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28/03/2024 | FRANCE | N°22/08612

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 1ère section, 28 mars 2024, 22/08612


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me DEGREZE-PECHADE #A948
Copie certifiée conforme délivrée à : Me BENARD #J22




3ème chambre
1ère section

N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CXEQ2

N° MINUTE :

Assignation du :
14 juin 2022











JUGEMENT
rendu le 28 mars 2024



DEMANDERESSE

S.A.S. SANDOZ
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représentée par Me Ombeline DEGREZE-PECHADE de la SAS SCHERTENLEIB AVO

CATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0948



DÉFENDERESSE

Société BAYER INTELLECTUAL PROPERTY GMBH
[Adresse 2]
[Adresse 2] (ALLEMAGNE)

représentée par Me Laëtitia BENARD du LLP ALLEN...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me DEGREZE-PECHADE #A948
Copie certifiée conforme délivrée à : Me BENARD #J22

3ème chambre
1ère section

N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CXEQ2

N° MINUTE :

Assignation du :
14 juin 2022

JUGEMENT
rendu le 28 mars 2024

DEMANDERESSE

S.A.S. SANDOZ
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représentée par Me Ombeline DEGREZE-PECHADE de la SAS SCHERTENLEIB AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0948

DÉFENDERESSE

Société BAYER INTELLECTUAL PROPERTY GMBH
[Adresse 2]
[Adresse 2] (ALLEMAGNE)

représentée par Me Laëtitia BENARD du LLP ALLEN & OVERY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0022

Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CX

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Anne-Claire LE BRAS, 1ère Vice-Présidente Adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, Juge,

assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière

DEBATS

A l’audience du 05 décembre 2023 tenue en audience publique, avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 14 mars 2024.
Le délibéré a été prorogé au 28 mars 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

1. La société Sandoz se présente comme un acteur majeur dans le domaine des médicaments génériques et biosimilaires spécialisée dans la fabrication et l’exploitation de produits pharmaceutiques, notamment cardiovasculaires.

2. Le 08 février 2018, la société Sandoz a obtenu trois autorisations de mise sur le marché pour le médicament “Rivaroxaban Sandoz” 10 mg, 15 mg et 20 mg, qui est un inhibiteur direct du facteur X activé (dit “facteur Xa”), un des facteurs de la coagulation sanguine. Or, le Rivaroxaban est protégé par le brevet EP 1 261 606 qui a expiré le 11 décembre 2020 et par un certificat complémentaire de protection FR 08C0051 qui expirera le 02 avril 2024 suite à une prorogation, dont est titulaires la société Bayer Healthcare, et qui a donné lieu à la mise sur le marché d’un médicament intitulé Xarelto par le groupe Bayer. La société Sandoz souhaiterait commercialiser ce produit en France à l’expiration de ces titres.

3. La société Bayer intellectual property, appartenant au même groupe que la société Bayer Healthcare, est titulaire du brevet EP 1 845 961 (ci après “brevet EP 961"), déposé le 19 janvier 2006 sous priorité de la demande de brevet EP 050001893 déposée le 31 janvier 2005, portant sur le traitement de troubles thromboemboliques avec du Rivaroxaban et revendiquant un usage du Rivaroxaban dans le cadre d’une administration journalière, par un comprimé à libération rapide. Ce brevet arrive à expiration le 19 janvier 2026.

4. Le brevet EP 961 a fait l’objet d’une opposition devant l’Office européen des brevets. La division d’opposition a annulé le brevet pour défaut d’activité inventive le 30 avril 2018, cependant la chambre de recours a ensuite infirmé cette décision, et maintenu le brevet tel que délivré, par une décision du 27 octobre 2021 (T 1732/18).

5. La société Sandoz considère que le dépôt de ce brevet et son maintien n’ont pour unique objectif que de retarder l’entrée de génériques du Rivaroxaban sur le marché.

6. Par acte du 14 juin 2022, la société SAS Sandoz a assigné la société de droit allemand Bayer Intellectual Property GmbH (ci-après, la « société Bayer ») devant le tribunal judiciaire de Paris.

7. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 23 septembre 2023, la société Sandoz demande au tribunal de :

-annuler la partie française du brevet EP 1 845 961 B1
-débouter la société Bayer de l'ensemble de ses demandes,
-condamner la société Bayer à lui payer la somme de 300 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
-condamner la société Bayer aux dépens.

8. La société Sandoz explique que le litige a pour enjeu de prolonger, ou non, le monopole de Bayer au titre du brevet EP 961 jusqu'à sa date d'expiration le 19 janvier 2026. Elle retient qu'un médicament générique représente 40% du prix de vente d'un médicament innovant (ou « princeps ») pour dire que la sécurité sociale supportera une charge supplémentaire non remboursable de 139 millions d'euros, et que les patients supporteront une charge de 48 millions d'euros. Elle estime ce contexte contraire à l'objectif à valeur constitutionnelle de l'équilibre financier de la sécurité sociale, et contribuant à une prolongation abusive des droits du titulaire ce que soulignent plusieurs rapports institutionnels selon elle (IGAS septembre 2012, Commission européenne 26 novembre 2008, Parlement européen 14 février 2017). Elle invite la juridiction a favoriser les actions en nullité du brevet à titre principal, moins couteuses selon elle pour les plaideurs, et trop rares selon son analyse.

9. Aux termes de ses conclusions notifiées par voie électronique le 17 novembre 2023, la société Bayer demande au tribunal de :

-dire et juger que la partie française du brevet européen EP 1 845 961 B1 est valable,
-débouter la société Sandoz de ses demandes d'annulation de la partie française du brevet européen EP 1 845 961 B1,
-débouter la société Sandoz de toutes ses demandes, fins et conclusions,
-condamner la société Sandoz à lui payer la somme de 400 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
-condamner la société Sandoz aux dépens dont distraction au profit de Maître Laëtitia Benard, avocat.

10. La société Bayer explique que le brevet EP 961 porte sur le Rivaroxaban, principe actif du médicament Xarelto, et premier de sa classe comme inhibiteur du facteur Xa. Elle souligne que le Xarelto est le quatrième médicament le plus vendu dans le monde, représentant 11% de ses ventes en 2021, vendu dans 130 pays et prescrit à ce jour à 100 millions de patients. Elle qualifie l'introduction de Sandoz de « hors propos » et de « procès à charge » contre les laboratoires innovants sur des fondements non juridiques. Elle explique défendre à la cause pour préserver ses droits de propriété intellectuelle.

11. Par courrier du 7 février 2024, la société Sandoz a présenté une note en délibéré au tribunal incluant la communication d'une décision de justice étrangère et d'un commentaire de son conseil. Par note en délibéré du 9 février 2024, la société Bayer conclut au rejet de la note en délibéré du 7 février 2024 et apporte un commentaire sur la décision communiquée.

12. Les moyens des parties sont repris au sein de la motivation du jugement. Il est renvoyé à leurs dernières écritures pour plus ample exposé des faits, moyens et prétentions qui y sont contenus.

13. L'ordonnance de clôture a été rendue le 23 novembre 2023 et l'affaire appelée pour plaidoirie à l'audience du 5 décembre 2023.

14. La décision a été mise en délibéré au 14 mars 2024 et prorogée au 28 mars 2024.

MOTIVATION

15. A titre liminaire, les notes en délibéré reçues les 7 février 2024 et 9 février 2024 n'ont pas été demandées ni autorisées par le tribunal. Aucun texte n'exige la réouverture des débats lorsque les parties ont été à même de débattre contradictoirement des éléments de fait ou de droit sur lesquels le président leur a demandé de s'expliquer. Les notes en délibéré sont donc écartées des débats en application des articles 16 et 442 du code de procédure civile.

Présentation du brevet

Moyens des parties

16. La société Sandoz soutient que l'effet antithrombotique comme inhibiteur du facteur Xa du Rivaroxaban est connu de l'art antérieur en particulier par effet d'un article publié le 26 janvier 2005 dans une revue spécialisée (le « document Perzborn ») indiquant la même structure chimique et des essais in vivo sur des rats et des lapins ; que Bayer disposait déjà d'un titre avec le brevet EP 606 ; que selon son analyse le brevet a pour seul objet la posologie ; que le brevet considère préférable une prise unique du médicament pour des raisons de confort et d'adhésion du patient ; que, selon son analyse, il n'est pas nécessaire d'administrer une dose toutes les demi-vies du médicament, ce qu'elle qualifie de préjugé technique ; que le brevet réalise des essais pour des prises deux fois par jour pour des doses de 2,5, 5, 10, 20, et 30 mg mais ne réalise des essais pour une seule prise par jour que pour la dose de 30 mg, sans mention des doses inférieures, pour lesquelles elle estime qu'il ne démontre pas son efficacité ; que l'invention serait un arbitrage entre effets antithrombotique et hémorragiques.

17. La société Sandoz expose encore que la revendication 1 est une revendication de « type suisse » comportant les cinq caractéristiques suivantes : 1° l’utilisation du Rivaroxaban pour l’élaboration d’un médicament destiné au traitement d’un trouble thromboembolique, 2° le Rivaroxaban est sous forme d’un comprimé à libération rapide, administré par voie orale, 3° le comprimé est administré au plus une fois par jour, 4° la durée du traitement est d’au moins cinq jours, 5° le Rivaroxaban a une demi-vie de concentration plasmatique de 10 heures ou moins ; que cependant les « troubles thromboemboliques » sont définis de façon très larges, sans essais, permettant à l'homme du métier de connaître les effets au-delà de l'exemple, cité dans le brevet, d'une opération de la hanche ; que la « libération rapide » définie par le brevet comme la libération de 75% du principe actif après 30 minutes n'a que pour objet, d'après elle, de donner un sens au problème technique lié à la demi-vie qu'elle conteste.

18. La société Bayer soutient que le brevet intervient dans le domaine de la coagulation sanguine comme inhibiteur du facteur Xa dans le cadre de la « cascade de coagulation » des différents facteurs pour empêcher les troubles thromboemboliques cause la plus fréquente, selon elle, de morbidité dans les pays industralisés ; que le problème technique est, selon son analyse, de « fournir pour la première fois un régime posologique oral sûr et efficace d'un inhibiteur de facteur Xa ayant une demi-vie de 10 heures ou moins pour le traitement de troubles thromboemboliques » alors qu'elle estime que l'homme du métier ne savait pas, à la date de la priorité du brevet, qu'une prise unique par jour, par un inhibiteur direct du facteur Xa ayant une demi-vie inférieure ou égale à 10 heures, serait sûre et efficace sur une population de patients et non, comme antérieurement, de volontaires sains.

