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25/04/2024 | FRANCE | N°20/11691

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 18° chambre 2ème section, 25 avril 2024, 20/11691


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
C.C.C.F.E. + C.C.C.
délivrées le :
à Me DENIZOT (B0119)
C.C.C.
délivrée le :
à Me GOLDBLUM (P0008)




18° chambre
2ème section


N° RG 20/11691

N° Portalis 352J-W-B7E-CTIBZ

N° MINUTE : 3


Assignation du :
10 Novembre 2020









JUGEMENT
rendu le 25 Avril 2024


DEMANDERESSE

S.A.S. TERREÏS (RCS Paris 431 413 673)
[Adresse 4]
[Localité 2]

représentée par Maître Christophe DENIZOT de l

’ASSOCIATION AARPI NICOLAS DENIZOT TRAUTMANN ASSOCIÉS, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #B0119


DÉFENDERESSE

S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE (RCS Paris 502 627 250)
[Adresse 1]
[Localit...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
C.C.C.F.E. + C.C.C.
délivrées le :
à Me DENIZOT (B0119)
C.C.C.
délivrée le :
à Me GOLDBLUM (P0008)

18° chambre
2ème section

N° RG 20/11691

N° Portalis 352J-W-B7E-CTIBZ

N° MINUTE : 3

Assignation du :
10 Novembre 2020

JUGEMENT
rendu le 25 Avril 2024

DEMANDERESSE

S.A.S. TERREÏS (RCS Paris 431 413 673)
[Adresse 4]
[Localité 2]

représentée par Maître Christophe DENIZOT de l’ASSOCIATION AARPI NICOLAS DENIZOT TRAUTMANN ASSOCIÉS, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #B0119

DÉFENDERESSE

S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE (RCS Paris 502 627 250)
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Jérémy GOLDBLUM de la S.C.P. ATALLAH COLIN MICHEL VERDOT ET AUTRES, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #P0008

Décision du 25 Avril 2024
18° chambre 2ème section
N° RG 20/11691 - N° Portalis 352J-W-B7E-CTIBZ

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Lucie FONTANELLA, Vice-présidente
Maïa ESCRIVE, Vice-présidente
Cédric KOSSO-VANLATHEM, Juge

assistés de Henriette DURO, Greffier

DÉBATS

A l’audience du 08 Février 2024 tenue en audience publique devant Cédric KOSSO-VANLATHEM, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du code de procédure civile.

Après clôture des débats, avis a été donné aux avocats, que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 25 Avril 2024.

JUGEMENT

Rendu publiquement
Contradictoire
En premier ressort

_________________

EXPOSÉ DU LITIGE

Par acte sous signature privée en date du 24 novembre 2011, la S.A. CRÉDIT FONCIER DE FRANCE, aux droits de laquelle vient la S.A. TERREÏS, devenue depuis la S.A.S. TERREÏS, a donné à bail commercial à la S.A.R.L. CAPUCINES 14, aux droits de laquelle vient la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE, des locaux composés d'une boutique au rez-de-chaussée et de bureaux au premier étage situés au sein d'un immeuble sis [Adresse 1] pour une durée de neuf années à effet du 24 novembre 2011 afin qu'y soit exercée une activité de restauration sous toutes ses formes, sur place et à emporter, et de vente de vins et spiritueux, moyennant le versement d'un loyer annuel initial d'un montant de 160.000 euros hors taxes et hors charges et d'une provision annuelle sur charges locatives d'un montant de 19.500 euros payables mensuellement à terme à échoir.

Se prévalant de l'impact sur son activité des mesures gouvernementales et de police administrative adoptées dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire lié à l'épidémie de covid-19, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE a, par lettre en date du 27 mars 2020, sollicité auprès de la S.A.S. TERREÏS la suspension du paiement de ses loyers et charges locatives à compter du 15 mars 2020.

Par lettre en date du 1er avril 2020, la S.A.S. TERREÏS a proposé à la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE un report du paiement des loyers dus pour le deuxième trimestre de l'année 2020 avec règlement en six mensualités échelonnées entre les mois de juillet et décembre 2020.

Par lettre adressée par l'intermédiaire de son conseil en date du 29 avril 2020, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE a refusé cette proposition, réitérant sa demande d'annulation pure et simple du paiement de ses loyers et charges locatives pendant toute la durée de la fermeture administrative consécutive à la crise sanitaire.

