TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
■
MINUTE N°:
17ème Ch. Presse-civile
N° RG 23/07720 - N° Portalis 352J-W-B7H-CZ6EL
JD
Assignation du :
7 juin 2023
[1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
République française
Au nom du Peuple français
JUGEMENT
rendu le 05 Juin 2024
DEMANDEUR
[E] [C]
[Adresse 4]
[Adresse 2] (Suisse)
représenté par Maître Benoît DERIEUX de la SELAFA CHAINTRIER AVOCATS, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #K0019
DÉFENDERESSE
S.A.R.L. LIBERATION
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Maître Charles-emmanuel SOUSSEN de la SCP JEAN-PAUL LEVY ET CHARLES-EMMANUEL SOUSSEN - AVOCATS ASSOCIE S, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #W0017
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Magistrats ayant participé aux débats et au délibéré :
Sophie COMBES, Vice-Présidente
Présidente de la formation
Jeanne DOUJON, Juge Placée
Roïa PALTI, Magistrat honoraire ayant des fonctions juridictionnelles
Assesseurs
Greffiers :
Martine VAIL, Greffier lors des débats, et Virginie REYNAUD, Greffier à la mise à disposition
DÉBATS
A l’audience du 27 Mars 2024
tenue publiquement
JUGEMENT
Mis à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
_________________________
Par assignation délivrée le 7 juin 2023 à l’égard de la SARL Libération, société éditrice du journal Libération et du site internet éponyme, à la requête de [E] [C] lequel estimant qu’il a été porté atteinte au respect dû à sa vie privée dans un article publié sur le site internet du journal en date du 13 avril 2023 intitulé « Contre le Wokisme, le RN enrôle un compagnon de route de nombreux antisémites », accessible à une adresse URL précisée dans l’acte, demande 1 au visa de l’article 9 du code civil et de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, de :
Ordonner à la SARL Libération de supprimer l’article litigieux du site internet libération.fr et de ses archives ;Condamner la SARL Libération à lui payer la somme de 15.000 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par l’atteinte au respect dû à sa vie privée ; Condamner la SARL Libération à lui payer la somme de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; Condamner la SARL Libération aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Benoît DERIEUX, avocat au Barreau de Paris, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;Ne pas écarter l’exécution provisoire. Dans ses dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 13 décembre 2023, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens et prétentions en application de l’article 455 du code de procédure civile, [E] [C] sollicite le débouté des demandes de la SARL Libération et maintient ses demandes présentées dans l’assignation.
Dans ses dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 17 janvier 2024, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens et prétentions en application de l’article 455 du code de procédure civile, la SARL Libération sollicite, sur le fondement de l’article 9 du code civil ainsi que des articles 8 et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, le débouté de l’ensemble des demandes formulées par [E] [C] ainsi que sa condamnation au versement de la somme de 2.000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 06 mars 2024.
Les conseils des parties ont été entendus en leurs observations à l’audience du 27 mars 2024. À l’issue de l’audience, il leur a été indiqué que la présente décision serait rendue le 5 juin 2024, par mise à disposition au greffe.
MOTIFS
Sur la publication litigieuse
Dans ses écritures, [E] [C] se présente comme essayiste et indique collaborer avec plusieurs revues.
La SARL Libération est la société éditrice du journal Libération et du site internet liberation.fr.
L’article litigieux, publié sur le site internet du journal le 13 avril 2023, s’intitule « Contre le wokisme, le RN enrôle un compagnon de route de nombreux antisémites ».
Un chapeau annonce : « [E] [C], ancien proche des antisémites [L] et [Z] qui a déjà participé à un colloque du Rassemblement national en janvier, doit intervenir à nouveau devant la formation lepéniste sur le thème du wokisme ».
Suit une photographie de l’intéressé, le présentant assis, dos à une bibliothèque avec la légende suivante : « La Suisse proche des milieux d’extrême droite [E] [C] (Capture YouTube) ».
L’article débute en faisant état d’un colloque organisé par le Rassemblement national contre le wokisme le 21 avril, présentant certains des invités dont le demandeur, puis se divise en trois parties, décrivant ses activités politiques et d’essayiste, et annoncées par les sous-titres suivants : « Caricatures antisémites », « Plan mondialiste » et « Dans les milieux de la Nouvelle droite ».
Au sein de la première partie, l’article revient sur le début du parcours politique de [E] [C] ainsi que sur son évolution, faisant état notamment de ses dessins publiés sur le site internet du club « Unité populaire » qu’il a créé.
La deuxième partie évoque certaines des publications du demandeur ainsi que des entretiens qu’il a accordés, en faisant le lien avec la dénonciation du mouvement wokisme.
Dans le cadre de la troisième partie, l’article reprend les éléments du parcours de [E] [C] à compter de 2017 avec ses interventions et publications, et se conclut par le paragraphe suivant : « S’adoucissant – très relativement – avec l’âge, notre homme est ensuite allé grenouiller dans les milieux de la Nouvelle droite, devenant un proche d’[X] [P], qui lui confie début 2020 la rédaction en chef de sa revue [F]. Il collabore également abondamment avec le bimestriel Eléments. C’est par ce biais qu’il s’est rapproché du RN, via le beau-frère de [U] [M], [H] [G]. L’argument financier n’y serait pas pour rien : après un internement en asile psychiatrique, [C] aurait activé ces réseaux néo-droitiers pour rechercher des partenariats rémunérés. A condition, bien sûr, de rester au service des valeurs républicaines ».