19. La société Bayer estime que ses résultats d'une étude de phase II, sur des patients « subissant un remplacement de la hanche » sont divulgués par le brevet ; que le Rivaroxaban est évalué par cette étude aussi efficace, voire plus efficace en une seule prise qu'en deux pour éviter les thromboses veineuses, embolies pulmonaires ou décès ; que le Rivaroxaban est évalué comme sûr malgré l'augmentation d'évènements hémorragiques majeurs postopératoires alors qu'il n'a été observé aucun saignement mortel ou dans des organes critiques, ni saignement cliniquement significatifs ; que la contribution technique repose selon elle, d'une part, sur la démonstration de l'efficacité du Rivaroxaban contre les troubles thromboemboliques, alors que l'état de l'art constitué du document Perzborn portait sur des essais précliniques sur les animaux et, d'autre part, sur un schéma posologique qui « s'est avéré sûr et efficace contre toute attente, compte-tenu des propriétés pharmacocinétiques du Rivaroxaban ».

Sur ce :

20. Le brevet EP 1 845 961 B1 est intitulé « Treatment of thrombombolic disorders with Rivaroxaban » (Traitement de troubles thromboemboliques avec du Rivaroxaban). La demande est déposée le 19 janvier 2006 sous priorité d'un brevet EP 05001893 du 31 janvier 2005, et publiée le 24 octobre 2007. Le brevet est délivré le 22 avril 2015.

21. L'invention est présentée par le brevet comme se situant dans « le domaine de la coagulation sanguine, plus spécifiquement elle concerne une méthode de traitement d'un trouble thromboembolique par l'administration d'un inhibiteur direct du facteur Xa, une fois par jour sous une forme de dosage oral à un patient en ayant besoin, où l'inhibiteur du facteur Xa possède une demi-vie de concentration plasmatique indicative d'un intervalle d'administration deux ou trois fois par jour, par exemple de 10 heures ou moins » [0001]. L'invention est également décrite par une formule chimique « 5-chloro-N-({(5S)-2-oxo-3-[4--(3-oxo-4-morpholinyl)phényl]-1,3-oxazolidin-5-yl}méthyl)-2-thiophènecarboxamide », désignée également par le brevet comme « I ». Elle est décrite comme de bas poids moléculaire [0014]. Les parties la désignent également sous les noms « BAY 59-7939 » ou « Rivaroxaban ».

22. Le brevet explique que l'invention concerne un anticoagulant [0005], inhibant l'un des facteurs de la « cascade de coagulation », le facteur X (ou facteur Stuart), décrit comme une « sérine protéase » qui, activée (Xa), clive la prothrombine en thrombine, effecteur puissant de l'agrégation des plaquettes et clivant le fibrinogène en fibrine qui est un coagulant fibreux/gélatineux [0002]. L'invention est un « inhibiteur direct » agissant indépendamment d'un autre facteur, et provoquant l'effet antithrombotique [0010, 0023]

23. Un inhibiteur du facteur Xa est décrit comme particulièrement efficace, alors que la cascade de coagulation comprend deux voies distinctes, dites « intrinsèques et extrinsèques » se rejoignant à son terme par une « voie de réaction commune », empêchant de relier ces deux voies de coagulation [0002]. Un équilibre appelé « hémostasie normale » est toutefois nécessaire, l'invention devant être un traitement empêchant la thrombose par son efficacité, sans provoquer une hémorragie, ce qui constitue sa sécurité, selon un « mécanismes régulateur complexe » [0003, 0022]. L'inhibition du facteur Xa est présentée par le brevet comme une « nouvelle approche thérapeutique » [0008] permettant de répondre aux limites de traitements antérieurs : l'héparine, qui agissait sur plusieurs facteurs de la cascade de coagulation et présentait un risque élevé d'hémorragie [0006] et les antagonistes de la vitamine K, à l'action très lente, et à l'indice thérapeutique étroit, rendant nécessaire un long suivi individuel du patient pour écarter un risque élevé d'hémorragie [0007].

24. Le brevet précise que « par le terme « traitement » on entend le traitement thérapeutique et /ou prophylactique de troubles thromboemboliques » [0022]. Ces troubles sont présentés comme la cause la plus fréquente de morbidité et de mortalité dans les pays industrialisés [0004]. Le brevet les énumère à deux reprises. Il explique tout d'abord que le système de coagulation peut causer des thrombus locaux ou des embolies des vaisseaux ou des cavités du cœur, provoquant par exemple l'infarctus du myocarde, les embolies pulmonaires, les accidents vasculaires cérébraux, ou les thromboses veineuses profondes, parmi 10 pathologies [0003]. Le brevet donne une liste beaucoup plus fournie de ces troubles mentionnant 25 pathologies ou types de maladies [0024], ainsi que plusieurs troubles dérivés d'une thromboembolie cardiogénique [0025] ou de complications chez des patients souffrant de certaines pathologies [0026]. Il souligne de façon préférentielle plusieurs troubles thromboemboliques qui seront repris dans la revendication 2 [0027, 0028].

25. Une posologie préférentielle est mentionnée par le brevet : elle consiste en une application orale et une seule fois par jour. Cette posologie est décrite comme un « confort favorable pour le patient pour des raisons de compliance » [0009] et appliquée cinq jours consécutifs [0012]. Les modalités du dosage oral sont précisées (liquides, granulés, capsules (…) ou les sachets remplis de granulé, et les comprimés libérant le composé actif de manière rapide ou de manière modifiée) [0029], et mentionnent de façon préférentielle les comprimés et, en particulier, ceux à « libération rapide », comprenant des doses allant de 1 à 100 mg, et par préférence de 2 à 50 mg et de 5 à 30 mg en fonction de la gravité et de la condition du patient [0030, 0031].

26. Le brevet souligne que le but d'une prise unique par jour « est parfois difficile à réaliser en fonction du comportement spécifique et des propriétés de la substance médicamenteuse, notamment de sa demi-vie de concentration plasmatique » [0009]. Le brevet définit la demi-vie comme « le temps que met la concentration plasmatique ou la quantité de médicament dans un organisme à être réduite de 50% » [0009]. Il dit, citant une étude (Rowland, 1995), que le médicament doit être administré environ toutes les demi-vies pour être thérapeutiquement efficace sans exposer le patient à des effets secondaires [0010]. Citant une autre étude (Birkett, 2000), le brevet précise qu'en cas de « doses multiples la concentration plasmatique cible (proche de l'état d'équilibre) peut être atteinte après 3 à 5 demi-vies » permettant de lisser les variations des concentrations en médicaments (Goodman, 1985) [0011]. Il indique en outre que pour le Rivaroxaban « une demi-vie de concentration plasmatique de 4-6 heures a été démontrée à l'état d'équilibre chez l'homme dans une étude d'escalade de doses multiples » (Kubitza, 2003) [0017].

27. Les résultats d'une étude nouvelle sont divulgués par le brevet. Portant sur 642 patients subissant un remplacement total de la hanche, elle mesure l'efficacité du Rivaroxaban par « l'occurrence d'une thrombose veineuse profonde » selon un référentiel de la Sixième Conférence de Consensus ACCP portant sur la Thérapie Anti-thrombotique [0018], outre l'embolie pulmonaire et le décès [0040]. L'étude mesure après 7 à 9 jours un taux de thrombose veineuse profonde de 12,3%, porté à 15,1% s'agissant d'une seule prise par jour de 30 mg, jugée équivalente à celle de deux prises par jour. Ce taux est inférieur à celui du traitement antérieur par l'héparine (16,8%) : l'étude conclut donc à l'efficacité d'une administration unique par jour [0018, 0019, 0042, 0043, 0044]. S'agissant de la sécurité, l'étude relève un effet secondaire, présenté comme attendu, d'hémorragie majeure deux jours après la chirurgie, après une prise par jour de 30 mg également observée lors d'une prise deux fois par jour [0020, 0045, 0046]. Il relève encore que l'absence d'hémorragie fatale, ou sur des organes critiques ou d'hémorragies cliniquement significatives ne pouvant être traitées et que « la plupart des hémorragies jugées comme majeures étaient liées au site chirurgical et aucune complication de guérison de plaies n'a été rapportée ». Il est donc conclu à la sécurité de l'administration une fois par jour [0045, 0046].

28. Le brevet comporte deux revendications ainsi rédigées :

Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CX

Utilisation d'un comprimé à libération rapide du composé 5-chloro-N-({(5S)-2-oxo-3-[4--(3-oxo-4-morpholinyl)phényl]-1,3-oxazolidin-5-yl}méthyl)-2-thiophènecarboxamide pour l'élaboration d'un médicament destiné au traitement d'un trouble thromboembolique administré pas plus d'une fois par jour pendant au moins cinq jours consécutifs, dans laquelle ledit composé possède une demi-vie de concentration plasmatique de 10 heures ou moins lors d'une administration par voie orale à un patient humain.
Utilisation selon la revendication 1, dans laquelle le trouble thromboembolique est l'infarctus du myocarde avec sus-décalage du segment ST (STEMI), l'infarctus du myocarde sans sus-décalage du segment ST (NSTEMI), l'angine instable, la réocclusion après angio plastie ou pontage aorto-coronarien, les embolismes pulmonaires, les thromboses veineuses profondes ou les accidents vasculaires cérébraux.
Sur l'activité inventive

Moyens des parties

29. La société Sandoz se fonde en droit sur les articles 52, 56 et 138 de la CBE ainsi que sur l'article L. 614-12 du code de la propriété intellectuelle pour dire que le brevet EP 961 n'est pas inventif.

30. Elle se prévaut de la jurisprudence au fond pour soutenir que n'est pas inventive une propriété suggérée par l'art antérieur et simplement vérifiée par le brevet, ou parmi des alternatives évidentes telle une dose unique lorsque plusieurs doses sont testées car, selon elle, l'homme du métier teste toujours plusieurs options. (citant CA Paris, 17 octobre 1980, 25 mai 2022 21/18398 ; TGI Paris 1er juillet 2008 05/9022, 12 février 2008 06/601, 15 février 2008 05/7130, 27 juillet 2022 22/54367, 6 octobre 2022 22/55799).