Décision du 25 Avril 2024
18° chambre 2ème section
N° RG 20/11691 - N° Portalis 352J-W-B7E-CTIBZ

Par acte d'huissier en date du 22 mai 2020, la S.A.S. TERREÏS a fait signifier à la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE un congé pour le 23 novembre 2020 portant offre de renouvellement du contrat de bail commercial pour une nouvelle durée de neuf années à compter du 24 novembre 2020, en proposant que le prix du bail renouvelé soit fixé à la somme annuelle de 178.000 euros hors taxes et hors charges.

Lui reprochant des échéances de loyers et de charges locatives impayées à compter du mois d'avril 2020, la S.A.S. TERREÏS a, par lettre en date du 11 septembre 2020, demandé à la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de lui verser la somme de 98.640,69 euros, et en l'absence de règlement a, par acte d'huissier en date du 22 octobre 2020 dénoncé le 27 octobre 2020, fait pratiquer une saisie conservatoire sur les comptes bancaires de cette dernière portant sur la somme totale de 98.640,69 euros incluant le coût de l'acte.

Par exploit d'huissier en date du 10 novembre 2020, la S.A.S. TERREÏS a fait assigner la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE devant le tribunal judiciaire de Paris en validation de la saisie conservatoire et en paiement de la somme de 122.259,76 euros.

Parallèlement, sur saisine de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE, le juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Paris a, par jugement contradictoire en date du 26 février 2021, ordonné la mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée le 22 octobre 2020.

Par ordonnance en date du 15 octobre 2021, le juge de la mise en état a déclaré le tribunal judiciaire de Paris matériellement incompétent pour connaître des demandes reconventionnelles de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de fixation du loyer du bail renouvelé, et a enjoint aux parties de rencontrer Madame [H] [M] en qualité de médiatrice judiciaire.

Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 8 septembre 2022, la S.A.S. TERREÏS demande au tribunal, sur le fondement des articles 1343-5, et 1709 et suivants du code civil, de :

–à titre principal, condamner la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE à lui payer la somme de 236.271,35 euros correspondant aux loyers, charges et accessoires arrêtés au 3ème trimestre de l'année 2022 ;
–débouter la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de ses demandes ;
–à titre subsidiaire, dans l'hypothèse où le tribunal ferait droit à la demande de délai présentée par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE, juger que faute de paiement en son entier et à bonne date d'une seule des échéances prévues au jugement à intervenir, ainsi que des loyers et accessoires courants à leur échéance contractuelle (le 1er de chaque mois), la déchéance du terme interviendra de plein droit, la totalité de la dette devenant immédiatement exigible ;
–en tout état de cause, condamner la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE à lui payer la somme de 5.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
–condamner la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE aux dépens, avec distraction au profit de Maître Christophe DENOZOT.

À l'appui de ses prétentions, la S.A.S. TERREÏS fait valoir que la preneuse a manqué à ses obligations au titre du contrat de bail commercial en s'abstenant de régler ses loyers, charges et taxes locatives, et qu'elle demeure redevable de la somme de 236.271,35 aux termes du dernier décompte actualisé. Elle conteste les moyens de défense soulevés par la défenderesse, soulignant que d'une part, elle n'a pas manqué à son obligation de délivrance et de jouissance paisible, si bien qu'aucune exception d'inexécution ne peut lui être opposée, que d'autre part, les fermetures administratives successives ordonnées en raison de l'état d'urgence sanitaire lié à l'épidémie de covid-19 ne peuvent être assimilées à une perte, fût-elle partielle, de la chose louée, et qu'enfin elle a proposé à sa locataire la suspension des loyers du 2ème trimestre de l'année 2020 ainsi que l'échelonnement du paiement de ceux-ci en plusieurs mensualités, et n'a fait pratiquer une saisie conservatoire que plusieurs mois après la réouverture du commerce et après relance, de sorte que sa bonne foi ne peut être remise en cause, ce qui justifie son action en paiement.

Elle s'oppose à tout délai de paiement, faisant notamment observer que les capacités financières de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE lui permettent de supporter le paiement d'arriérés outre les loyers courants.

Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 24 novembre 2022, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE sollicite du tribunal, sur le fondement des articles 1104, 1719, 1722 et 1219 du code civil, de :

–à titre principal, juger que l'obligation de règlement des loyers au titre du contrat de bail commercial a été interrompue du 15 mars au 15 juin 2020, puis du 29 octobre 2020 au 9 juin 2021, en raison de l'exception d'inexécution résultant de l'impossibilité de jouissance des locaux conformément à leur destination d'une part, de la perte partielle de la chose louée la libérant temporairement du règlement de ses loyers d'autre part, et enfin du droit à l'usage de son bien consacré par la cour européenne des droits de l'homme ;
–en conséquence, juger qu'en raison du manquement de la bailleresse à son obligation de délivrance conforme et de jouissance paisible pendant la période de couvre-feu du mois d'octobre 2020, le paiement des loyers pendant cette période est suspendu partiellement, le preneur ne pouvant être tenu qu'au paiement d'une somme maximale de 6.177,48 euros au titre du mois d'octobre de l'année 2020 représentant 35% du loyer contractuel, en application du principe tant de l'exception d'inexécution que de la perte partielle de la chose louée ;
–en conséquence, débouter la S.A.S. TERREÏS de sa demande en paiement de la somme de 122.259,76 euros, en raison du manquement de celle-ci à son obligation de délivrance et de jouissance paisible pendant les périodes de fermeture administrative ;
–débouter la S.A.S. TERREÏS de sa demande tendant à voir valider la saisie conservatoire de créances pratiquée le 22 octobre 2020 à hauteur de la somme de 61.025,56 euros ;
–à titre subsidiaire, si par extraordinaire le tribunal estimait qu'il n'existe aucun manquement à l'obligation de délivrance et la condamnait au paiement de la créance alléguée, lui accorder un délai de vingt-quatre mois pour procéder au paiement des sommes réclamées par la S.A.S. TERREÏS ;
–en tout état de cause, condamner la S.A.S. TERREÏS à lui payer la somme de 5.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
–réserver les dépens.

Au soutien de ses demandes, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE expose qu'en raison des mesures liées à l'épidémie de covid-19, elle a été contrainte de fermer ses locaux du 15 mars au 15 juin 2020, puis du 29 octobre 2020 au 9 juin 2021, et en déduit que l'interdiction temporaire d'exploiter les locaux donnés à bail est assimilable à une perte partielle de la chose louée la dispensant du versement de tout loyer pour les périodes de fermeture considérées. Elle ajoute que la bailleresse a manqué à son obligation de délivrance conforme des lieux loués et de jouissance paisible, de sorte qu'elle est fondée à opposer à cette dernière une exception d'inexécution l'exonérant du paiement des loyers et charges invoqués. Elle avance également que les périodes de fermeture des locaux ont constitué une atteinte à la jouissance de son bien, soit une atteinte à sa propriété commerciale au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, cette atteinte se révélant disproportionnée par rapport à la protection de l'intérêt légitime de santé publique dès lors qu'elle fait peser sur les seuls preneurs l'ensemble de la charge financière causée par les fermetures administratives. Elle souligne enfin que la S.A.S. TERREÏS a manifesté une évidente mauvaise volonté lors des tentatives de négociation amiable et a refusé de renégocier le contrat de bonne foi dans un contexte de bouleversement des circonstances économiques, ce qui justifie le rejet de la demande en paiement formée par la bailleresse.

À titre subsidiaire, la preneuse indique être fondée à obtenir des délais de paiement afin de s'acquitter de l'intégralité des sommes exigées par la demanderesse.

La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du juge de la mise en état en date du 10 février 2023.

L'affaire a été retenue à l'audience de plaidoirie du 8 février 2024, et la décision mise en délibéré au 25 avril 2024, les parties en ayant été avisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

À titre liminaire, il convient de relever que les demandes figurant au dispositif des conclusions de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE aux fins de voir « juger » ne constituent pas des prétentions au sens des dispositions des articles 4 et 768 du code de procédure civile, mais des moyens (Civ. 2, 9 janvier 2020 : pourvoi n°18-18778), si bien qu'il n'y a pas lieu de statuer de ces chefs dans le dispositif de la présente décision.

Sur l'action en paiement

Sur la créance de la bailleresse

Aux termes des dispositions de l'article 1709 du code civil, le louage des choses est un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige de lui payer.

En outre, en application des dispositions des premier et dernier alinéas de l'article 1728 du même code, le preneur est tenu de deux obligations principales : 2°) de payer le prix du bail aux termes convenus.

