TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
■
MINUTE N°:
17ème Ch. Presse-civile
N° RG 23/11012 - N° Portalis 352J-W-B7H-C2I6G
SC
Assignation du :
29 Août 2023
[1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
République française
Au nom du Peuple français
JUGEMENT
rendu le 29 Mai 2024
DEMANDERESSE
[I] [N]
[Adresse 2]
[Localité 3]
représentée par Me Jean ENNOCHI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0330
DEFENDERESSE
S.A.S. PRISMA MEDIA
[Adresse 1]
[Localité 5]
représentée par Maître Olivier D’ANTIN de la SCP S.C.P d’ANTIN - BROSSOLLET - BAILLY, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #P0336
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Magistrats ayant participé au délibéré :
Delphine CHAUCHIS, Première Vice-Présidente adjointe
Présidente de la formation
Sophie COMBES, Vice-Présidente
Jeanne DOUJON, Juge Placée
Assesseurs
Greffier :
Virginie REYNAUD, Greffier lors des débats et à la mise à disposition
DEBATS
A l’audience du 3 Avril 2024 tenue publiquement devant Sophie COMBES, qui, sans opposition des avocats, a tenu seule l’audience, et, après avoir entendu les parties, en a rendu compte au tribunal, conformément aux dispositions de l’article 786 du code de procédure civile.
JUGEMENT
Mis à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
_______________________
Vu l’assignation délivrée le 29 août 2023 à la société PRISMA MEDIA, éditrice magazine VOICI, à la requête d’[I] [N], au visa de l’article 9 du code civil, au motif qu’il avait été porté atteinte au respect dû à sa vie privée et à son droit à l’image dans un article intitulé “[I] [N] et [C] [S] - C à vous ? Non, c’est à eux !” paru dans le magazine VOICI n°1856 daté du 30 juin 2023, et par laquelle elle demande au tribunal:
- de condamner la société PRISMA MEDIA à lui verser la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts pour atteinte à sa vie privée,
- de condamner la société PRISMA MEDIA à lui verser la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts pour atteinte à son droit à l’image,
- de condamner la société PRISMA MEDIA à lui verser la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts pour atteinte à son droit à l’image pour la publication de la photographie identitaire utilisée hors contexte,
- d’ordonner la publication en page de couverture du premier numéro du magazine VOICI à paraître dans les huit jours après la signification de la décision à intervenir, d’un communiqué judiciaire, dont la teneur est précisée, sous astreinte de 10.000 euros par jour de retard,
- de se réserver la liquidation de l’astreinte,
- de faire interdiction à la défenderesse de publier à nouveau tout ou partie des photographies publiées dans le magazine VOICI n°1856, sous astreinte de 10.000 euros par photographie,
- de condamner la société défenderesse à lui verser la somme de 4.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens, avec application de l’article 699 du code de procédure civile au bénéfice de Maître Jean ENNOCHI,
Vu les dernières conclusions, notifiées par voie électronique le 12 décembre 2023, par lesquelles la société PRISMA MEDIA demande au tribunal, au visa des articles 9 du code civil et 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, de n’allouer à la demanderesse qu’une réparation de principe, de la débouter de sa demande de publication judiciaire et de la condamner aux dépens,
Vu l’ordonnance de clôture rendue le 6 mars 2024,
Les parties ont oralement soutenu leurs écritures lors de l’audience du 3 avril 2024.
A l’issue des débats, l’affaire a été mise en délibéré au 29 mai 2024, par mise à disposition au greffe.
MOTIFS
Sur la publication litigieuse
[I] [N] est journaliste et présente l’émission “C à vous” diffusée sur la chaîne de télévision France 5.
L’hebdomadaire VOICI n°1856, daté du 30 juin 2023, consacre à la demanderesse ses pages intérieures 10 à 12 (extrait du magazine communiqué en pièce n°1 en demande).
L’article est annoncé en page de couverture sous le titre “[I] [N] et [C] [S] LEUR AMOUR SECRET”. Cette annonce est illustrée de deux photographies, prises sur la voie publique. L’une, en format médaillon, les représente marchant dans la rue, se tenant la main. Le seconde, qui occupe la partie centrale de la couverture, les montre assis à la terrasse d’un café, en train de s’embrasser. Les photographies sont ainsi légendées : “Complices à l’écran, l’animatrice de C à vous et son chroniqueur vivent en réalité une folle passion en coulisses”.