31. Elles dit que la jurisprudence des chambres des recours de l'OEB, dans le cadre de l'approche problème-solution, exclut l'activité inventive en matière d'essais de routine sur un petit nombre de possibilités, surtout si les tests pratiqués sont évidents ou doivent seulement confirmer par l'expérience un résultat auquel l'homme de métier pouvait raisonnablement s'attendre (citant Ch. des recours OEB 13 juillet 2014, T 391/01 p13, 22 octobre 1993 T 253/92 §3.8, 2 juin 2013 T 308/99 p32, 26 février 2004 T 926/00 §6.6).

32. Au cas particulier de la recherche en médecine, elle considère que l'art antérieur doit seulement suggérer à l'homme du métier de rechercher un effet, pas de le démontrer. Elle résume ainsi la question qui se présente selon elle : « au regard des chances raisonnables de succès que présente une certaine solution, et en dépit des incertitudes liées à ces expériences biologiques, l'homme du métier serait-il incité à envisager des tests et expérimentation afin de confirmer un résultat attendu ? ». La notion d' « espérance raisonnable de réussite » ne peut, selon son argument, être assimilée à une certitude de réussite, qui est exceptionnelle, mais convient que des « résultats non espérés » peuvent soutenir le caractère non évident de l'invention. Elle souligne que si, selon certains documents de l'art antérieur, l'application de techniques et de connaissances disponibles suggèrent l'effet thérapeutique, alors il n'y a pas d'activité inventive à vérifier avec des essais sur les animaux ou cliniques. Elle tient compte de la « curiosité » de l'homme du métier qui a plus intérêt à tester la solution envisagée qu'à l'abandonner, ayant seulement besoin d'une « raison de le faire » (citant OEB, I-D.-7.1 ; Ch. des recours OEB 6 octobre 2004 T 918/01, 5 octobre 2000 T 333/97, 29 mai 2001 T 0091/98, 25 juillet 2017 T 259/15 ; CA Paris 18 décembre 2018 17/10112, 29 octobre 2019 1803876).

33. En fait, la société Sandoz définit l'homme du métier comme « une équipe constituée d'un médecin expérimenté dans le domaine des troubles thromboemboliques et de la coagulation, ainsi que d'un pharmacien ou un biologiste avec des connaissances en pharmacodynamique et en pharmacocinétique et expérimenté dans la détermination des dosages de médicaments ». Elle retient pour cette définition les critères jurisprudentiels d'un professionnel du domaine technique (Com. 20 novembre 2012 n°11-18.440), de praticien normalement qualifié, disposant de connaissances générales, ayant connaissance de tous les documents de l'état de la technique (directives OEB G-VII-4). Elle insiste sur ses connaissances normales (Com. 26 février 2008, n°06-19.14) et ses aptitudes moyennes (jurisprudence OEB I-D-8.1) à l'exclusion d'un expert hautement qualifié (Ch. des recours OEB 1er février 2017, T488/16), de l'inventeur du brevet, d'une personne réelle (Ch. des recours OEB 1er octobre 2019, T1462/14). Elle réfute ce qu'elle dit être la définition de la société Bayer, en particulier l'idée d'une équipe d'au moins 8 personnes dont l'inventeur du brevet, et disposant de nombreuses années de recherche ou d'une dizaine de sous-spécialité. Elle dénonce une technique pour mettre à néant l'art antérieur ; l'homme du métier devant aboutir à l'invention et non l'inverse.

34. La société Sandoz explique que le problème technique à résoudre est « de fournir une posologie de Rivaroxaban efficace et sûre et qui sera simple d’utilisation ». Elle explique que le brevet le décrit en insistant sur une prise orale unique quotidienne comme un confort favorable suscitant l'adhésion du patient. Elle présente la question de la demi-vie comme centrale dans le cadre de l'arbitrage entre la nécessité d'éviter les thromboses sans provoquer d'hémorragies.

35. La société Sandoz soutient, au regard de l'art antérieur, que le brevet est dépourvu d'activité inventive et avance à ce titre six arguments.

-Son premier argument est que le test de posologie pour des médicaments relève d'essais de routine. L'Office international d'harmonisation des médicaments pharmaceutiques présente ainsi selon elle un plusieurs intervalles de dosages à tester sur une base pharmacodynamique. Selon son analyse, le régime posologique optimal est une question de routine, le breveter reviendrait à protéger l'autorisation de mise sur le marché et non l'invention.

-Son deuxième argument est que l'observance et le confort du patient conduisaient à rechercher une administration une fois par jour. Un tel traitement est toujours préféré selon elle et en améliore le suivi. Les experts [O] et [F] l'ont souligné selon sa lecture, y compris pour les maladies chroniques.
Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CX

-Son troisième argument est que la pharmacocinétique du Rivaroxaban conduit à administrer une seule dose par jour. Elle dit que la demi-vie divulguée dans le poster Harder est de 12 heures, que le résumé des caractéristiques du produit Xarelto commercialisé par Bayer la fixe de 5 à 13 heures ce que dit aussi la Haute Autorité de Santé s'agissant de ce médicament. Un anticoagulant s'administre d'après la société Sandoz toutes les demi-vies ou toutes les deux demi-vies ce que soulignent selon elle les professeurs [O] dans la procédure américaine et le professeur [G] dans son attestation. Elle ajoute que ce principe s'applique pour d'autres médicaments, y compris d'autres anticoagulants connus à la date de priorité qui auraient été pris en compte par l'homme du métier.

-Son quatrième argument est que la pharmacodynamique du Rivaroxaban conduit à une prise par jour. Elle cite un manuel de référence produit par Bayer pour dire que, selon la fenêtre thérapeutique, une administration une fois par jour peut être plus sûre et efficace. Elle souligne que la durée d'action du médicament ne dépend pas que de sa concentration plasmatique et estime que les documents Harder et Kubitza confirment des effets sur ces données (taux de potentiel endogène de thrombine, temps de génération de thrombine, temps de coagulation, inhibition du facteur Xa, PT aPTT). Son raisonnement est que si les effets sur la coagulation se maintiennent 24 heures, alors une posologie d'une prise par jour est une évidence.

-Son cinquième argument est que le lien entre demi-vie et durée d'action, déterminant la fenêtre thérapeutique, incitait aussi à une prise par jour par la durée d'effet du médicament.

-Son sixième argument se fonde sur la combinaison des documents Harder et Kubitza pour déterminer la fréquence d'administration du Rivaroxaban. Elle en déduit qu'une demi-vie de 12 heures entraine une fluctuation de 25% à 100%, ce qui signifie selon elle que 25% de concentration demeure au bout de 24 heures. Elle considère que cette quantité suffit pour que l'homme du métier conçoive une prise par jour.

36. La société Bayer réplique que le brevet a une activité inventive. Elle se fonde en droit sur l'approche problème-solution. S'agissant de la notion d'évidence, elle dit que « cette approche ne consiste pas à déterminer si l'homme du métier aurait pu parvenir à l'invention en adaptant ou en modifiant l'état de la technique le plus proche, mais s'il aurait effectivement agi de la sorte avec une espérance raisonnable de résoudre le problème technique objectif ou d'obtenir un perfectionnement ou un avantage quelconque ».

37. Selon la société Bayer, il est usuel d'exclure l'activité inventive s'agissant d'un travail de routine mais cela n'est pas automatique. En particulier, un effet technique inattendu en présence de choix multiples peut l'établir selon elle (citant OEB G.VII.10.2). De la même manière, si la société Bayer convient que l'activité inventive est écartée lorsque l'homme du métier disposait d'une espérance raisonnable de réussite, elle rappelle que cette démonstration suppose des documents d'art antérieur guidant l'homme du métier vers la solution, ou un indice clair penchant vers la solution, et qu'il n'a pas été dissuadé de parvenir à l'invention. Elle invite à ne pas confondre cette notion avec celle d' « espoir de réussir » qui suppose de trancher des questions non triviales (citant OEB I.D.7.1, G.VII.13, TGI Paris 8 juillet 2016 14/14370, 7 juin 2021 21/53574, CA Paris 29 octobre 2019 18/03876, 15 juin 2021 20/12617).

38. S'agissant de l'invention de posologie, la société Bayer soutient que la grande chambre de recours de l'OEB l'admet explicitement comme étant brevetable, si celle-ci n'est pas comprise dans l'état de la technique (citant OEB I.C.7.2.4 e) et OEB Ch. de recours G 2/08). Cette jurisprudence précise, selon elle, que l'invention peut porter sur le traitement d'une maladie différente ou de la même maladie par une méthode thérapeutique distincte, par exemple le dosage, le régime d'administration, le groupe de sujet ou la voie d'administration (OEB division d'opposition 7 janvier 2020, 28 avril 2020). Elle insiste toutefois pour dire que la recherche scientifique repose nécessairement sur des résultats précédents et que les études, particulièrement de phase II, ne doivent pas être considérées comme un travail de routine au risque d'occulter les réalisations accomplies, et alors qu'ils sont majoritairement des échecs.

39. En fait, la société Bayer définit l'homme du métier comme « une équipe constituée d'un pharmacologue et d'un médecin spécialisé en hémostaséologie et/ou en angiologie, tous deux dotés de plusieurs années d'expérience pratique dans le développement clinique de médicaments antocoagulants pour le traitement des troubles thromboemboliques ». Elle retient pour cette définition les critères jurisprudentiels de l'absence de capacité inventive distinguant l'homme du métier de l'inventeur (Ch. des recours OEB 14 février 1996, T 39/93, 15 février 1996 T 885/93), de fiction juridique et praticien ordinaire aux connaissances communes ayant accès à tous les documents de l'état de la technique (Ch. des recours OEB 22 septembre 2011, T 1621/09). Elle cite également les directives de l'OEB (G-VII-3) pour préciser qu'on attend une certaine habileté technique, mais seulement sous la forme d'une aptitude à mener des opérations d'exécution courantes à partie de ses connaissances générales, sans être censé surmonter d'obstacles, prendre de décisions difficiles ou fournir d'importants efforts de recherche ou d'expérimentation (Passa, 2013). Elle réfute exiger une équipe de huit personnes au moins mais souligne que si un spécialiste ne peut interpréter certains faits de l'art antérieur, l'homme du métier ne le pourrait pas non plus. Elle dit que l'homme du métier est doté d'un esprit critique scientifique, permettant de comprendre la différence entre une encyclopédie et une revue d'évaluation entre pairs et de choisir les données crédibles parmi celles présentées de façon contradictoire.

