TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
■
MINUTE N°:
17ème Ch. Presse-civile
N° RG 23/12889 - N° Portalis 352J-W-B7H-C23E4
DE
Assignation du : 28/09/2023
[1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
République française
Au nom du Peuple français
JUGEMENT
rendu le 12 Juin 2024
DEMANDEUR
[N] [P]
[Adresse 4]
[Localité 2] / France
représenté par Me Stéphane LOISY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0723
DEFENDERESSE
S.A.S. CMI France
[Adresse 1]
[Localité 3] / FRANCE
représentée par Me Patrick SERGEANT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B1178
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Magistrats ayant participé au délibéré :
Delphine CHAUCHIS, Première vice-présidente adjointe
Présidente de la formation
Delphine CHAUFFAUT, Juge
Jeanne DOUJON, Juge placée
Assesseurs
Greffiers :
Viviane RABEYRIN, greffier aux débats
Faustine LAURANS, greffier à la mise à disposition
DEBATS
A l’audience du 24 Avril 2024 tenue publiquement devant Delphine CHAUFFAUT, qui, sans opposition des avocats, a tenu seule l’audience, et, après avoir entendu les parties, en a rendu compte au tribunal, conformément aux dispositions de l’article 786 du code de procédure civile.
JUGEMENT
Mis à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
Vu l’assignation délivrée par acte d’huissier le 28 septembre 2023 à la société CMI FRANCE, éditrice du magazine Public, à la requête de [N] [P], lequel, estimant qu’il avait été porté atteinte au respect dû à sa vie privée et à son droit à l’image dans le numéro 1054 du magazine en date du 22 septembre 2023, nous demande, au visa des articles 9 et 1382 du code civil, de :
Condamner la société CMI FRANCE, éditrice de l’hebdomadaire Public à lui payer 30 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
Condamner la société CMI FRANCE, éditrice de l’hebdomadaire Public à lui payer 2 500 euros conformément aux dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Dire que la société CMI FRANCE devra publier en première page de l’hebdomadaire Public qui paraitra dans les huit jours de la signification du jugement à intervenir un communiqué judiciaire.
À l’audience du 24 avril 2024, le conseil de [N] [P] reprenait oralement les demandes formulées dans l’assignation.
Vu les conclusions en défense de la société CMI FRANCE, déposées et soutenues à l’audience, qui nous demande, au visa des articles 9 du code civil et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, de :
A titre principal, débouter [N] [P] de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
A titre subsidiaire, dire et juger que le préjudice subi par [N] [P] est évalué à la somme d’un euro symbolique ;
Condamner [N] [P] à verser à la société CMI France la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’en tous frais et dépens.
Vu l’ordonnance de clôture en date du 3 avril 2024 ;
À l’issue de l’audience du 24 avril 2024, au cours de laquelle les conseils des parties ont été entendus en leurs observations, il leur a été indiqué que la présente décision serait rendue le 12 juin 2024, par mise à disposition au greffe.
MOTIFS
Sur la publication litigieuse
[N] [P] est un producteur et compositeur français. Il est le fils d’[C] [P], ancien pianiste du chanteur [U] [Y].
Dans son numéro 1054, l’hebdomadaire Public paru le 22 septembre 2023 consacre un article de deux pages à [D] [Y] et [N] [P]. Il est illustré d’une photographie les représentant marchant côte à côte dans la rue en tenues décontractées, qui apparaît en page de couverture et dans le corps de l’article.
L'article est annoncé en page de couverture sous le titre « [D] [Y] / Avec [N], elle oublie [W] ! ». L’annonce s’inscrit sur la photographie ci-dessus décrite, celle-ci occupant les deux tiers de la page. Un sous-titre précise « Ce jeune producteur de musique lui rappelle tellement [U] ». Un encart « SCOOP » et la mention « [Localité 5] 15/09/2023 » sont apposés sur la photographie.