En vertu des dispositions des deux premiers alinéas de l'article 1184 dudit code dans sa rédaction applicable à la date de conclusion du contrat de bail commercial litigieux, c'est-à-dire dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'article 2 de l'ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations entrée en vigueur le 1er octobre 2016, la condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l'une des deux parties ne satisfera point à son engagement. Dans ce cas, le contrat n'est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l'engagement n'a point été exécuté, a le choix ou de forcer l'autre à l'exécution de la convention lorsqu'elle est possible, ou d'en demander la résolution avec dommages et intérêts.

Enfin, selon les dispositions de l'article 1353 de ce code, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation.

En l'espèce, il ressort du décompte en date du 8 septembre 2022 produit aux débats que la dette de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE au titre des loyers, charges et taxes locatives s'élève à la somme de 236.271,35 euros (pièce n°14 en demande), ce qui n'est pas contesté.

Décision du 25 Avril 2024
18° chambre 2ème section
N° RG 20/11691 - N° Portalis 352J-W-B7E-CTIBZ

En conséquence, il convient de fixer la créance de la S.A.S. TERREÏS au titre des loyers, charges et taxes locatives impayés à la somme de 236.271,35 euros.

Sur le moyen de défense tiré de la perte de la chose louée

Conformément aux dispositions de l'article 1722 du code civil, si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement.

Il est constant qu'en application des différents décrets et arrêtés prescrivant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du covid-19, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE s'est trouvée dans l'impossibilité de pouvoir accueillir du public dans les locaux donnés à bail à plusieurs reprises entre le 15 mars 2020 et le 9 juin 2021.

Cependant, il y a lieu de rappeler qu'édictée pour limiter la propagation du virus par une restriction des rapports interpersonnels, l'interdiction de recevoir du public imposée à certains établissements pendant la période d'état d'urgence sanitaire pour faire face à l'épidémie de covid-19 résulte du caractère non indispensable à la vie de la Nation et à l'absence de première nécessité des biens ou des services fournis, si bien que cette interdiction a été décidée, selon les catégories d'établissement recevant du public, aux seules fins de garantir la santé publique, de sorte que l'effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être assimilé à la perte de la chose au sens des dispositions de l'article 1722 du code civil (Civ. 3, 30 juin 2022 : pourvois n°21-19889, n°21-20190 et n°21-20127 ; Civ. 3, 23 novembre 2022 : pourvoi n°21-21867 ; Civ. 3, 16 mars 2023 : pourvoi n°21-24414 ; Civ. 3, 15 juin 2023 : pourvois n°22-15365, n°22-15366 et n°22-15367).

En l'espèce, force est de constater que les locaux donnés à bail commercial à la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE par la S.A.S. TERREÏS n'ont subi aucun changement, la première s'étant vu interdire de recevoir ses clients pour des raisons étrangères aux lieux loués, de sorte qu'aucune perte, fût-elle partielle, desdits locaux n'est caractérisée.

En conséquence, il convient de retenir que le moyen de défense opposé par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE tiré de la perte partielle de la chose louée est inopérant.

Sur le moyen de défense tiré de l'exception d'inexécution en raison du manquement de la bailleresse à son obligation de délivrance conforme et de jouissance paisible

D'après les dispositions des premier, deuxième et quatrième alinéas de l'article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière : 1°) de délivrer au preneur la chose louée. 3°) d'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail

Il y a lieu de rappeler que la mesure générale et temporaire de police administrative portant interdiction à certains établissements de recevoir du public pendant la période d'état d'urgence sanitaire pour faire face à l'épidémie de covid-19, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, n'est pas imputable au bailleur et n'est donc pas constitutive d'une inexécution par celui-ci de son obligation de délivrance ou de jouissance paisible (Civ. 3, 30 juin 2022 : pourvois n°21-19889, n°21-20190 et n°21-20127 ; Civ. 3, 23 novembre 2022 : pourvoi n°21-21867).

En l'espèce, force est de constater que les locaux donnés à bail commercial n'ont jamais cessé d'être mis à disposition de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE par la S.A.S. TERREÏS, l'impossibilité d'exploiter les lieux pendant les périodes de confinement résultant du seul fait du législateur, de sorte qu'aucun manquement de la seconde à son obligation de délivrance ou de jouissance paisible n'est caractérisé.

En conséquence, il convient de retenir que le moyen de défense opposé par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE tiré de l'exception d'inexécution en raison du prétendu manquement de la S.A.S. TERREÏS à son obligation de délivrance ou de jouissance paisible est inopérant.

