ses investissements, en particulier promotionnels, la société Voodoo produit une attestation remise par son directeur administratif et financier le 15 décembre 2021, dont il ressort qu’au 23 septembre 2021, les “dépenses” exposées pour le jeu City Takeover sont de l’ordre de 158.247,43 dollars en France, 674.133,98 dollars en Union européenne, et que la marge brute, correspondant à la différence entre les recettes publicitaires dégagées et les dépenses de marketing, est de 76.926,51 euros en France et 440.169,79 euros en Union européenne. Des données sont mentionnées, selon les mêmes modalités, pour le jeu Town takeover.
Cependant, cette seule attestation, qui au demeurant, ne respecte pas les conditions de l’article 202 du code de procédure civile puisqu’aucune pièce d’identité n’est jointe, émane d’un de ses salariés et n’est étayée par aucun autre document, notamment certifié par un expert-comptable. Elle ne procède en outre à aucune ventilation précise des dépenses exposées, s’agissant en particulier de la publicité. Elle ne présente donc pas une force probante suffisante.
Le succès que la société Voodoo a pu rencontrer, justifié par le nombre de téléchargements du jeu dans les mois qui ont suivi son lancement (466 022 en France au 22 septembre 2021), les quelques articles de presse produits, de même que son classement en tête des meilleurs éditeurs de l’année 2021, ne sont pas suffisants pour établir l’existence d’une telle valeur économique individualisée.
Il sera enfin observé que le jeu litigieux Tower War a étémis en ligne en août 2021, soit plusieurs mois après la première mise en ligne du jeu City Takeover alors que la société Voodoo explique elle-même que la durée de vie de ces jeux est par nature réduite, que les joueurs se lassent au bout de quelques semaines voire même de quelques jours et qu’en moyenne, 50% des revenus générés sur un jeu, sur une période d’un an, se réalise dans les dix premières semaines du lancement commercial.
Si la caractérisation d’un risque de confusion n’est pas une condition pour établir le parasitisme, la preuve de l’existence d’une valeur économique individualisée est nécessaire et la société Voodoo échoue dans cette démonstration. Elle doit être déboutée de ses demandes sur le fondement du parasitisme.

Sur les demandes annexes

La société Voodoo succombe en ses demandes. Elle est condamnée aux dépens de l’instance qui seront recouvrés dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.
Supportant les dépens, elle sera condamnée à payer aux société Saygames la somme de 15.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL,

Ecarte la fin de non-recevoir soulevée par les société Saygames tendant à la mise hors de cause de la société Saygames LLC;

Déboute la société Voodoo de ses demandes fondées sur la contrefaçon de dessins et modèles communautaires;

Déboute la société Voodoo de ses demandes fondées sur la concurrence déloyale par parasitisme;

Condamne la société Voodoo aux dépens de l’instance qui seront recouvrés directement par Me [D] dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile;

Condamne la société Voodoo à payer aux société Saygames la somme de 15.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile;

Rappelle que la présente décision est exécutoire par provision.

Fait et jugé à [Localité 6] le 27 juin 2024

La Greffière La Présidente
Caroline REBOULAnne-Claire LE BRAS


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 1ère section
Numéro d'arrêt : 22/01551
Date de la décision : 27/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 03/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-27;22.01551 ?
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