MOTIFS
Sur l’atteinte à la vie privée
Conformément à l’article 9 du code civil et à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué par voie de presse.
Ce droit doit se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la même convention. Il peut céder devant la liberté d’informer, par le texte et par la représentation iconographique, sur tout ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public, certains événements d’actualité ou sujets d’intérêt général pouvant justifier une publication en raison du droit du public à l’information et du principe de la liberté d’expression, ladite publication étant appréciée dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s'inscrit.
Le droit à l'information du public s'agissant des personnes publiques, s’étend ainsi d'une part aux éléments relevant de la vie officielle, d’autre part aux informations et images volontairement livrées par les intéressés ou que justifie une actualité ou un débat d’intérêt général. A l’inverse, les personnes peuvent s’opposer à la divulgation d’informations ou d’images ne relevant pas de leur vie professionnelle ou de leurs activités officielles et fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur leur vie privée, ainsi que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir.
Enfin, la diffusion d’informations déjà notoirement connues du public n’est pas constitutive d’atteinte au respect de la vie privée.
[E] [C] fait valoir que la mention « après un internement en asile psychiatrique » présente au sein du dernier paragraphe de l’article litigieux porte atteinte à sa vie privée, cette information ayant trait à son état de santé. Il souligne que cette révélation n’est pas justifiée par une contribution à un débat d’intérêt général en lien avec les thèmes abordés par l’article dressant son portrait. Il soutient également qu’il ne s’est jamais exprimé publiquement sur cet épisode avant la publication de l’article litigieux.
La société défenderesse, pour sa part, conteste l’atteinte à la vie privée alléguée par le demandeur. Elle soutient ainsi que l’information révélée s’inscrit dans un débat d’intérêt général dont il était légitime que les journalistes fassent état. S’inscrivant dans le récit du parcours de cet « intellectuel indépendant », ils s’interrogeaient sur le fait que son rapprochement avec le Rassemblement national semblait être principalement motivé par des difficultés financières rencontrées suite à son internement. La société défenderesse soutient que les journalistes avaient eu connaissance du mail adressé par l’intéressé à ses réseaux à sa sortie d’hospitalisation, dans lequel celui-ci faisait part des raisons de son internement, de ses difficultés financières et en appelait à ses contacts et à leurs réseaux « pour savoir s’il y aurait éventuellement à votre connaissance, dans nos milieux, quelqu’un à qui je pourrais proposer mes services de façon rémunérée » (pièce n°2 en défense). Cette information permettait ainsi de s’interroger sur la sincérité des engagements de [E] [C] en tant que conférencier et, par extension, sur l’intérêt et l’intégrité des conférences organisées par le Rassemblement national sur les sujets de société qu’il affectionne. La société défenderesse précise également que [E] [C] s’est, par la suite, répandu dans de nombreux médias sur la divulgation de son internement, contribuant à diffuser très largement l’information.
En l’espèce, l’article litigieux, qui a pour objet de dresser le portrait politique et professionnel de [E] [C], fait état au sein du dernier paragraphe de ce que l’intéressé se serait rapproché du Rassemblement national précisant « L’argument financier n’y serait pas pour rien : après un internement en asile psychiatrique, [C] aurait activé ces réseaux néo-droitiers pour rechercher des partenariats rémunérés ».
Cette information quant à son hospitalisation en psychiatrie appartient à la vie privée de l’intéressé puisqu’elle relève de la sphère médicale et plus spécifiquement de son état de santé.
Il n’est pas démontré que cette information était notoire au moment de la publication de l’article, le texte du mail rédigé par [E] [C] (pièce n°2 en demande) ne permettant pas de considérer que [E] [C] l’avait largement diffusée avant la publication de l’article, les destinataires en étant inconnus.
Il ne peut, par ailleurs, être considéré, comme le soulève la société défenderesse, que cette information relève du débat d’intérêt général. En effet, si dans ses conclusions, est fait le lien entre le questionnement quant à l’intégrité de [E] [C] en tant qu’intervenant politique auprès du Rassemblement national et ses difficultés financières liées à son hospitalisation, un tel raisonnement ne transparaît pas à la lecture de l’article, ce dernier se contentant d’évoquer qu’après son « internement », [E] [C] aurait activé ses réseaux pour rechercher des partenariats rémunérés. Dès lors, il ne peut être considéré que la divulgation de cette information, en des termes lacunaires, puisse être justifiée par un débat d’intérêt général.
L’atteinte alléguée à la vie privée du demandeur est donc constituée.
Sur les mesures sollicitées
Sur les demandes de dommages et intérêts et de suppression de l’article
Si la seule constatation de l’atteinte au respect à la vie privée par voie de presse ouvre droit à réparation, le préjudice étant inhérent à cette atteinte, il appartient toutefois au demandeur de justifier de l’étendue du dommage allégué ; l’évaluation du préjudice est appréciée de manière concrète, au jour où le juge statue, compte tenu de la nature des atteintes, ainsi que des éléments invoqués et établis.
