TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
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1/1/1 resp profess du drt
N° RG 23/01677 -
N° Portalis 352J-W-B7H-CY3FS
N° MINUTE :
Assignation du :
27 Janvier 2023
JUGEMENT
rendu le 24 Avril 2024
DEMANDERESSE
Madame [F] [C]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Maître Alexandra SABBE FERRI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B1138
DÉFENDEUR
AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 3]
représenté par Maître Alexandre DE JORNA, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C880
MINISTERE PUBLIC
Monsieur Etienne LAGUARIGUE de SURVILLIERS,
Premier Vice-Procureur
Décision du 24 Avril 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 23/01677 - N° Portalis 352J-W-B7H-CY3FS
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier Vice-Président adjoint,
Président de formation,
Monsieur Eric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assistés de Célestine BLIEZ, Greffière lors des débats, et de Samir NESRI, Greffier lors du prononcé
DEBATS
A l’audience du 13 Mars 2024
tenue en audience publique
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Samir NESRI, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Le 28 septembre 2015, Madame [F] [C] a saisi le conseil des prud’hommes de Nanterre, lequel a convoqué les parties à l’audience devant le bureau de conciliation et d'orientation du 23 février 2016 puis à l’audience de jugement du 29 mai 2018, date à laquelle l'affaire a été plaidée.
Le conseil des prud’hommes s’est déclaré en partage de voix, par jugement mis en délibéré au 26 septembre 2018.
L’affaire a été renvoyée à l’audience de départage du 21 mai 2019 à l’issue de laquelle elle a été mise en délibéré au 11 octobre 2019.
Le 6 novembre 2019, Madame [F] [C] a interjeté appel du jugement devant la cour d’appel de Versailles, laquelle a convoqué les parties à l’audience de plaidoirie du 18 janvier 2022.
La cour d’appel de Versailles a rendu son arrêt le 16 février 2022.
C’est dans ce contexte que, par acte du 15 septembre 2023, Madame [F] [C] a fait assigner l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 31 octobre 2023, Madame [F] [C] demande la condamnation de l’agent judiciaire de l’État à lui payer :
- la somme de 26 888,00€ à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral avec intérêts au taux légal courant à compter de la mise en demeure du 4 janvier 2023, et capitalisation ;
- la somme de 2 000,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Madame [F] [C] estime que la durée de la procédure est excessive et engage la responsabilité de l’État pour déni de justice.
Elle soutient qu’un délai excessif de procédure de 40,69 mois doit être retenu, et que, celui-ci caractérisant un déni de justice, il engage la responsabilité de l’Etat.
Sur la réparation de son préjudice, elle soutient avoir subi une anxiété exponentielle au fil du temps, laquelle doit donner lieu à un indemnisation corrélative.
Le 14 avril 2023, le Ministère Public a indiqué se rapporter à l’appréciation et à la jurisprudence du tribunal.
Après avoir constitué avocat, l’agent judiciaire de l’État n’a pas conclu.
L’ordonnance de clôture a été rendue par le juge de la mise en état le 9 octobre 2023.
Suivant conclusions signifiées le 29 octobre 2023, l’agent judiciaire de l’État sollicite la révocation de l'ordonnance de clôture, au motif qu'il n’a pu conclure utilement pour le 9 octobre 2023, espérant parvenir à une solution amiable.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 31 octobre 2023, Madame [F] [C] s’oppose à la demande de révocation de l’ordonnance de clôture formulée par l’agent judiciaire de l’État, considérant que ce dernier ne justifie pas de l’existence d’une cause grave.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.
A l’issue de l’audience du 13 mars 2024, l’affaire a été mise en délibéré au 24 avril 2024.
SUR CE
Sur la révocation de l'ordonnance de clôture :
L'article 803 du code de procédure civile dispose notamment que l'ordonnance de clôture ne peut être révoquée que s'il se révèle une cause grave depuis qu'elle a été rendue et que l'ordonnance de clôture peut être révoquée, d'office ou à la demande des parties, soit par ordonnance motivée du juge de la mise en état, soit, après l'ouverture des débats, par décision du tribunal.
En l'espèce, la clôture de l'instruction a été ordonnée le 9 octobre 2023 au motif que :
- la procédure était en état et l’affaire susceptible d’être jugée au fond et les délais impartis pour communiquer les pièces et pour conclure étaient expirés,
- à l'audience d'orientation du 17 avril 2023, un calendrier de procédure avait été fixé, prévoyant notamment la notification des conclusions en défense avant par l'agent judiciaire de l'Etat le 17 juillet 2023,
- le bulletin de procédure adressé aux parties à l'issue de l'audience d'orientation rappelait expressément, d'une part, que chacune des parties pouvait solliciter auprès du juge de la mise en état une prorogation du délai qui lui était imparti pour conclure, conformément aux dispositions de l’article 781 alinéa 2 du code de procédure civile et, d'autre part, qu'en application de l’article 800 du même code, si l’un des avocats n’avait pas accompli les actes de la procédure dans le délai imparti, le juge pouvait ordonner la clôture à son égard, d’office ou à la demande d’une autre partie,
- l'agent judiciaire de l'Etat n'avait ni conclu dans le délai qui lui était imparti, ni sollicité de prorogation de ce délai, alors que la partie demanderesse avait sollicité dès le 15 septembre 2023 la clôture de l'instruction,
- la seule proposition d'accord transactionnel formulée le 8 octobre 2023, soit la veille de l'audience de mise en état, ne justifiait pas de reporter la clôture.
