TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
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1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/15188 -
N° Portalis 352J-W-B7G-CYKYO
N° MINUTE :
Assignation du :
07 Décembre 2022
JUGEMENT
rendu le 24 Avril 2024
DEMANDERESSE
Madame [K] [W]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Maître Pétra LALEVIC, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1757
DÉFENDEUR
AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 3]
représenté par Maître Anne-laure ARCHAMBAULT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0079
MINISTERE PUBLIC
Monsieur Etienne LAGUARIGUE de SURVILLIERS,
Premier Vice-Procureur
Décision du 24 Avril 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/15188 - N° Portalis 352J-W-B7G-CYKYO
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier Vice-Président adjoint,
Président de formation,
Monsieur Eric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assistés de Célestine BLIEZ, Greffière lors des débats, de Samir NESRI, Greffier lors du prononcé
DEBATS
A l’audience du 13 Mars 2024
tenue en audience publique
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Samir NESRI, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Le 9 octobre 2015, Madame [K] [W] a saisi le conseil des prud’hommes de Villeneuve-Saint-Georges, lequel a convoqué les parties à l’audience devant le bureau de conciliation du 14 décembre 2015 puis à l’audience de jugement du 3 octobre 2016.
L’affaire a ensuite fait l’objet d’un renvoi à l’audience de jugement du 3 juillet 2017, date à laquelle l'affaire a été plaidée.
Un procès-verbal de partage de voix a été établi 11 décembre 2017 et les parties ont été convoquées à une audience de départage tenue le 2 mars 2018.
Le jugement a été rendu le 1er juin 2018.
Le 19 juillet 2018, Madame [K] [W] a interjeté appel du jugement devant la cour d’appel de Paris, laquelle a convoqué les parties à l’audience de plaidoirie du 15 décembre 2021.
La cour d’appel de Paris a rendu son arrêt le 23 février 2022.
Par acte du 7 décembre 2022, Madame [K] [W] a fait assigner l’agent judiciaire de l’État devant le tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.
Aux termes de son assignation, auxquels il convient de se référer pour un plus ample exposé des prétentions et moyens, Madame [K] [W] demande la condamnation de l’agent judiciaire de l’État à lui payer, sous le bénéfice de l’exécution provisoire :
- la somme de 30 000,00 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
- la somme de 4 000,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Madame [K] [W] estime que la durée de la procédure est excessive et engage la responsabilité de l’État pour déni de justice.
Suivant conclusions signifiées le 18 novembre 2023, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des prétentions et moyens, l’agent judiciaire de l’État demande au tribunal la réduction des demandes à de plus justes proportions.
Il estime que la responsabilité de l’État n’est susceptible d'être engagée sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire qu’à hauteur d'un délai excessif de 34 mois.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 8 janvier 2024 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.
A l'audience du 13 mars 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 24 avril 2024, date du présent jugement.
SUR CE
Sur la demande principale :
Aux termes de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.
Un déni de justice correspond à un refus d'une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s'appréciant sous l'angle d'un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
L'appréciation d'un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d'être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’État sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire, s'effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l'affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l'intérêt qu'il peut y avoir pour l'une ou l'autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement.
Le seul non respect d'un délai légal n'est pas suffisant pour caractériser un déni de justice mettant en jeu la responsabilité de l’État.
Les procédures en matière de litiges du travail appellent par nature une décision rapide (CEDH Frydlender c. France [GC], 2000, § 45 ; Vocaturo c. Italie, 1991, § 17 ; Ruotolo c. Italie, 1992, § 17).
En l'espèce, il y a lieu d'évaluer le caractère excessif de la durée de la procédure prud'homale litigieuse en considération, non de sa durée globale, mais du temps séparant chaque étape de la procédure.
Ainsi, à l'aune de ces critères, il convient de relever que :
- le délai de deux mois entre la saisine du conseil de prud’hommes et l’audience de conciliation n’est pas excessif ;
- l'agent judiciaire de l'Etat reconnaît que le délai écoulé entre l’audience de conciliation et la première audience devant le bureau de jugement est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur d'un mois ;
- le délai de 9 mois entre la première audience de jugement et l’audience de plaidoirie est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de trois mois ;
- le délai de cinq mois entre le bureau de jugement et le procès-verbal de partage de voix est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de trois mois ;
- le délai de deux mois entre le procès-verbal de partage de voix et l'audience de départage n’est pas excessif ;
- le délai de deux mois entre l'audience de départage et le prononcé de la décision n’est pas excessif ;
- le délai de 41 mois entre la déclaration d’appel et l’audience de plaidoirie devant la cour d’appel est excessif, et engage la responsabilité de l’Etat, à hauteur de 27 mois, dès lors qu'il n'est pas démontré, eu égard aux seules pièces produites, que ce délai résulte d’une quelconque complexité de l’affaire et compte tenu de l'impact de la suspension de la majeure partie des activités juridictionnelles du 16 mars 2020 au 11 mai 2020, en raison de la crise sanitaire liée à l'épidémie de la covid-19, qui n'est pas imputable à l'Etat, dès lors qu'elle résulte des circonstances insurmontables inhérentes à la situation générale de confinement du pays ;
- le délai de deux mois entre l’audience de plaidoirie et le délibéré de la cour d’appel n’est pas excessif.
La responsabilité de l’État est en conséquence engagée pour un délai excessif global de 34 mois.
S'agissant du préjudice, la demande formée au titre du préjudice moral est justifiée en son principe, dès lors qu'un procès est nécessairement source d'une inquiétude pour le justiciable et qu'une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d'inquiétude supplémentaire.
Madame [K] [W] ne justifie cependant pas la somme réclamée concernant son préjudice moral.
Il s'ensuit que l'indemnité allouée en réparation de son préjudice moral ne saurait excéder l'indemnisation du préjudice que le dépassement excessif du délai raisonnable de jugement cause nécessairement.
Le préjudice moral de Madame [K] [W] est en conséquence entièrement réparé par l'allocation de la somme de 6 800,00 €.
En application des dispositions de l'article 1231-7 du code civil, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du prononcé de la présente décision.
Sur les demandes accessoires :
L’agent judiciaire de l’État, partie perdante, est condamné aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.
Enfin, compte tenu des situations économiques respectives des parties et des démarches judiciaires qu’a dû accomplir la partie demanderesse, l’agent judiciaire de l’État est condamné à verser à Madame [K] [W] la somme de 900,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement.
En l'espèce, aucune circonstance ne justifie d'écarter l'exécution provisoire de droit.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l’issue des débats en audience publique en application de l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, contradictoirement et en premier ressort,
Condamne l’agent judiciaire de l’État à payer à Madame [K] [W]:
- la somme de 6 800,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
- la somme de 900,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent jugement ;
Condamne l’agent judiciaire de l’État aux dépens ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Fait et jugé à Paris le 24 Avril 2024
Le GreffierLe Président
S. NESRIB. CHAMOUARD