L’article, développé en pages 8 et 9 du magazine, a pour titre « [D] [Y] / Heureusement, il y a [N] ! ». Un chapô introductif annonce : « Séparée de [W] [B], la veuve de [U] pourrait déprimer. Mais au quotidien, elle est escortée par un charmant jeune homme, qui fait tout pour lui rendre le sourire ».
L’article litigieux débute en annonçant : « Ce 15 septembre […] elle était radieuse. [D] [Y] était toute joyeuse, ravie de profiter de cette belle journée. A ses côtés, un jeune homme de 35 ans, qui n’est désormais jamais bien loin d’elle… Son nom : [N] [P] ». Rappelant que ce dernier est le fils du pianiste [C] [P], proche de [U] [Y], l’article mentionne son activité professionnelle de musicien.
Il explique que le demandeur « a un autre job », celui d’« assistant de [D] à [Localité 5] », indiquant qu’il « gère son emploi du temps, ses rendez-vous, ses activités » et « lui tient également souvent compagnie ».
L’article poursuit en narrant la séparation entre [D] [Y] et l’acteur [W] [B]. Indiquant que « [N] a su l’accompagner dans cette transition », l’article explique que le demandeur « était présent fin août pour les premiers pas » de [S] [Y], fille de [D] [Y], à l’université, et qu’il a su rassurer « [D] comme il le peut ». Il précise que [N] [P] est un « bras droit qu’elle voit tous les jours, et qui vit non loin de chez elle ».
Qualifiant le demandeur d’« appui inestimable », l’article conclut en rappelant l’actualité professionnelle de [D] [Y] et indique que « [N] peut évidemment l’aider », ce qui permettra de la « tranquilliser ». L’article s’achève ainsi : « Elle le sait désormais : même célibataire, elle reste bien entourée ».
L’article est illustré en pages intérieures de la photographie déjà mentionnée représentant le demandeur et [D] [Y]. Sont apposées sur la photographie les mentions suivantes : « [Localité 5], 15/09/2023 » et « SCOOP ».
La page 9 comprend deux autres photographies. La première représente l’acteur [W] [B] posant, accompagnée de la légende suivante : « Séparée de [W] [B], [D] fait sa vie désormais ». La seconde occupe un tiers de la page et représente une femme de dos prenant en photo [U] [Y] et un autre homme avec son téléphone. Le cliché est légendé comme il suit : « Le père de [N], [C] [P], était un proche de [U], qu’il a accompagné musicalement de 2012 à 2017 ».
C’est dans ces conditions qu’a été délivrée la présente assignation.
Sur les atteintes à la vie privée et au droit à l’image
Conformément à l’article 9 du code civil et à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué par voie de presse. De même, elle dispose sur son image, attribut de sa personnalité, et sur l’utilisation qui en est faite d’un droit exclusif, qui lui permet de s’opposer à sa diffusion sans son autorisation.
Ces droits doivent se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la même convention. Ils peuvent céder devant la liberté d’informer, par le texte et par la représentation iconographique, sur tout ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public, certains événements d’actualité ou sujets d’intérêt général pouvant justifier une publication en raison du droit du public à l’information et du principe de la liberté d’expression, ladite publication étant appréciée dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s'inscrit.
Le droit à l'information du public s'agissant des personnes publiques, s’étend ainsi d'une part aux éléments relevant de la vie officielle, d’autre part aux informations et images volontairement livrées par les intéressés ou que justifie une actualité ou un débat d’intérêt général. A l’inverse, les personnes peuvent s’opposer à la divulgation d’informations ou d’images ne relevant pas de leur vie professionnelle ou de leurs activités officielles et fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur leur vie privée, ainsi que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir.
Enfin, la diffusion d’informations déjà notoirement connues du public n’est pas constitutive d’atteinte au respect de la vie privée.
Au soutien de son action, [N] [P] fait valoir que la société CMI FRANCE a publié, sans son autorisation, un article divulguant des informations erronées au sujet de sa vie privée, et illustré d’une photographie prise sans son accord.