40. La société Bayer explique que le problème technique objectif à résoudre « consiste à fournir pour la première fois un régime posologique oral sûr et efficace pour la prophylaxie et le traitement de troubles thromboemboliques ». Elle insiste pour dire que l'invention est le premier schéma posologique du Rivaroxaban, premier de sa classe comme inhibiteur du facteur Xa, alors qu'aucun n'était connu à la date de priorité selon elle. Cet argument a, d'après son analyse, été retenu par la chambre des recours de l'OEB qui distingue ce médicament des autres problématiques de posologie qui se fondent sur des utilisations thérapeutiques bien établies.

41. La société Bayer soutient que l'homme du métier ne serait pas parvenu à l'invention sans faire preuve d'activité inventive au regard de l'art antérieur discuté. Elle développe sept arguments.

-Son premier argument est que l'homme du métier aurait eu une attitude prudente alors qu'en l'état de la technique la fenêtre thérapeutique était inconnue. Elle ajoute que l'efficacité du Rivaroxaban sur des patients n'était pas prouvée ni testée, que des risques de thromboses comme d'hémorragies existaient alors que le Rivaroxaban était le premier de sa classe de médicament. Ces analyses sont confirmées selon elle par la chambre des recours de l'OEB, le juge néerlandais et l'opinion du professeur [G] versée aux débats.

-Son deuxième argument est que la demi-vie plasmatique courte du Rivaroxaban invitait l'homme du métier à l'administrer deux fois par jour comme l'indiquent les documents Kubitza qui mentionnent une demi-vie de 4 à 6 ou de 3 à 6 heures. Elle cite l'exemple du Ximélagatran qui a également une concentration maximale au bout de deux heures, une durée de vie de 4 à 5 heures et une posologie de deux prises par jour. Des prises plus espacées augmentent, selon elle, des concentrations maximales et minimales plus importantes augmentant les risques identifiés et excluant donc un comprimé à libération rapide, alors que cette caractéristique fait partie intégrante de la revendication 1. Elle dit avoir testé des comprimés à libération prolongée démontrant que l'utilisation d'un comprimé à libération rapide n'avait rien d'évident, comme le souligne la déposition du docteur [O].

-Son troisième argument est que le schéma de posologie doit être défini par rapport aux abrégés Kubitza pour fixer la demi-vie, comme le soulignent les professeurs [G] et [N], alors qu'ils ont un but pharmacocinétique déclaré, contrairement au poster Harder qui, selon elle, ne mentionne une demi-vie de 9 à 12 heures que « par erreur », ce qu'aurait compris l'homme du métier. Elle ajoute que les posters sont affichés brièvement parmi de nombreux autres et ne sont pas, contrairement aux abrégés, soumis à une évaluation par les pairs. Elle dit que l'information, même divulguée, n'aurait pas eu la même importance pour l'homme du métier qui classe et évalue les informations. Elle invite la juridiction à écarter les documents postérieurs à la date de priorité, de même que les arguments tenant à l'âge ou la fonction rénale du patient comme le souligne le professeur [N].

-Son quatrième argument est que les documents Kubitza 3004 envisagent une administration du médicament plusieurs fois par jour, ce qui aurait incité l'homme du métier à penser de même.

-Son cinquième argument est que les documents de l'art antérieur relatifs à la pharmacodynamique ne permettent pas à l'homme du métier de connaître la fenêtre thérapeutique garantissant l'efficacité et la sécurité du médicament. Cela suppose des études de phase II, non réalisées avant le brevet d'après elle. Elle dit, à ce titre, que la directive 2001/83/CE ne permet pas de se fonder sur la seule pharmacodynamique pour démontrer l'effet thérapeutique et que l'absence de démonstration d'un tel effet au-delà de 24 heures aurait amené l'homme du métier à cette conclusion. Elle détaille ensuite les combinaisons des différents documents opposés à la lumière des attestations d'experts versés aux débats.

-Son sixième argument est que les essais cliniques de phase II du Razaxaban, autre inhibiteur du facteur Xa, auraient détourné l'homme du métier de la solution revendiquée. Selon ces tests, seule une dose de 25 mg deux fois par jour, dans un contexte de demi-vue de 4 à 5 heures, avait été concluante. Les doses supérieures ont révélé selon elle, alors que les tests de phase I avaient donné des résultats positifs, un risque pour les patients ayant provoqué des hémorragies importantes. Elle se fonde à ce titre sur les attestations des professeurs [G] et [F] ainsi que sur un article publié en novembre 2003 par le professeur [X] et une attestation de celui-ci, qui était le président du comité de pilotage des essais de phase II du Razaxaban.

-Son septième argument est fondé sur des éléments postérieurs à la date de priorité. Elle lit les attestations d'experts produites, particulièrement par le docteur [O], le docteur [W] et le docteur [G], et des éléments produits par des tiers, comme excluant un prise par jour du Rivaroxaban pour des raisons de sécurité. Elle explique n'avoir pu réaliser ces tests qu'après une étude, confidentielle à la date de priorité, sur l'énoxaparine.

Sur ce :

42. Aux termes de l'article 56 « activité inventive » de la convention sur le brevet européen, « une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d'une manière évidente de l'état de la technique. Si l'état de la technique comprend également des documents visés à l'article 54, paragraphe 3, ils ne sont pas pris en considération pour l'appréciation de l'activité inventive ».

43. Aux termes de l'article L. 614-12 du code de la propriété intellectuelle « la nullité du brevet européen est prononcée en ce qui concerne la France par décision de justice pour l'un quelconque des motifs visés à l'article 138, paragraphe 1, de la Convention de Munich. / Si les motifs de nullité n'affectent le brevet qu'en partie, la nullité est prononcée sous la forme d'une limitation correspondante des revendications (...) ».

44. Ainsi pour apprécier l'activité inventive d'un brevet, il convient de déterminer d'une part, l'état de la technique le plus proche, d'autre part le problème technique objectif à résoudre et enfin d'examiner si l'invention revendiquée, en partant de l'état de la technique le plus proche et du problème technique objectif, aurait été évidente pour l'homme du métier.

Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CX

45. Les éléments de l'art antérieur ne sont destructeurs d'activité inventive que si, pris isolément ou associés entre eux selon une combinaison raisonnablement accessible à l'homme du métier, ils permettaient à l'évidence à ce dernier d'apporter au problème résolu par l'invention la même solution que celle-ci.

46. Il convient de tenir compte de l'intérêt d'une interprétation convergente de textes européens et nationaux, poursuivant la même finalité de protection des innovations comme le rappelle la Cour de cassation dans son arrêt du 30 août 2023 (Cass. Com., 30 août 2023, pourvoi n° 20-15.480, publié au Bulletin).

47. Les inventions de posologie sont admises par la Cour de cassation et la Chambre des recours de l'OEB, y compris pour le traitement d'une même maladie (Cass. Com. 6 décembre 2017 15-19.726, Ch. des recours OEB grande chambre, 19 février 2010, G 2/08). Le droit commun de l'activité inventive est applicable à ces inventions (v. OEB recueil I.C.7.2.4 sous e) et OEB Ch. des recours, 13 novembre 1990, T 290/86). Relevant, à ce titre, des compétences de l'homme du métier, ces inventions reposent sur la quantité de médicament administrée et la fréquence d'administration (Ch. des recours OEB, 20 septembre 2011 T 1979/09).

48. Le remplacement d’un régime posologique par un autre régime posologique pour le même objectif a pu être considéré comme une question d’expérimentation de routine en particulier si l'effet de l'agent actif est déjà connu ou évident (Ch. des recours OEB, 20 septembre 2011 T 1979/09, 1er avril 2009 T 1409/06).

49. Un effet surprenant ou inattendu peut être considéré comme constitutif d'une activité inventive (Ch. des recours OEB, 28 février 1984 T 181/82). L'activité inventive est cependant exclue si le résultat est évident au regard des enseignements de l'état de la technique (Ch. des recours OEB, 5 septembre 1988, T 365/86) même s'il apporte un avantage (Ch. des recours OEB, 21 mars 2000, T 231/97). Il est tenu compte des choix multiples auxquels l'homme du métier est confronté pour établir l'activité inventive (Ch. des recours OEB, 22 mars 1984, T 192/82) ; celle-ci est au contraire exclue face à une situation à sens unique où l'utilisation du moyen conduit de manière évidente à des avantages prévisibles (Ch. des recours OEB, 27 juin 2017 T 1936/13).

50. L'espérance raisonnable de réussite suppose de déterminer si l'homme du métier aurait introduit l'invention parce qu'il en escomptait un perfectionnement ou un avantage quelconque (Ch. des recours OEB, T 2/83 15 mars 1984). Cette notion n'exige pas une certitude de réussite ou la preuve d'essais cliniques réussis (Ch. des recours OEB, 6 octobre 2004, T 0918/01§9.1). L'espérance raisonnable de réussite suppose que l'homme du métier soit en mesure de prévoir, à partir des connaissances disponibles avant le lancement d'un projet de recherche, que celui-ci peut être mené à bien dans un délai raisonnable. Plus un domaine de recherche technique est inexploré, plus il est difficile d'en prévoir la réussite et, par conséquent, plus l'espérance de réussite est faible (Ch. des recours OEB,8 mai 1996 T 694/92, recueil OEB I.D.7.1). Cela suppose de tenir compte, dans le cadre d'une approche scientifique et au cas par cas, du délai raisonnable pour mener à bien la recherche, des compétences techniques et de l'aptitude de l'homme du métier à prendre les bonnes décisions tout au long du projet en cas de difficultés inattendues (Ch. des recours OEB, 8 avril 1997, T 207/94, 7 septembre 1993 T 816/90). La notion d'espérance raisonnable de succès ne s'applique pas en l'absence de difficulté technique particulière, ni si l'homme du métier, pessimiste au regard de l'art antérieur et de ses connaissances, abandonne l'idée de tester un dispositif prometteur ; au contraire, il peut être tenu compte de son état optimisme pour déterminer son incitation à atteindre un résultat (Ch. des recours OEB, 5 octobre 2000, T 333/97).

51. Des critères comparables sont retenus par des décisions d'autres pays ayant eu à connaître de la validité de brevets de posologie, décidant de les annuler (v. en ce sens Cour Suprême du Royaume-Uni, 27 mars 2019, Actavis Group PTC EHF and others c. ICOS Corporation an another UKSC 15 ; TO (première instance), 8 février 2021, Milan Synthon BV et Mylan SpA c. Yeda et Teva n°14639/2017 ; OLG (appel) Düsseldorf, 23 février 2023, Biogen c. Viatris 2 U 116/22).

52. En l'espèce, à titre liminaire, il est rappelé que l'approche problème-solution, débattue par les parties, n'est pas obligation en droit positif. Aucune approche distincte n'est toutefois utilement présentée par les parties pour s'y substituer.