Sur le moyen de défense tiré de la violation de l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

Selon l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes.

Il y a lieu de rappeler que la « propriété commerciale » du preneur d'un bail commercial protégée par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales s'entend exclusivement du droit au renouvellement du bail commercial consacré par les articles L. 145-8 à L. 145-30 du code de commerce (Civ. 3, 11 mars 2021 : pourvoi n°20-13.639).

En l'espèce, force est de constater que l'atteinte alléguée par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE n'entre pas dans le champ d'application de l'article 1er précité, qui ne s'applique pas lorsqu'est en cause, non pas le droit au renouvellement du bail commercial, mais le paiement par le locataire de ses loyers et charges locatives, de sorte qu'aucune violation dudit article n'est caractérisée.

En conséquence, il convient de retenir que le moyen de défense opposé par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE tiré de la prétendue atteinte par la S.A.S. TERREÏS à son droit de propriété commerciale est inopérant.

Sur le moyen de défense tiré de la mauvaise foi de la bailleresse

Aux termes des dispositions du dernier alinéa de l'article 1134 ancien du code civil, les conventions légalement formées doivent être exécutées de bonne foi.

En outre, en application des dispositions de l'article 2274 du même code, la bonne foi est toujours présumée, et c'est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver.

Enfin, en vertu des dispositions de l'article 1147 ancien dudit code, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

S'il est justifié, en l'espèce, de circonstances exceptionnelles pendant le cours de la crise sanitaire, incitant les parties au contrat à vérifier si ces circonstances ne rendaient pas nécessaire une adaptation des modalités d'exécution de leurs obligations respectives, ce devoir relevant de l'obligation d'exécuter de bonne foi les conventions n'autorise pas pour autant une partie à s'abstenir unilatéralement d'exécuter ses engagements et ne fonde pas une dispense pour le locataire d'honorer les loyers demeurant exigibles, son irrespect ne pouvant, en effet, avoir pour autre sanction que d'engager la responsabilité éventuelle des parties au contrat.

En tout état de cause, il est établi : que par lettre en date du 27 mars 2020, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE a formulé auprès de la S.A.S. TERREÏS une réclamation en ces termes : « comme vous le savez, les récentes mesures prises par l'État français pour lutter contre la propagation du virus Covid-19 qui sévit en France depuis le 29.02.2020 nous a contraints, par une fermeture administrative, à arrêter notre exploitation au samedi 14 mars 2020. Cette fermeture extrêmement paralysante pour notre société, exploitant le restaurant Les Jalles, dont la trésorerie se trouve pleinement mise à mal [...] rend particulièrement difficile la continuation du bail en l'état, dans la mesure où l'exploitation de ce dernier se fait à perte. [...] Nous vous demandons de bien vouloir, à titre exceptionnel, accepter de renoncer au paiement des loyers et charges locatives à compter du samedi 15 mars 2020 jusqu'à la date de réouverture totale de l'établissement » ; que par lettre adressée par l'intermédiaire de sa mandataire et administratrice de biens en date du 1er avril 2020, la S.A.S. TERREÏS a répondu : « dans ce contexte sanitaire exceptionnel d'épidémie de COVID-19, votre propriétaire tient à vous assurer de son soutien pour vous permettre de passer le plus sereinement possible cette période exceptionnelle difficile. Nous vous informons avoir étudié avec attention votre demande de renonciation au paiement de vos loyers et charges à compter du 15 mars 2020 formulée par courrier en date du 27 mars 2020. [...] Conscient de l'impact économique sur votre activité en cette période de crise, votre bailleur accepte un aménagement de vos règlements dans ces circonstances exceptionnelles, quand bien même vous ne répondriez pas aux critères précités. Ainsi, nous vous accordons la suspension du règlement de votre loyer pour le deuxième trimestre 2020. [...] Par ailleurs, afin de pouvoir vous faciliter la reprise du règlement de votre loyer du deuxième trimestre 2020, nous sommes disposés à vous accorder le lissage de cette créance en six mensualités, soit un règlement par mois de juillet à décembre 2020 en sus de vos échéances mensuelles. [...] Pour la bonne forme de votre dossier, nous vous remercions de bien vouloir nous retourner le présent courrier accompagné de votre "bon pour accord" » ; et que par lettre adressée par l'intermédiaire de son conseil en date du 29 avril 2020, la preneuse a indiqué « qu'elle ne saurait se contenter d'un simple report de ses échéances de loyer » (pièces n°3 à n°5 en défense).