L’article, intitulé “[I] [N] et [C] [S] - C à vous ? Non, c’est à eux!”, comporte notamment les propos suivants :
“Après deux ans à travailler ensemble dans l’émission de France 5, ils ont réalisé qu’ils voulaient être plus que des collègues ...
Entre [I] [N] et [C] [S], c’est un coup de foudre...à retardement. Alors qu’ils travaillaient ensemble depuis deux ans dans l’émission C à vous, sur France 5, la journaliste de 52 ans et le chroniqueur de 34 ans ont complètement craqué l’un pour l’autre il y a quelques semaines. Une idylle qui semblait inimaginable, puisqu’ils sont en couple chacun de leur côté, mais qui ne paraît pas si surprenante au vu de leur immense complicité à l’écran.
(...)
Entre eux, l’histoire aurait pu être aussi simple que ça, celle de deux collègues qui se font rire et s’apprécient. Mais au cours du mois de mai, alors que C à vous était délocalisé à [Localité 6] pour le festival, tout a basculé. (...) Sur [Localité 7] (...) ils se sont aimés sans retenue. Mais quelques jours plus tard, lors de leur retour dans la capitale, [I] et [C] ont compris que ce qui s’était passé à [Localité 6] n’était pas une simple parenthèse mais le début de quelque chose, auquel ils n’étaient pas encore prêts à renoncer. (...) Depuis, c’est souvent le matin, avant d’aller au travail, que les deux journalistes - chacun étant engagé sentimentalement -, se retrouvent à la terrasse d’un café ou dans un petit parc du [Localité 4] de [Localité 4]. Sans vraiment se soucier des passants qui les reconnaissent, comme aimantés l’un par l’autre, ils s’embrassent, ils se touchent, se caressent. Et s’ils rejoignent ensuite leur bureau chacun de leur côté, c’est pour mieux se retrouver le soir, après l’émission. [I], plus souriante et sexy que jamais, n’hésite alors pas à marcher dans la rue en tenant [C] par la main, visiblement heureuse, épanouie. Mais alors que ces rendez-vous volés à leur quotidien et organisés autour de l’émission vont s’arrêter avec les vacances de C à vous, qui débutent ce vendredi 30 juin, l’animatrice et le jeune chroniqueur savent qu’ils vont devoir faire le point. Et se demander ce qu’ils veulent faire de cette histoire et de ce désir qui les pousse de manière irrépressible dans les bras l’un de l’autre...”.
L’article est illustré des six photographies suivantes, prises sur la voie publique et, ce qui n’est pas contesté par la défenderesse, à l’insu de la demanderesse :
- une photographie grand format occupant toute une page, montrant [I] [N] et [C] [S] marchant dans la rue, se tenant la main, similaire à celle figurant en médaillon en page de couverture, ainsi légendée : “C’est à vous. Non c’est à vous... A ce petit jeu, ça fait quinze minutes qu’ils attendent pour traverser”,
- une photographie les montrant marchant dans la rue, vêtus de façon de façon identique, [I] [N] posant la joue sur l’épaule de [C] [S], ainsi légendée : “Ce qu’elle préfère chez [C] ? Son épaule gauche, assurément”,
- trois photographies les montrant assis à la terrasse d’un café, toujours vêtus de la même façon, en train de s’embrasser pour deux d’entre elles et [C] [S] posant sa main sur le genou d’[I] [N] sur la troisième, ainsi légendées : “Ils boivent de l’eau gazeuse, l’ivresse de la passion leur suffit”, “Allez hop, deux cafés, un bisou et l’addition !” et “La main, c’est comme la jupe : jamais au-dessus du genou...”,
- une photographie les montrant de dos, marchant dans la rue en se tenant la taille, ainsi légendée: “L’ambiance au boulot ? Bonne forcément”.
Enfin, un encart décrivant “les audiences toujours très solides” de l’émission “C à vous” est illustré d’une photographie identitaire de la demanderesse, visiblement prise, au vu des micros qu’elle porte, lors du tournage de l’émission.