A. L'homme du métier

53. L'homme du métier est celui qui possède les connaissances normales de la technique en cause et est capable, à l'aide de ses seules connaissances professionnelles, de concevoir la solution du problème que propose de résoudre l'invention (Com., 17 octobre 1995, pourvoi n° 94-10.433, Bulletin 1995 IV n° 232 ; Cass. Com., 20 novembre 2012, pourvoi n°11-18.440).

54. Les parties conviennent que ce standard doit ici être pris par référence à une équipe.

55. Il est retenu que l'homme du métier d'une équipe de recherche comprenant un médecin hématologue et un pharmacologue normalement qualifiés et disposant de connaissances et d'une expérience avérés dans le traitement des troubles thromboemboliques et les médicaments anticoagulants.

56. Dotée de connaissances générales dans ces domaines, l'homme du métier a accès, à la date de priorité, à l'intégralité des documents de l'art antérieur discutés ci-après, est en capacité d'en comprendre le sens et d'en discuter l'objet.

B. L'art antérieur

57. L'art antérieur est constitué du brevet EP 1 261 606 qui protège le Rivaroxaban.
Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
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N° Portalis 352J-W-B7G-CX

58. Tenant compte de ces enseignements, l'art antérieur le plus proche est issu de la combinaison de trois séries de documents constituées chacune de deux posters affichés lors de conventions professionnelles et préalablement résumés par deux publications dans des revues spécialisées :

-les documents Harder 3003 et PO078,

-les documents Kubitza 3004 et PO080,

-les documents Kubitza 3010 et PO081.

1. Le brevet EP 1 261 606

59. Le brevet EP 1 261 606 déposé le 11 décembre 2000 issu de la demande internationale WO 2001/047919, sous priorité d'une demande allemande du 24 décembre 1999, est délivré le 23 février 2005. Il présente plusieurs molécules rassemblées en 254 exemples devant permettre d'agir sur la « cascade de coagulation » par l'inhibition du facteur Xa. Ce facteur est présenté par le brevet comme clé pour lier les deux voies de coagulation, scinder la prothrombine en formant la thrombine qui scinde à son tour le fibrogène en fibrine, produit de coagulation.

60. Le brevet EP 606 identifie l'équilibre dit d'hémostase normal entre hémorragie et thrombose pouvant provoquer des maladies graves rassemblées sous le termes « maladies thromboemboliques », cause la plus fréquente de morbidité et de mortalité (citant Pschyrembel, 1994 ; Römpp, 1998 ; Lubert, 1990).

61. Il relève les inconvénients graves des anticoagulants préexistants. L'héparine n'est ainsi pas active par voie orale et à une durée de vie relativement faible, ce qui peut causer des hémorragies. Les antagonistes de la vitamine K, qui agissent sur plusieurs facteurs de la cascade de coagulation de façon non sélective, créent un temps de latence de 36 à 48 heures et des risques d'hémorragies rendant nécessaire une surveillance.

62. Le brevet indique vouloir inhiber de façon sélective le facteur Xa pour lutter en particulier contre la prophylaxie et les maladies thromboemboliques sans les inconvénients de l'art antérieur.

63. Il revendique ainsi un composé de formule générale (revendications 1 à 2) et de production d'oxazolidinones (revendication 3) dont les parties conviennent qu'il protège le Rivaroxaban, spécifiquement par sa revendication numéro 2. Le brevet revendique encore un médicament contenant ce composé ainsi qu'un ou plusieurs auxiliaires ou supports acceptables du point de vue pharmacologique (revendication 4), y compris destinés à la prophylaxie et/ou au traitement de maladies thromboemboliques (revendication 5), maladies influencées positivement par l'inhibition du facteur Xa (revendication 6), au traitement de la coagulation intravasculaire disséminée (revendication 7) l'athérosclérose, l'arthrite, la maladie d'Alzeimer ou le cancer (revendication 8), l'inhibition du facteur Xa (revendication 9). Il revendique également une inhibition de ce facteur Xa in vitro pour les conserves de sang (revendication 10), pour empêcher la coagulation ex vivo (revendication 11) y compris dans les échantillons biologiques qui contiennent le facteur Xa (revendication 12).

2. Les posters et abrégés Harder et Kubitza

64. La revue Blood, du 16 novembre 2003 décrit le programme de la 45ème réunion annuelle de la Société américaine d'hématologie devant se tenir à San Diego, aux Etats-Unis, les 6 à 9 décembre 2003 (la « conférence ASH »). Elle mentionne des posters devant être présentés le lundi 8 décembre 2003 dont :

-3003 Effects of BAY 59-7939, an Oral, Direct Facteur Xa Inhibitor, on Thrombin Generation in Healthy Volunteers, Harder et alii (Effets de BAY 59-7939, un inhibiteur oral et direct du facteur Xa, sur la génération de thrombine chez des volontaires sains).

-3004 Multiple Dose Escalation Study Investigating the Pharmacodynamics, Safety, and Pharmacokinetics of BAY 59-7939 an Oral, Direct Factor X& Inhibitor in Healthy Male Subjects, Kubitza et alii (Étude de doses multiples croissantes évaluant la pharmacodynamie, l'innocuité et la pharmacocinétique de BAY 59-7939, un inhibiteur oral et direct du facteur Xa, chez des sujets masculins sains).

-3010 Single Dose Excalation Study Investigating the Pharmacodynamics, Safety, and Pharmacokinetics of BAY 59-7939 an Oran, Direct Factor Xa Inhibitor in Healthy Male Subjects Kubitza et alii (Étude de dose unique croissante évaluant la pharmacodynamie, l'innocuité et la pharmacocinétique de BAY 59-7939, un inhibiteur oral et direct du facteur Xa, chez des sujets masculins sains).

65. Des abrégés de ces posters sont parallèlement publiés dans la revue Blood, du 16 novembre 2003.

66. Trois posters sont également mentionnés dans le programme du 18ème Congrès sur la Thrombose se déroulant à Ljubljana, en Slovénie, du 20 au 24 juin 2004 (la « conférence ICT ») sous les titres suivants :

-PO078 Effects of BAY 59-7939, an innovative, oral, direct Factor Xa inhibitor, on thrombine generation in healthy volunteers Harder et alii (Effets du BAY 59-7939, un inhibiteur innovant oral
et direct du facteur Xa, sur la génération de thrombine chez des volontaires sains).

-PO080 Multiple dose escalation study investigating BAY 59-7939 – an oral, direct Factor Xa inhibitor – in healthy male subjects, Kubitza et alii (Étude de doses multiples croissantes évaluant le BAY59-7939 - un inhibiteur oral et direct du facteur Xa - chez des sujets masculins sains).

-PO081 Single dose escalation study of BAY 59-7939 – an oral direct Factor Xa inhibitor – in healthy male subjects, Kubitza et alii (Étude de dose unique croissante de BAY 59-7939 - un inhibiteur oral et direct du facteur Xa - chez des sujets masculins sains).

67. Ils décrivent les mêmes études que les documents précités divulgués avant et pendant la conférence ASH.

68. Des abrégés de ces posters sont parallèlement publiés dans le cadre de cette conférence.

2.1 Les posters et abrégés « Harder » 3003 et PO078

69. Le poster Harder 3003 est exposé selon fait constant et non contesté (Bayer §313 ; Sandoz §370) lors de la conférence ASH des 6 à 9 décembre 2003.

70. Le poster considère connu que le Rivaroxaban (appelé ici « BAY 59-7939 »), décrit comme en développement, est un inhibiteur très puissant du facteur Xa ; qu'il est bien toléré pour des doses uniques et multiples allant jusqu'à 30 mg ; rapidement absorbé après administration orale « avec une demi-vie terminale de 9-12h », dans un contexte où les effets des inhibiteur du facteur Xa sur la génération de thrombine ne sont pas connus.

71. Son objectif est ainsi présenté « cette étude avait pour but d’évaluer l’effet du BAY 59-7939 administré par voie orale sur la génération de thrombine chez des volontaires sains de sexe masculin ».

72. La méthodologie retenue repose sur une « étude croisée contre placebo en simple aveugle, 12 sujets sains de sexe masculin (âge 26-37 ans (...) ) ». Les évaluations sont effectuées sur 24 heures. Les prises sont de 5 mg ou de 30 mg le jour 1 et le jour 14.

73. Les évaluations reposent sur trois tests, identifiant des résultats illustrés par des graphiques, nommés « figures » reposant sur des « moyennes +/- écarts-types » :

1° « PITT » le temps de génération de thrombine induite par les plaquettes.

74. Les résultats indiquent que ce temps est « prolongé significativement (en comparaison aux profils placebo) pour la dose de 30 mg (…). La prolongation maximale de Tc a été d'environ 2 fois pour 5 mg (…) et d'environ 4 fois pour la dose de 30 mg (en comparaison avec le groupe placebo), et elle a été observée 2-4 heures après administration de la dose. L'augmentation du PITT s'est maintenue pour 30 mg (…) sur 12 heures (Figure 4a).

2° « ETP » le potentiel de thrombine endogène.

75. Les résultats le décrivent comme « significativement réduit (par comparaison avec les profils placebo) par les deux doses de 5 mg et 30 mg (…) avec un effet maximal à 2-4 heures. Ils précisent que l'inhibition du ETP-pic et du ETP-ASC (induits par le facteur tissulaire ou le collagène) par 30 mg (…) s'est maintenue sur 12 heures (Figure 3) ».
3° « PICT » le temps de coagulation induite par les plaquettes.

76. Les résultats décrivent ce temps comme « prolongé significativement (par comparaison avec les profils placebo) par les deux doses de 5 mg et 30 mg (…). La prolongation a été environ 2 fois pour 5 mg (…) et de 3 fois pour la dose de 30 mg, et a été observée 2 heures après administration. Le PICT a été prolongé sur 12 heures après traitement avec 5 mg et 30 mg (...à (Figure 4b) ».