Dans ce contexte, l'agent judiciaire de l'Etat ne fait état, ni ne justifie d'une quelconque cause grave révélée depuis que l'ordonnance de clôture a été rendue.
En conséquence, il convient de rejeter la demande de révocation de l'ordonnance de clôture.
Sur la demande principale :
Aux termes de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.
Un déni de justice correspond à un refus d'une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s'appréciant sous l'angle d'un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
L'appréciation d'un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d'être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’État sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, s'effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l'affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l'intérêt qu'il peut y avoir pour l'une ou l'autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement.
Le seul non-respect d'un délai légal n'est pas suffisant pour caractériser un déni de justice mettant en jeu la responsabilité de l’État.
Les procédures en matière de litiges du travail appellent par nature une décision rapide (CEDH Frydlender c. France [GC], 2000, § 45 ; Vocaturo c. Italie, 1991, § 17 ; Ruotolo c. Italie, 1992, § 17).
En l'espèce, il y a lieu d'évaluer le caractère excessif de la procédure prud'homale litigieuse en considération, non de sa durée globale, mais du temps séparant chaque étape de la procédure.
Ainsi, à l'aune de ces critères, il convient de relever que :
- le délai de 4 mois entre la saisine du conseil de prud’hommes et l’audience de conciliation est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 1 mois;
- le délai de 27 mois entre l’audience de conciliation et l’audience devant le bureau de jugement est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 18 mois ;
- le délai de 3 mois entre le bureau de jugement et la mise en délibéré de renvoi en départage est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 1 mois ;
- le délai de 7 mois séparant le renvoi en départage de l’audience de départage est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 1 mois;
- le délai de 4 mois entre l’audience de départage et le prononcé de la décision est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 2 mois ;
- le délai de 26 mois entre la déclaration d’appel et l’audience de plaidoirie devant la cour d’appel est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 14 mois ;
- le délai de moins de 1 mois entre l’audience de plaidoirie et le délibéré de la cour d’appel n’est pas excessif ;
La responsabilité de l’État est en conséquence engagée pour un délai excessif global de 37 mois.
S'agissant du préjudice, la demande formée au titre du préjudice moral est justifiée en son principe, dès lors qu'un procès est nécessairement source d'une inquiétude pour le justiciable et qu'une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d'inquiétude supplémentaire.
Madame [F] [C] ne justifie cependant pas l'importante somme réclamée concernant son préjudice moral, ni dans quelle mesure l’anxiété découlant de ces délais déraisonnables possède un caractère exponentiel au fil du temps.
Il s'ensuit que l'indemnité allouée en réparation de son préjudice moral ne saurait excéder l'indemnisation du préjudice que le dépassement excessif du délai raisonnable de jugement cause nécessairement.
Le préjudice moral de Madame [F] [C] est en conséquence entièrement réparé par l'allocation de la somme de 7 400,00 €.
Ainsi que le permettent les dispositions de l'article 1231-7 du code civil et en application du principe de réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit, ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2023, date de réception de la mise en demeure préalable.
Sur la capitalisation des intérêts :
En application des dispositions de l’article 1343-2 du code civil, les intérêts moratoires sur les sommes dues sont capitalisés par périodes annuelles.
Sur les demandes accessoires :
L’agent judiciaire de l’État, partie perdante, est condamné aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.
Enfin, compte tenu des situations économiques respectives des parties, de la durée de l’instance et des démarches judiciaires qu’a dû accomplir la partie demanderesse, l’agent judiciaire de l’État est condamné à verser à Madame [F] [C] la somme de 1 200,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement.
En l'espèce, aucune circonstance ne justifie d'écarter l'exécution provisoire de droit.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l’issue des débats en audience publique en application de l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, contradictoirement et en premier ressort,
Rejette la demande de révocation de l'ordonnance de clôture ;
Condamne l’agent judiciaire de l’État à payer à Madame [F] [C] :
- la somme de 7 400,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
- la somme de 1 200,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
avec intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2023 ;
Dit que les intérêts des sommes dues seront capitalisés par périodes annuelles conformément aux dispositions de l’article 1343-2 du code civil ;
Condamne l’agent judiciaire de l’État aux dépens ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Fait et jugé à Paris le 24 Avril 2024
Le GreffierLe Président
S. NESRIB. CHAMOUARD