Sur les atteintes à la vie privée et au droit à l’image
Les articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil garantissent à toute personne, quelles que soient sa notoriété, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, le respect de sa vie privée et de son image.
L’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales garantit l’exercice du droit à l’information des organes de presse dans le respect du droit des tiers.
La combinaison de ces deux principes conduit à limiter le droit à l'information du public d’une part, pour les personnes publiques, aux éléments relevant de la vie officielle, et d’autre part, aux informations et images volontairement livrées par les intéressés ou que justifie une actualité ou un débat d’intérêt général. Ainsi chacun peut s’opposer à la divulgation d’informations ou d’images ne relevant pas de sa vie professionnelle ou de ses activités officielles et fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur sa vie privée, ainsi que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir.
La demanderesse reproche principalement aux articles ci-dessus décrits de s’immiscer dans sa vie privée en révélant l’existence, réelle ou supposée, de la relation extra-conjugale qu’elle entretiendrait avec [C] [S], et en ayant mené une enquête sur ce point en la suivant lors de déplacements privés. Elle dénonce par ailleurs une atteinte à son droit à l’image par la diffusion, sans son autorisation, d’une photographie professionnelle détournée de son contexte initial de fixation ainsi que de photographies prises à son insu sur la voie publique. Elle souligne la gravité du préjudice causé, notamment, par le caractère intrusif des photographies.
La société défenderesse ne conteste pas qu’une atteinte ait été portée au droit à la vie privée et au droit à l’image d’[I] [N], mais souligne que cette dernière ne justifie pas du préjudice allégué, malgré l’importance de ses demandes pécuniaires. Elle affirme que l’article et les photographies forment un tout et que les atteintes en résultant doivent être indemnisées de façon globale. Elle ajoute enfin que le tribunal s’est déjà prononcé sur les demandes présentées par [C] [S], au titre de l’atteinte à sa vie privée et à son droit à l’image, à la suite de la publication de cet article (sa pièce n°1, jugement du TJ de Paris en date du 25 octobre 2023).
Le récit, fait dans l’article litigieux, d’une relation sentimentale l’unissant à [C] [S], agrémenté de détails et d’extrapolations sur la façon dont elle aurait débuté, son déroulement et leurs sentiments réciproques, relève de la vie privée d’[I] [N], ce qui n’est pas contesté par la défenderesse.
Au vu de ces éléments, alors qu’il appartient à chacun de fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur sa vie privée, ainsi que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir, l’atteinte à la vie privée de la demanderesse apparaît constituée.
Il sera ici souligné que le simple fait que la demanderesse et [C] [S] soient des personnalités connues du public en raison de leurs fonctions de présentatrice et de chroniqueur à la télévision ne suffit pas à faire de cette relation sentimentale, strictement privée et sans incidence sur la vie de la cité ou des institutions, un événement d’actualité.
Les photographies représentant [C] [S] et la demanderesse ont été prises à leur insu et publiées sans son autorisation. L’atteinte à la vie privée de cette dernière est ainsi prolongée par l’utilisation de ces photographies qui attentent également aux droits qu’elle détient sur son image, dès lors qu’elles illustrent des informations illicites et sans que là non plus, cela soit rendu nécessaire par un débat d’intérêt général ou un rapport avec l’actualité.
S’agissant en revanche de la publication de la photographie identitaire ci-dessus décrite, illustrant de façon pertinente un encart clairement séparé du reste de l’article et entièrement consacré à la vie professionnelle de la demanderesse, ce qui constitue des informations licites, il n’en résulte, pour ces raisons, aucune atteinte à son droit à l’image.
Sur les mesures sollicitées
Si la seule constatation de l’atteinte à la vie privée et au droit à l’image par voie de presse ouvre droit à réparation, le préjudice étant inhérent à ces atteintes, il appartient au demandeur de justifier de l’étendue du dommage allégué, le préjudice étant apprécié concrètement, au jour où le juge statue, compte tenu de la nature des atteintes et des éléments versés aux débats.
Par ailleurs, dans les cas où la demanderesse s’est largement exprimé sur sa vie privée, cette attitude, de nature à attiser la curiosité du public, ne le prive pas de toute protection de sa vie privée mais justifie une diminution de l’appréciation de son préjudice.