77. La conclusion du poster est ainsi rédigée « -le BAY 59-7939 administré par voie orale a inhibé d’une manière dose-dépendante tant la voie intrinsèque (collagène) que la voie extrinsèque (facteur tissulaire) de la génération de thrombine.
-l’effet du BAY 59-7939 sur la génération de thrombine a été mis en évidence dans des essais sans plaquettes et dans des essais à base de PRP. Par contraste, des inhibiteurs de FXa indirects (c’est-à-dire antithrombine III-dépendants) n’inhibent bien évidemment que le FXa qui n’est pas protégé par le complexe plaquettes-prothrombinase.
-le BAY 59-7939 a non seulement inhibé le temps de latence de la génération de thrombine (PITT-Tc ), mais a aussi eu un effet profond tant sur l’extension maximale de la génération de thrombine (ETP-pic) que sur la quantité totale de thrombine générée (ETP-ASC). Cette observation suggère une caractéristique supplémentaire du BAY 59-7939, car des inhibiteurs de FXa plus faibles ne peuvent que prolonger le temps de latence, sans affecter la quantité totale de génération de thrombine.
-certains paramètres (par exemple le ETP-pic) indiquent un effet pharmacodynamique de longue durée du BAY 59-7939, ce qui suggère qu’il convient à un schéma posologique une fois par jour.
-les effets du BAY 59-7939 par voie orale sur la génération de thrombine intrinsèque et extrinsèque et le PICT, qui sont médiés par l’inhibition directe du FXa, indiquent que le BAY 59-7939 est un anticoagulant prometteur, qui mérite une investigation clinique plus poussée ».

78. L'abrégé Harder 3003 est publié dans la revue Blood du 16 novembre 2003. Il résume la méthodologie employée de façon concordante avec le poster et présente un tableau chiffré de résultats :

79. Il ajoute la phrase suivante : « une seule dose de 30 mg exerçait un effet soutenu dans certains tests de génération de thrombine pendant une durée allant jusqu’à 24 heures. Le facteur Xa était inhibé d’une manière dépendante de la dose après administration de BAY 59-7939. L’inhibition maximale, observée 2 heures après l’administration du médicament, était de 28 % et de 56 % pour les doses de 5 mg et 30 mg, respectivement ». Il ne mentionne pas d'indication sur la demi-vie du médicament.

80. Le poster Harder PO078, publié l'année suivante lors de la conférence ICT porte sur la même étude. Il présente une analyse synthétisée qui comporte les mêmes conclusions que le poster précédent et des graphiques sous un autre format mais comparables dans leur présentation. Il ne mentionne pas d'indication sur la demi-vie du médicament.

81. L'abrégé Harder PO078, est publié en 2003 dans le journal Pahtophysiol Haemost Thromb, relèvent des résultats comparables en particulier des effets maintenus au-delà de 12 heures mais ne présente pas d'effets allant jusqu'à 24 heures ni ne mentionne d'indication sur la demi-vie du médicament.

2.2. Les posters et abrégés Kubitza

2.2.1 Les posters et abrégés Kubitza 3004 et Kubitza PO080

82. Le poster Kubitza 3004 est exposé, selon fait non utilement contesté, lors de la conférence ASH des 6 à 9 décembre 2003. Il rappelle le contexte du développement des inhibiteurs directs de la thrombine et du facteur Xa, en particulier du Rivaroxaban (appelé « BAY 59-7939 »). Il souligne, en outre, l'efficacité d'anciens traitement mais le fait que le mode d'administration sous-cutanée des héparines en particulier, n'est pas pratique à long terme.

83. L'objectif de l'étude qu'il présente est « d'étudier l'innocuité, la tolérance, la pharmacodynamique et la pharmacocinétique de doses orales multiples de BAY 59-7939 chez de jeunes volontaires masculins en bonne santé ».

84. Il expose une méthodologie reposant sur des doses croissantes, en simple aveugle, contrôlées par placebo et en groupes parallèles, 68 sujets masculins (61 sujets éligibles) caucasiens en bonne santé, âgés de 18 à 45 ans. Le traitement est administré le jour 1 puis les jours 5 à 8 selon des doses de 5 mg une fois par jour, 5 mg, 10 mg, 20 mg et 30 mg deux fois par jour et 5 mg trois fois par jour,

85. L'étude évalue trois variables :

-1° l'innocuité et la tolérabilité au moyen : de l'interrogation des sujets et de paramètres objectifs (fréquence cardiaque, électrocardiogramme, analyses de laboratoire et temps de saignement).

Les résultats apprennent que le traitement est sûr et bien toléré sans augmentation des effets indésirables avec la dose. Les temps de saignement n'ont pas semblé allongés et le taux global des valeurs de laboratoire n'est pas augmenté par rapport au placebo.

-2° la pharmacodynamique des effets anticoagulants au moyen : de l'activité du facteur Xa, du temps de prothrombine, du temps de thromboplastine partielle avancée et du HepTest,

Les résultats apprennent que « tous les paramètres pharmacodynamiques ont présenté des courbes temps-réponse dose-dépendantes similaires, bien que l'amplitude des courbes ait varié en fonction du paramètre utilisé » avec des prises deux fois par jour. Les creux des courbes augmentent avec les doses de 20 et 30 mg, les valeurs minimales ayant tendance à augmenter pour ces doses. Il n'y aucune différence entre les jours 1 et 7 de l'effet inhibiteur maximal atteint 1 à 4 heures après administration. Le temps de prothrombine est allongé après 1 à 4 heures et reste élevé jusqu'à 8 heures après administration de 5 et 10 mg. Après administration de 20 et 30 mg deux fois par jour ces taux reviennent à leur valeur de base après 12 heures. Le temps de thromboplastine partielle activée atteint également son niveau maximal après 1 à 4 heures de même que les temps de coagulation du HepTest qui dépendent de la dose administrée.

-3° les évaluations pharmacocinétiques au moyen : des concentrations plasmatiques maximales, de l'aire sous la courbe de concentration en fonction du temps et de la demi-vie terminale.

Les résultats font état d'augmentations de l'ASC proportionnelles à la dose après une administration unique au jour 0 et après une administration multiple, deux fois par jour, au jour 7 sans accumulation excessive du médicament. Il est relevé une concentration plasmatique maximale après 2,5 à 4 heures. Pour les doses de 5, 10, 20 et 30 mg la demi-vie terminale était respectivement de 5,4 heures, 5,8 heures, 3,7 heures et 5,8 heures.

86. Les conclusions de l'étude présentée sont les suivantes : le médicament est sûr et bien toléré sans signe ou symptôme de saignement et a un bon profil sécurité. L'activité du facteur Xa est dose dépendante pour les paramètres parmacodynamiques étudiés. Il en va de même de la pharmacocinétique qui est dose-dépendante. Le médicament convient ainsi pour deux prises par jour jusqu'à 30 mg.
L'étude ajoute qu'il existe une corrélation entre l'allongement du temps de prothrombine et les concentrations plasmatiques.

87. L'abrégé Kubitza 3004 publié dans la revue Blood du 16 novembre 2003 rappelle les constats qui seront exprimés par le poster sur l'efficacité du Rivaroxaban comme inhibiteur du facteur Xa et les conditions de réalisation de l'étude. Il précise que l'étude réalise un profil complet de tous les paramètres pharmacodynamiques, mesure de temps de saignement en plus des tests d'innocuité standards, et mesure selon des paramètres standards la pharmacocinétique.

87.1. L'abrégé poursuit ainsi « des changements notables des paramètres [pharmacodynamiques] étaient toujours présents après 12 heures. Les paramètres d’innocuité standard n’étaient pas affectés et aucun signe ou symptôme de saignement n’a été observé sur la gamme posologique. De plus, BAY 59-7939 n’a affecté le temps de saignement à aucune dose. Une augmentation proportionnelle à la dose de la SSC a été observée après la première dose et à l’état d’équilibre. C max a été atteinte après 2,5 à 4 heures ; la demi-vie terminale était de 4 à 6 heures. Aucun des six schémas posologiques ne montrait une quelconque accumulation excessive de médicament au-delà de l’état d’équilibre. Cette étude a montré que BAY 59-7939 présentait des propriétés pharmacodynamiques et pharmacocinétiques dépendantes de la dose prévisibles, sans signes ou symptômes de saignement. En conclusion, l’administration orale de BAY 59-7939 était sûre et bien tolérée à des doses allant jusqu’à 30 mg deux fois par jour ».

88. Le poster Kubitza PO080, présenté à la conférence ICT, selon faits non utilement contestés, comporte dans l'ensemble une présentation équivalent de l'étude de façon plus synthétique sans apporter de modification sur l'exposé de l'étude, de ses résultats ou de ses conclusions.

89. Kubitza PO080 publié dans le cadre de la conférence IST, relève un contexte et des résultats identiques aux précédents documents. Il souligne que «  le BAY 59-7939 inhibait l’activité du Facteur Xa de manière dose-dépendante, les effets maximums étant observés 2 à 3 heures après l’administration. 13 Les effets étaient maintenus pendant 8 à 12 heures à la dose de 5 mg et pendant ~12 heures aux doses de 10, 20 et 30 mg. 14 Les paramètres d’innocuité standard n’étaient pas affectés et aucun signe ou symptôme de saignement n’a été observé sur toute la plage de doses ». Il retient une demi-vie de 4 à 6 heures. Sa conclusion est que « le BAY 59-7939 possédait des paramètres pharmacodynamiques et pharmacocinétiques dose-dépendants prévisibles, sans aucun signe ou symptôme de saignement. Une administration orale de BAY 59-7939 était sûre et bien tolérée à des doses allant jusqu’à 30 mg deux fois par jour ».

2.2.2 Les posters Kubitza 3010 et Kubitza PO081

90. Le poster Kubitza 3010 est exposé, selon fait non utilement contesté, à la conférence ASH des 6 à 9 décembre 2003. Il rappelle le contexte du développement des inhibiteurs directs de la thrombine et du facteur Xa, en particulier du Rivaroxaban (appelé « BAY 59-7939 »).
Décision du 28 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/08612
N° Portalis 352J-W-B7G-CX

91. L'objectif de l'étude qu'il présent est « d'évaluer l’inocuité, la tolérance, les effets pharmacodynamiques et le profil pharmacocinétique du BAY 59-7939 après administration d'une dose orale unique à des sujets masculins en bonne santé ».

92. Il repose sur une méthodologie à dose croissante, en simple aveugle, contrôlé par placebo et en groupes parallèles. Les prises du traitement se font par doses uniques de comprimés de 1, 25, 5, 10, 15, 20, 30, 40, 60 et 80 mg. Deux doses de 5 et 10 mg sont administrées par croisement entre dose orale et comprimé. L'étude est pratiquée sur 108 hommes en bonne santé de 18 à 45 ans de poids corporel normal.

93. L'étude évalue trois variables :

-1° l'innocuité et la tolérabilité au moyen : d'un questionnaire sur les effets indésirables, d'une surveillance des signes vitaux, des électrocardiogrammes, des résultats d'analyses de laboratoires.