La société défenderesse conteste l’atteinte aux droits de la personnalité du demandeur. Elle fait valoir que [N] [P] ne précise pas les propos de l’article susceptibles de porter atteinte à sa vie privée, s’en tenant à des considérations très générales. Elle souligne le caractère exclusivement professionnel du sujet de l’article et l’absence d’ambiguïté. Rappelant enfin que le style accrocheur utilisé ne dépasse pas les limites admissibles de la liberté d’expression, elle estime qu’aucune atteinte à la vie privée ne pourra être retenue. S’agissant de la photographie représentant le demandeur, elle soutient que celui-ci se trouvait dans l’espace public et que le cliché, qui ne présente rien d’intime, illustre pertinemment un article consacré à la vie professionnelle de [N] [P].
Sur ce, il convient de relever que l’article querellé annonce en page de couverture « Avec [N], elle oublie [W] », suggérant au lecteur que le demandeur serait en couple avec [D] [Y], information relative à sa situation amoureuse et relevant de sa vie privée.
Il ne saurait être soutenu, à ce titre, que l’article litigieux renverrait sans équivoque à la relation professionnelle des intéressés, dès lors que le titre annoncé en page de couverture, mentionnant les précédentes relations amoureuses de [D] [Y] laisse supposer une relation plus que professionnelle.
S’il est vrai que le titre doit être apprécié au regard de son contexte, il doit être constaté que l’explicitation du sens à donner au titre n’est en l’espèce pas immédiatement accessible pour le lecteur. En effet, non seulement le titre, annoncé en page de couverture, est isolé du reste de l’article, mais il est également accompagné d’une photographie représentant le demandeur et [D] [Y] marchant côte à côte dans la rue à [Localité 5].
L’article digresse par ailleurs à de nombreuses reprises sur les relations qu’entretiennent [N] [P] et [D] [Y] (« au quotidien, elle est escortée par un charmant jeune homme, qui fait tout pour lui rendre le sourire », « un jeune homme de 35 ans, qui n’est désormais jamais bien loin d’elle… Son nom : [N] [P] », « lui tient également souvent compagnie », « [N] a su l’accompagner dans cette transition », « était présent fin août » pour les premiers pas », « rassurant [D] comme il le peut », « ce bras droit qu’elle voit tous les jours, et qui vit non loin de chez elle », « [N] peut évidemment l’aider »), mobilisant une sémantique de la séduction (“escortée” “charmant” ...) sans préciser de manière explicite la nature de celles-ci, avant l’ultime phrase de l’article qui précise que [D] [Y] est « célibataire » mais « bien entourée ».
Dans ces conditions, il sera jugé que ces éléments, qui ne relèvent pas de la vie professionnelle du demandeur, ont causé, même au regard de la dose d’exagération propre à la ligne éditoriale du magazine Public une atteinte au respect de sa vie privée.
Par ailleurs, cette atteinte est prolongée par la publication d’une photographie du demandeur, captée alors qu’il marchait dans une rue en compagnie de [D] [Y] et publiée ici sans autorisation, hors de tout but légitime d’information.
Dans ces conditions, il a également été porté atteinte au droit à l’image du demandeur.
Ainsi, la publication litigieuse, qui ne s’inscrivait ni dans un débat d’intérêt général ni dans l’illustration d’un fait d’actualité, a porté atteinte au droit au respect de la vie privée et au droit à l’image de [N] [P].
Sur les mesures sollicitées
Sur la demande de dommages et intérêts
Si la seule constatation de l’atteinte au respect à la vie privée et au droit à l’image par voie de presse ouvre droit à réparation, le préjudice étant inhérent à ces atteintes, il appartient toutefois au demandeur de justifier de l’étendue du dommage allégué ; l’évaluation du préjudice est appréciée de manière concrète, au jour où le juge statue, compte tenu de la nature des atteintes, ainsi que des éléments invoqués et établis.