Il sera ici précisé que le dommage résultant pour [I] [N] de l’article litigieux sera évalué de façon globale, le préjudice causé par l’atteinte à la vie privée étant indissociable de celui causé à son droit à l’image, les photographies litigieuses étant le strict reflet du contenu de l’article.
Pour évaluer l’étendue du préjudice moral de la demanderesse, il convient de prendre en considération le fait qu’elle subit l’exposition de son intimité affective, dans un article agrémenté de photographies, prises à son insu lors d’un moment privé. Il sera au surplus relevé que l’article est annoncé en page de couverture, ce qui est propre à attirer l’attention d’un public plus large que celui des seuls acheteurs du magazine et, ainsi, à aggraver le préjudice subi.
D’autres éléments commandent néanmoins de minorer le préjudice subi.
Il sera d’abord relevé que l’article litigieux fait état d’une relation affective dont les manifestations étaient exposées aux yeux de tous par les intéressés, comme le montrent les photographies prises dans une rue passante et à la terrasse d’un café, autant de lieux où la demanderesse était visible du public. Si la divulgation de cette relation à un large public, par voie de presse, a évidemment une incidence pour la demanderesse et entraîne pour elle un préjudice indéniable devant être réparé, il n’est pas équivalent à celui qui résulterait de la révélation stricto sensu de cette relation, laquelle n’était pas dissimulée par les intéressés.
Il sera en outre relevé, au vu des vêtements portés par [I] [N] et [C] [S], que les photographies ont été prises dans un même trait de temps, de sorte que, contrairement à ce que prétend la demanderesse, il n’est pas démontré qu’il y ait eu une “traque” la concernant, ni “d’enquête” compte tenu de l’absence de dissimulation rappelée plus haut.
Il sera en outre souligné que la demanderesse ne produit aucune pièce démontrant le préjudice spécifique résultant pour elle de la diffusion de l’article et des photographies, au-delà de celui résultant nécessairement de ce type de publication.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, il convient d’allouer à [I] [N], à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, la somme de 3.000 euros au titre de l’atteinte faite au droit au respect de sa vie privée et à son droit à l’image au sein de l’article publié dans le magazine VOICI n°1856.
Il n’y a en revanche pas lieu d’interdire pour l’avenir à la société défenderesse de publier les photographies figurant dans l’article paru dans le magazine dès lors que la licéité de chaque publication est appréciée in concreto par le juge. Il sera néanmoins rappelé que chaque diffusion irrégulière peut être sanctionnée.
Enfin, le préjudice étant ainsi suffisamment réparé, il ne sera pas fait droit à la demande de publication de communiqué judiciaire.
Sur les demandes accessoires
Il serait inéquitable de laisser au demandeur la charge des frais irrépétibles qu’elle a dû exposer pour la défense de ses intérêts vis-à-vis de la société PRISMA MEDIA. Il y a lieu en conséquence de condamner la société défenderesse à lui payer la somme de 2.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
La société PRISMA MEDIA sera condamnée aux entiers dépens, avec autorisation pour Maître Jean ENNOCHI, avocat, de recouvrer directement ceux qu’il aura exposés, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Statuant, après débats publics, par mise à disposition au greffe, par décision contradictoire et en premier ressort :
Condamne la société PRISMA MEDIA à verser à [I] [N] la somme de trois mille euros (3.000 euros) en réparation du préjudice moral résultant de l’atteinte faite au droit au respect de sa vie privée et à son droit à l’image au sein de l’article intitulé “[I] [N] et [C] [S] - C à vous ? Non, c’est à eux !” paru dans le magazine VOICI n°1856 daté du 30 juin 2023, outre les intérêts au taux légal à compter de la présente décision,
Déboute les parties du surplus de leurs demandes,
Condamne la société PRISMA MEDIA à verser à [I] [N] la somme de deux mille euros (2.000 euros) sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société PRISMA MEDIA aux dépens avec autorisation pour Maître Jean ENNOCHI, avocat, de recouvrer directement ceux qu’elle aura exposés, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Fait et jugé à Paris le 29 Mai 2024
Le GreffierLa Présidente