L’allocation de dommages et intérêts ne se mesure pas à la gravité de la faute commise, ni au chiffre d’affaires réalisé par l’éditeur de l’organe de presse en cause. Cependant, la répétition des atteintes, comme l’étendue de la divulgation et l’importance du lectorat du journal à fort tirage, sont de nature à accroître le préjudice.
Enfin, dans le cas où le demandeur s’est largement exprimé sur sa vie privée, cette attitude, de nature à attiser la curiosité du public, ne le prive pas de toute protection de sa vie privée mais peut justifier une diminution de l’appréciation du préjudice.
Au soutien de la demande de réparation formulée, le demandeur fait valoir la forte audience du site internet du journal Libération, comptabilisant en avril 2023, 23 millions de visite et 40 millions de pages vues selon les chiffres diffusés par l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias, le préjudice étant aggravé par le fait qu’il n’avait pas donné connaissance de cette information à son entourage proche. Il précise que d’autres organes de presse ont repris l’information à leur compte, la diffusant davantage. Il se fonde également sur les témoignages de ses proches qui font état du préjudice causé par cette publication.
La société défenderesse conteste le montant du préjudice sollicité par [E] [C] qu’elle juge disproportionné. Elle soulève que les attestations produites ne démontrent pas la réalité du préjudice allégué et sont sans lien avec la publication de l’article.
En l’espèce, afin d’évaluer le préjudice, doit être pris en considération le fait que l’article a été publié sur le site internet du journal Libération, à forte visibilité comme le démontrent les chiffres de diffusion produits par le demandeur (pièce n°4 en demande).
Par ailleurs, pour justifier de son préjudice, [E] [C] produit plusieurs attestations dont l’apport doit cependant être relativisé.
Les attestations rédigées par [S] [C], mère du demandeur, ainsi que [T] [O] et [N] [V], amis du demandeur, si elles font état de difficultés diverses rencontrées par ce dernier, elles ne décrivent pas le préjudice qui résulterait, pour lui, de la publication de l’article (pièces n°10,12 et 13 en demande).
Si au sein de son attestation, [A] [B], compagne du demandeur, fait état de la souffrance ressentie par [E] [C] du fait de la divulgation de l’information de son hospitalisation et du soutien qu’elle a dû lui apporter, elle fait également valoir que cela n’a pas eu de conséquences négatives sur leur relation (pièce n°11 en demande).
Enfin, si [E] [C] justifie de ce que plusieurs médias ont repris l’information litigieuse, la société défenderesse ne peut être tenue responsable de ces publications (pièce n°5, 6 et 7 en demande), étant précisé que [E] [C] s’est également exprimé, postérieurement à la publication de l’article, dans les médias à propos de son hospitalisation (pièce n°3 en défense), contribuant ainsi à diffuser l’information.
Au vu de ces éléments, il y a lieu d’accorder la somme de 2.000 euros en réparation du préjudice subi et de condamner la SARL Libération au versement de ce montant au demandeur.
Par ailleurs, il sera ordonné la suppression de la mention « après un internement en asile psychiatrique » au sein de l’article, à la charge de la société défenderesse, à effectuer dans les quinze jours à compte de la signification de la présente décision.
Sur les autres demandes
L’article 696 du code de procédure civile énonce que la partie perdante est en principe condamnée aux dépens. Il y a en conséquence lieu de condamner la société défenderesse, qui succombe, aux dépens avec distraction au profit de Maître [K] [I] en application des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
L'article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il doit à ce titre tenir compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée et peut écarter pour les mêmes considérations cette condamnation.
Il serait inéquitable de laisser au demandeur la charge des frais irrépétibles qu’il a dû exposer pour la défense de ses intérêts et il y aura lieu en conséquence de condamner la société défenderesse à payer à [E] [C] la somme de 1.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Il sera rappelé que l’exécution provisoire est de droit.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Condamne la SARL Libération à verser à [E] [C] une somme de deux mille euros (2.000 €) en réparation de son préjudice moral résultant de l’atteinte faite au droit au respect de sa vie privée au sein du de l’article publié sur le site internet du journal Libération en date du 13 avril 2023 intitulé « Contre le Wokisme, le RN enrôle un compagnon de route de nombreux antisémites » ;
Ordonne la suppression des mots : « après un internement en asile psychiatrique » au sein de l’article publié sur le site internet du journal Libération en date du 13 avril 2023 intitulé « Contre le Wokisme, le RN enrôle un compagnon de route de nombreux antisémites », à la charge de la SARL Libération, dans les 15 jours à compter de la signification de la présente décision ;
Condamne la SARL Libération à payer à [E] [C] la somme de mille cinq cents euros (1.500 €) en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SARL Libération au paiement des dépens, dont distraction au profit de Maître Benoît DERIEUX en application des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;
Rappelle que l’exécution provisoire de la présente décision est de droit.
Fait et jugé à Paris le 05 juin 2024.
Le Greffier La Présidente