Par ailleurs, l’atteinte au respect dû à la vie privée et l’atteinte au droit à l’image constituent des sources de préjudice distinctes, pouvant ouvrir droit à des réparations différenciées, à condition qu’elles soient dissociables.
Au soutien de sa demande indemnitaire le requérant expose que l’atteinte portée à sa vie privée et à son droit à l’image.
La société défenderesse fait valoir que la demande indemnitaire de [N] [P] est totalement disproportionnée. Elle rappelle qu’aucun grief sérieux ne saurait résulter d’une publication dénuée de toute révélation qui se borne à mentionner le rôle professionnel et de soutien du demandeur à l’égard de [D] [Y], alors que celle-ci se trouve au cœur de l’actualité. La société défenderesse soutient par ailleurs que [N] [P] n’est pas discret sur sa vie privée et son image, dès lors qu’il publie très régulièrement sur son compte Instagram public. Elle fait également valoir que la photographie publiée ne révèle rien de la vie personnelle ni de l’intimité du demandeur. Enfin, elle souligne l’absence de justification par le demandeur de l’étendue de son préjudice moral.
En l’espèce, le préjudice moral causé par la publication en cause, s’il est lié à une double atteinte, l’une à la vie privée de la demanderesse, l’autre à son droit à l’image, doit être apprécié de manière globale dès lors que ces deux atteintes sont intrinsèquement liées.
Pour évaluer l’étendue du préjudice moral du demandeur, il convient de retenir qu’il a subi l’exposition au public d’une information suggérant une relation avec [D] [Y], au sein d’un article comprenant des digressions sur la nature de celle-ci, illustré par une photographie publiée sans son accord, qui étant annoncée en page de couverture accompagnée par une mention révélatrice d’une promesse d’exclusivité, attire de fait l’attention d’un public plus large que celui de ses seuls acheteurs.
Il convient aussi de prendre en considération le fait que [N] [P] ne fait pas mention de sa vie sentimentale et entretient une relative discrétion sur sa vie privée, la société défenderesse ne pouvant se fonder sur quelques photographies publiées sur son compte Instagram, dont deux de son mariage (pièce 2 en défense) pour établir une complaisance de [N] [P] avec les médias.
Certains éléments commandent toutefois une appréciation plus modérée du préjudice subi.
Il sera en premier lieu souligné que [N] [P] ne produit aucune pièce de nature à préciser le préjudice résultant spécifiquement pour lui de la publication de l’article.
S’agissant de la photographie litigieuse, représentant le demandeur marchant dans la rue en compagnie de [D] [Y], il sera relevé qu’elle a été prise dans un lieu public et qu’elle ne présente aucun caractère dénigrant ou dégradant.
Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, il y a lieu d’allouer à [N] [P], à titre de réparation de son préjudice, la somme de 3 000 euros pour les atteintes portées à sa vie privée et à son droit à l’image.
Sur la demande de publication judiciaire
Par ailleurs, il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de publication judiciaire, l’allocation de dommages et intérêts au demandeur étant suffisante à réparer le préjudice subi.
Sur les autres demandes
En application de l’article 696 du code de procédure civile, la société défenderesse, qui succombe, sera condamnée aux dépens.
L'article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il doit à ce titre tenir compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée et peut écarter pour les mêmes considérations cette condamnation.
Il serait inéquitable de laisser au demandeur la charge des frais irrépétibles qu’il a dû exposer pour la défense de ses intérêts et il y aura lieu en conséquence de condamner la société défenderesse à lui payer la somme de 2000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Condamne la société CMI FRANCE à payer à [N] [P] la somme de 3 000 euros en réparation de son préjudice moral résultant des atteintes portées à son droit à la vie privée et à son droit à l’image dans le numéro 1054 du magazine Public publié le 22 septembre 2023;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
Condamne la société CMI FRANCE aux dépens ;
Condamne la société CMI FRANCE à payer à [N] [P] la somme de 2000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que le présent jugement est exécutoire de plein droit nonobstant appel.
Fait et jugé à Paris le 12 Juin 2024
Le GreffierLa Présidente