Les résultats à ce titre relèvent 39 évènements indésirables très diversifiés mais sans gravité ou non lié au médicament ; aucune modification des signes vitaux, de l'électrocardiogramme ou des mesures de laboratoire. En outre, le temps de saignement n'a pas été prolongé quelle que soit la dose et aucune fuite des vaisseaux n'est relevée.

-2° les effets pharmacodynamiques au moyen : de l'activité du facteur Xa, du temps de prothrombine, du temps de céphaline activée, du HepTest, de l'activité du facteur IIa et de l'antithrombine III.

Les résultats établissent des « courbes temps-réponse dose-dépendantes similaires, bien que l'ampleur des courbes ait varié en fonction du paramètre ». L'activité du facteur Xa est inhibée de façon maximale 1 à 4 heures après l'administration du comprimé et revient à la normale dans les 24 heures pour les doses allant jusqu'à 40 mg, elle reste élevée au-delà de 24 heures pour les doses de 60 et 80 mg. Le temps de prothrombine est multiplié par 2,8 par rapport à la ligne de base chez les sujets ayant reçu la dose la plus élevée de comprimés. Le temps de céphaline activée est moins affecté, mesure à 1,8 fois au maximum pour la dose de 80 mg. Il en va de même du HepTest dont l'allongement maximal est mesuré à 2,3 fois les valeurs de base.

-3° les paramètres pharmacocinétiques au moyen : de l'aire sous la courbe de la concentration plasmatique en fonction du temps de zéro à l'infini, de la concentration du médicament dans le plasma et de la demi-vie associée à la pente terminale.

Les résultats de concentration plasmatique du Rivaroxaban sont décrits comme proportionnels jusqu'à 10 mg et moins que proportionnels pour les doses plus élevées « probablement en raison de la faible solubilité du médicament et de son absorption incomplète » alors même que l'absorption est décrite comme rapide. Les concentrations plasmatiques maximales sont obtenues après 30 minutes ou 2 heures, la demi-vie associée à la pente terminale après 3-4 heures.

94. Le poster présente les conclusions suivantes de l'étude : le Rivaroxaban est sûr et bien toléré, a un bon profil sécurité, il inhibe sélectivement le facteur Xa sans effet sur le facteur IIa ou l'antithrombine, des profils effet-temps prévisibles et dose-dépendants ont été observés pour plusieurs paramètres pharmacodynamiques précités.

95. Le poster permet également de conclure que « une corrélation étroite a été observée entre les effets pharmacodynamiques et les concentrations plasmatiques » du Rivaroxaban.

96. L'abrégé Kubitza 3010 rappelle l'efficacité du Rivaroxaban sur les troubles thromboemboliques et les modalités de l'étude dite « en escalade ». Il souligne que les effets pharmacodynamiques ont été « déterminés pendant 24 heures suivant l'administration du médicament ». Il relève que le temps de saignement n'a subi de prolongation par aucune dose et restitue de façon semblable au poster les résultats pharmacodynamiques et pharmacocinétiques. L'abrégé relève une demi-vie terminale de 3 à 4 heures. La conclusion est ainsi rédigée « dans cette étude, le BAY 59-7939 a été sûr et bien toléré sur une large gamme de doses orales (1,25-80 mg), avec une pharmacodynamique et une pharmacocinétique dose-dépendantes prévisibles. Ces données suggèrent que le BAY 59-7939 assure une anticoagulation prévisible avec un excellent profil d’innocuité ».

97. Le poster Kubitza PO081, présenté à la conférence ICT, ce qui n'est pas utilement contesté, comporte dans l'ensemble une présentation équivalent de l'étude présentée de façon plus synthétique sans apporter de modification sur l'exposé de l'étude, de ses résultats ou de ses conclusions.

97.1. L'abrégé Kubitza PO081 publié dans le cadre de la conférence IST, rappelle un contexte de l'étude identique et ses trois objets : pharmacocinétique, pharmacodynamique et d'innocuité. Il dit que les profils pharmacodynamiques sont dose-dépendants et note l'absence de signe ou symptôme de saignement. Il retient une demi-vie terminale de 3 à 4 heures. Sa conclusion est que « dans cette étude, le BAY 59-7939 était sûr et bien toléré sur une vaste plage de doses orales, avec des paramètres pharmacodynamiques et pharmacocinétiques dose-dépendants prévisibles. Ces données suggèrent que le BAY 59-7939 offre une anticoagulation prévisible avec un excellent profil d’innocuité ».

C. Le problème technique

98. La problème technique qu'entend résoudre l'invention est de fournir une première posologie de Rivaroxaban pour le traitement de la prophylaxie et de troubles thromboemboliques.

D. L'évidence de la solution pour l'homme du métier

99. Les documents d'art antérieur sont divulgués avant la date de priorité et, par voie de conséquences, connus de l'homme du métier.

100. En réponse à l'argument de la société Bayer, la circonstance qu'un de ces documents, le poster Harder, soit diffusé à l'occasion de deux conférences parmi de nombreux exposants et participants ne réduit pas, par ces seuls motifs, la crédibilité de ses enseignements aux yeux de l'homme du métier.

101. La revendication 1 du brevet repose sur les caractéristiques suivantes :
-le composé «  5-chloro-N (…) » autrement appelé Rivaroxaban,
-l'utilisation de ce composé pour un médicament destiné au traitement d'un trouble thromboembolique,
-l'administration à un patient humain une fois par jour de ce médicament pendant au moins cinq jours consécutifs,
-une demi-vie de concentration plasmatique de 10 heures ou moins lors d'une administration,
-l'administration orale par un comprimé à libération rapide. ,

102. Les deux premières caractéristiques reposent sur des éléments connus de l'état de la technique, pour l'essentiel le brevet EP 606, qui protège le Rivaroxaban par sa revendication 2 et mentionne les troubles thromboemboliques à sa revendication 4. Les documents Harder et Kubitza présentent ces enseignements comme connus.

103. S'agissant des autres caractéristiques, les parties conviennent que doivent être pris en compte pour déterminer le schéma posologique les effets pharmacocinétiques du composé et ses effets pharmacodynamiques.

104. Elles débattent des connaissances et de l'attitude de l'homme du métier à la date de priorité.

105. Les études sur lesquelles se fondent les documents Harder et Kubitza sont des études cliniques de phase I, qui portent donc sur des volontaires sains, en nombre restreint, et non sur des patients. L'étude présentée par le brevet est, elle, une étude de phase II portant sur des patients devant subir un remplacement total de la hanche.

1. La demi-vie pertinente

106. Les documents Kubitza ont pour objectifs d'étudier l'innocuité, la tolérance, la pharmacodynamique et la pharmacocinétique du Rivaroxaban. Les documents Harder poursuivent quant à eux l'objectif, plus précis, d'analyser les effets d'une prise orale de Rivaroxaban sur la production de thrombine.

107. L'analyse combinée de ces études apporte à l'homme du métier des informations utiles et nouvelles sur la demi-vie du Rivaroxaban, notion qui désigne le temps nécessaire pour que la quantité plasmatique du composant soit réduite de moitié.

108. Les documents Kubitza ont explicitement pour objectif d'analyser cette demi-vie au titre de la pharmacocinétique. Fondés sur des sujets nombreux (108 et 68 personnes), ils comportent des critères d'analyse de la demi-vie qu'ils évaluent à 4 à 6 heures tout en la qualifiant de dose-dépendante. Ces documents relèvent, en outre, une corrélation étroite entre les effets pharmacodynamiques et les concentrations plasmatiques

109. Les documents Harder n'ont pas cet objectif mais relèvent pourtant une demi-vie de 9 à 12 heures prise pour référence connue avant la présentation de leurs analyses. La société Bayer insiste sur l'absence de démonstration pour déterminer cette durée et sur la circonstance que ce n'est pas l'objet de cette étude

110. Dans son attestation versée aux débats, le professeur Harder explique avoir émis l'hypothèse qu'une quantité considérable de Rivaroxaban restait indétectable par les tests pratiqués quoique présente. L'homme du métier n'avait pas cette attestation à la date de priorité et ne pouvait le déduire.

111. L'attestation démontre toutefois que la demi-vie de ce composé n'était pas un fait acquis et faisait l'objet de discussions à l'époque de la publication des documents Harder.

112. Certes, l'homme du métier, attentif au profil pharmacocinétique du Rivaroxaban alors en développement et prometteur, pouvait considérer que les conclusions des documents Kubitza étaient plus crédibles que la demi-vie retenue par les documents Harder.

113. Face à des études cliniques de phase I, elle aurait cependant considéré qu'un doute existait sur la durée de cette demi-vie et sur le profil pharmacocinétique en général du Rivaroxaban, évoluant avec la dose prise et avec ses effets pharmacodynamiques.

2. La fenêtre thérapeutique

114. Les parties s'accordent à définir la notion de fenêtre thérapeutique comme la zone comprise entre la concentration minimale efficace du médicament et la concentration maximale non toxique.

115. A la date de la priorité, le Rivaroxaban est le premier de sa classe de médicament comme inhibiteur du facteur Xa et sa fenêtre thérapeutique n'est donc pas connue.

116. Il est acquis à cette même date qu'aucune étude des effets du Rivaroxaban sur des patients n'était divulguée. Seules les études de phase I décrites par les documents Kubitza et Harder décrivaient les effets de différentes doses de ce composant selon différentes fréquences d'administration.

2.1 La limite haute de la fenêtre thérapeutique : la sécurité du Rivaroxaban

117. Ces études de phase 1 concluent toutes à bon profil sécurité, sûr et bien toléré du Rivaroxaban sur, des personnes saines pour des prises uniques de 1,25 , 5, 10, 15, 20, 30, 40, 60 et 80 mg (Harder et Kubitza 3010) et deux prises par jour de 5 mg, 10 mg, 20 mg et 30 mg deux fois par jour et trois prises par jour de 5 mg (Kubitza 3004).

118. L'homme du métier aurait toutefois pris connaissance des récents développements, à la date de priorité, du Razaxaban, également inhibiteur du facteur Xa développé par un autre laboratoire et mis en évidence, au cas présent, par les attestations des professeurs [X], [G] et [F].

119. Ce médicament qui, selon ces experts, avait été soumis à des études de phase I l'ayant déclaré sûr a pourtant causé des hémorragies importantes à des patients lors d'une étude de phase II aboutissant à l'arrêt de son programme de développement en raison d'une fenêtre thérapeutique trop étroite.