Il s'évince de l'ensemble de ces éléments que la S.A.S. TERREÏS a fait preuve de bonne foi en acceptant de réexaminer les conditions et modalités financières du contrat de bail commercial afin de tenir compte des conséquences économiques négatives liées à l'épidémie de covid-19, et que ce n'est qu'en raison du refus de la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE d'accepter la proposition de report du paiement des loyers dus pour le deuxième trimestre de l'année 2020 avec règlement en six mensualités échelonnées entre les mois de juillet et décembre 2020 que les négociations n'ont pu aboutir.

En conséquence, il convient de retenir que le moyen de défense opposé par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE tiré de la prétendue mauvaise foi de la S.A.S. TERREÏS est inopérant.

Conclusion sur la demande en paiement

En définitive, eu égard à ce qui précède, dès lors que la S.A.S. TERREÏS justifie que sa créance de loyers, charges et accessoires est fondée tant en son principe qu'en son quantum, et que les moyens de défense opposés par la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE sont écartés, il y a lieu de faire droit à la demande en paiement formée par la première.

En conséquence, il convient de condamner la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE à payer à la S.A.S. TERREÏS la somme de 236.271,35 euros en règlement de l'arriéré de loyers, de charges et de taxes locatives arrêté au 8 septembre 2022.

Sur la demande reconventionnelle de délais de paiement

Aux termes des dispositions du premier alinéa de l'article 1343-5 du code civil, le juge peut, compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, reporter ou échelonner, dans la limite de deux années, le paiement des sommes dues.

En l'espèce, force est de constater que d'une part, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE a pu bénéficier des plus larges délais de fait pendant la durée de la présente instance, lui laissant la possibilité de provisionner le montant de sa dette, et que d'autre part, il ressort de l'attestation de son expert-comptable en date du 12 janvier 2022 qu'elle a réalisé un chiffre d'affaires d'un montant de 1.322.987 euros H.T. au titre des exercices des années 2019 et 2020 (pièce n°10 en défense), étant observé qu'elle ne communique pas ses données comptables afférentes aux exercices plus récents des années 2021 et 2022, de sorte qu'elle ne justifie pas se trouver dans l'impossibilité de régler sa dette d'un montant de 236.271,35 euros en une seule échéance.

En conséquence, il convient de débouter la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de sa demande reconventionnelle de délais de paiement.

Sur les mesures accessoires

En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE, partie perdante, sera condamnée aux dépens, lesquels pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du même code, et il ne sera pas fait droit à sa demande formée au titre des frais irrépétibles.

Elle sera également condamnée à payer à la S.A.S. TERREÏS une indemnité au titre des frais non compris dans les dépens que cette dernière a été contrainte d'exposer pour faire valoir ses droits dans le cadre de la présente instance, que l'équité et la situation économique des parties commandent de fixer à la somme de 3.000 euros en vertu des dispositions de l'article 700 dudit code.

Il convient de rappeler que la présente décision est assortie de l'exécution provisoire de droit, selon les dispositions de l'article 514 de ce code, étant observé qu'aucune des parties ne sollicite que cette dernière soit écartée sur le fondement des dispositions de l'article 514-1.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire rendu en premier ressort,

CONDAMNE la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE à payer à la S.A.S. TERREÏS la somme de 236.271,35 euros (DEUX CENT TRENTE-SIX MILLE DEUX CENT SOIXANTE-ET-ONZE euros et TRENTE-CINQ centimes) en règlement de l'arriéré de loyers, de charges et de taxes locatives arrêté au 8 septembre 2022,

DÉBOUTE la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de sa demande reconventionnelle de délais de paiement,

DÉBOUTE la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE de sa demande présentée sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE à payer à la S.A.S. TERREÏS la somme de 3.000 (TROIS MILLE) euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la S.A.R.L. JAOUEN ET COMPAGNIE aux dépens,

AUTORISE Maître [N] [K] à recouvrer directement ceux des dépens dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision,

RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire.

Fait et jugé à Paris le 25 Avril 2024

Le GreffierLe Président
Henriette DUROLucie FONTANELLA


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 18° chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 20/11691
Date de la décision : 25/04/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 01/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-04-25;20.11691 ?
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