120. S'agissant de la limite haute de la fenêtre thérapeutique, c'est à juste titre que la société Bayer en se fondant sur les déclarations des experts [W], [G], et [O], soutient que l'homme du métier aurait été, comme les inventeurs, particulièrement vigilant à la sécurité de la posologie envisagée.

2.2 La limite basse de la fenêtre thérapeutique : l'efficacité du Rivaroxaban

121. Les documents Kubitza concluent de façon claire, s'agissant de la pharmacodynamique du Rivaroxaban, à son efficacité, établissant des courbes temps-réponse dose-dépendantes similaires décrites comme prévisibles, et inhibant manifestement le facteur Xa.

122. Ces documents soulignent la persistance des effets pharmacodynamique jusqu'à 12 heures au-delà de leur période d'inhibition maximale du facteur Xa, fixée entre 2 et 4 heures. L'inhibition demeure élevée jusqu'à 24 heures et au-delà pour certaines doses. Le poster Harder évoque ainsi un effet pharmacodynamique de « longue durée ».

123. S'agissant de la limite basse de la fenêtre thérapeutique, l'homme du métier pouvait donc considérer le Rivaroxaban comme un inhibiteur particulièrement efficace du facteur Xa aux effets étendus jusqu'à 12 heures et, selon la dose administrée, jusqu'à 24 heures.

3. La prise orale d'un comprimé à libération rapide

124. L'art antérieur le plus proche, constitué des documents Kubitza et Harder, mentionne la prise orale comme le mode d'administration privilégié qui aurait donc été envisagé de façon évidente par l'homme du métier.

125. Le document Perzborn, mentionné par le brevet, et connu de l'homme du métier à la date de la priorité, mentionne un « comprimé » qui, à l'inverse des héparines, pourrait être administré par voie orale.

126. Un ouvrage de pharmacie générale (Aulton, 2002) mentionne le comprimé à libération rapide comme un procédé commun d'administration.

127. L'homme du métier aurait compris de manière évidente des conclusions pharmacodynamiques des documents Harder et Kubitza que la libération maximale dans une courte période de 2 heures, ou 0,5 heure selon les abrégés Kubitza, et des effets pouvant persister jusqu'à 24 heures, supposaient un comprimé à libération rapide.

4. Le nombre de prise nécessaires à l'administration

128. Les documents Kubitza 3004 et PO80 démontrent qu'une posologie de deux prises par jour serait adaptée au stade d'une étude de phase I. Un exemple comparatif, le Ximélagatran, cité par la société Bayer et connu à la date de la priorité, reposait sur une telle posologie.

129. La société Sandoz démontre cependant en se référant à d'autres exemples de médicaments et les attestations des professeurs [O] et [G], que la prise du médicament toutes les demi-vies n'était pas acquise s'agissant des anticoagulants.

130. L'homme du métier aurait donc admis comme possible une administration indiquée toutes les demi-vies, mais également toutes les deux demi-vies, en considérant cet élément comme incertain à ce stade des études sur le Rivaroxaban.

131. En l'état de l'incertitude sur la demi-vie du Rivaroxaban identifiée plus avant, l'homme du métier aurait pu hésiter entre plusieurs options. La lecture des documents Kubitza l'incitait toutefois, même en retenant une demi-vie de 4 à 6 heures, à une posologie ne dépassant pas deux prises par jour.

132. Les documents Kubitza 3010 et PO018 ont pour objet explicite d'étudier, après administration d'une dose orale unique, l’innocuité, la tolérance, les effets pharmacodynamiques et le profil pharmacocinétique du Rivaroxaban. Le poster Harder précise cependant de façon explicite que « certains paramètres (par exemple le ETP-pic) indiquent un effet pharmacodynamique de longue durée du BAY 59-7939, ce qui suggère qu’il convient à un schéma posologique une fois par jour ».

133. Les figures mentionnées par les posters Harder et les analyses pharmacodynamiques des documents Kubitza confirment les forts effets inhibiteurs du facteur Xa du Rivaroxaban sur une période de 24 heures ce qui rend crédible cette conclusion du poster Harder pour l'homme du métier.

134. Le tribunal considère que ces éléments incitaient fortement l'homme du métier à envisager une posologie une fois par jour, à tout le moins comme alternative de recherche à la double prise évoquée par les documents Kubitza 3004 et PO80.

135. Au regard du faible nombre d'alternatives possibles pour la prise de doses pouvant être appliquées quotidiennement, cette posologie n'avait que vocation à confirmer un résultat, à plus forte raison alors qu'il était connu de l'homme du métier qu'une prise par jour favorise le suivi du traitement et l'adhésion du patient.

136. L'homme du métier pouvait s'attendre ce que cette prise quotidienne soit confirmée par l'expérience face à un nombre très limités d'alternatives (une prise, deux prises, trois prises) par ailleurs envisagées par les documents Kubitza 3004 et PO80.

137. Il convient, avant de tirer les conséquences juridiques de ces circonstances de fait, d'examiner l'argument de la société Bayer fondé sur une difficulté technique particulière dans le cadre de son moyen tiré de l'espérance raisonnable de réussite.

5. La difficulté technique particulière alléguée par la société Bayer

138. Il a été rappelé que la fenêtre thérapeutique du Rivaroxaban était incertaine à la date de la priorité et que le précédent du Razaxaban avait incité l'homme du métier à la prudence.

139. Plusieurs experts cités par la société Bayer, dont certains sont inventeurs ou ont participé au développement du Rivaroxaban, soulignent ce contexte en particulier les professeurs [G], [F], [O] et [W].

140. La société Bayer se fonde sur ces attestations pour dire que les essais cliniques qui pouvaient être envisagés par l'homme du métier, afin confirmer l'hypothèse d'une dose quotidienne, ne devaient être réalisés qu'avec une grande prudence.

141. Les parties débattent de la notion d'espérance raisonnable de réussite qui suppose l'existence d'une difficulté technique particulière, sauf à être écartée. Le tribunal souligne que cette notion n'exige pas une certitude de réussite ou la preuve d'essais cliniques réussis (Ch. des recours OEB, 6 octobre 2004, T 0918/01§9.1, précité).

142. Le tribunal ne peut toutefois que constater que les difficultés réelles soulevées par la société Bayer portent, non pas sur la solution proposée par le brevet elle-même, mais sur les tests de phase II envisagés pour la confirmer.

143. La difficulté technique alléguée par la société Bayer n'est donc pas démontrée et suppose d'écarter le moyen tiré de l'absence d'espérance raisonnable de réussite pour l'homme du métier.

144. Ces tests auraient, en tout état de cause, été risqués, peu important le nombre de doses administrées. La société Bayer souligne, à ce titre, que les résultats inquiétants du Razaxaban ne pouvaient à eux seuls la conduire à interrompre toute recherche sur une classe entière de composés.

145. Au demeurant, le professeur [F] explique dans son attestation que des tests à doses croissantes ont été pratiqués pour réduire le risque pour les patients, ce qui démontre que des dispositions pouvaient être prises pour améliorer la sécurité des études éventuellement envisagées par l'homme du métier qui n'aurait pas été désincité à rechercher la solution du brevet.

146. Le professeur [O] et le professeur [G] expliquent, comme la société Bayer, que c'est une étude d'interaction entre le Rivaroxaban et un autre médicament, l'Enoxaparine, qui leur a permis de réaliser l'étude de phase II de façon sécurisée. L'Enoxaparine étant alors un médicament de secours, selon les termes du professeur [G], ayant permis d'éviter une thromboembolie.

147. Le tribunal relève que le risque identifié par l'étude de phase II sur le Razaxaban porte sur un risque d'hémorragie alors que l'étude sur l'Enoxaparine permet d'avoir un médicament prévenant les thromboses en cas d'inefficacité du Rivaroxaban sur des patients lors des essais.

148. Il répond donc, de la même manière, à une difficulté liée à la possibilité de réaliser un essai thérapeutique, non au problème technique devant être résolu par l'invention.

149. Ainsi, il n'est pas démontré par la société Bayer que le domaine de recherche technique était inexploré pour l'homme du métier qui n'aurait pas été particulièrement dissuadé de l'entreprendre.

150. Au contraire, l'homme du métier aurait précisément cherché à lever ce risque pour envisager cette piste de recherche, évidente au regard de l'état de la technique le plus proche, pour résoudre le problème technique objectivement posé.

-o0o-

151. La solution d'une prise unique par jour relève donc d'un essai de routine. Elle ne peut recevoir la qualification d'effet surprenant ou inattendu débattue par les parties.

152. Il résulte de ces éléments que l'invention revendiquée d'une posologie constituée d'une administration par jour de Rivaroxaban par un comprimé à libération rapide était évidente pour l'homme du métier à la date de la priorité.
153. L'incertitude de la durée de vie du Rivaroxaban, et la mention d'une demi-vie de 10 heures ou moins par le brevet, n'est pas de nature, à elle seule, à démontrer le caractère inventif dont se prévaut la société Bayer.

154. La revendication 1 du brevet est donc nulle.

155. La revendication 2 est construite de façon dépendante, en reprenant l'apport de la revendication 1, déclarée nulle pour défaut d'activité inventive. Elle ajoute la mention de troubles thromboemboliques précis qui étaient déjà mentionnés dans le brevet EP 606 et relèvent de pathologies habituellement désignées comme troubles thromboemboliques. Cette revendication est donc également dépourvue d'activité inventive.

156. La revendication 2 du brevet est donc nulle.

155. La société Bayer, partie perdante, est condamnée aux dépens et à payer à la société Sandoz la somme de 150 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, somme fixée en équité en l'absence de justificatif ou d'accord des parties sur le montant des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,

LE TRIBUNAL

REJETTE les notes en délibéré reçues les 7 février 2024 et 9 février 2024,

ANNULE la partie française du brevet EP 1 845 961 B1,

ORDONNE la transmission du présent jugement, une fois passé en force de chose jugée, à l’Institut National de la Propriété Industrielle pour être transcrit au Registre National des Brevets, à l’initiative de la partie la plus diligente,

CONDAMNE la société Bayer Intellectual Property GmbH aux dépens,

CONDAMNE la société Bayer Intellectual Property GmbH à payer à la société Sandoz la somme de 150 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Fait et jugé à Paris le 28 mars 2024.

LA GREFFIÈRE LA PRESIDENTE
Caroline REBOULAnne-Claire LE BRAS


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 1ère section
Numéro d'arrêt : 22/08612
Date de la décision : 28/03/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 03/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-03-28;22.08612 ?
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