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14/03/2024 | FRANCE | N°22/15098

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 1ère section, 14 mars 2024, 22/15098


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me GODEFROY #R259
Copie certifiée conforme délivrée à : Me LELLINGER #X1




3ème chambre
1ère section

N° RG 22/15098
N° Portalis 352J-W-B7G-CYSJE

N° MINUTE :

Assignation du :
15 décembre 2022






JUGEMENT
rendu le 14 mars 2024
DEMANDERESSES

Madame [J] [B]
[Adresse 3]
[Adresse 3]

S.A.R.L. [B], [B] & [B]
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représentées par Me Nicolas GODEFROY

de l’AARPI GODIN ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0259


DÉFENDEUR

Monsieur [C] [O]
[Adresse 2]
[Adresse 2]

représenté par Me Arnaud LELLINGER de l’AARPI LLF AVOCATS,...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1]
Le :
Expédition exécutoire délivrée à : Me GODEFROY #R259
Copie certifiée conforme délivrée à : Me LELLINGER #X1

3ème chambre
1ère section

N° RG 22/15098
N° Portalis 352J-W-B7G-CYSJE

N° MINUTE :

Assignation du :
15 décembre 2022

JUGEMENT
rendu le 14 mars 2024
DEMANDERESSES

Madame [J] [B]
[Adresse 3]
[Adresse 3]

S.A.R.L. [B], [B] & [B]
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représentées par Me Nicolas GODEFROY de l’AARPI GODIN ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0259

DÉFENDEUR

Monsieur [C] [O]
[Adresse 2]
[Adresse 2]

représenté par Me Arnaud LELLINGER de l’AARPI LLF AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #X1

Décision du 14 mars 2024
3ème chambre 1ère section
N° RG 22/15098 - N° Portalis 352J-W-B7G-CYSJE

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Anne-Claire LE BRAS, 1ère Vice-Présidente Adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, Juge,

assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière,

DÉBATS

A l’audience du 24 octobre 2023 tenue en audience publique devant Madame Anne-Claire LE BRAS , juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seule l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 08 février 2024. Le délibéré a été prorogé en dernier lieu au 14 mars 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

Exposé des faits et de la procedure

M. [H] [B] est un designer français. Son épouse, Mme [J] [B], a été instituée légataire universelle de l’entière propriété de tous les droits patrimoniaux et moraux à son décès en 2009. En 1971 et à la demande du Président [N] [P], M. [B] a créé divers meubles dont l’ensemble « Alpha », composé d’un canapé et d’un fauteuil.

La société [B], [B] & [B] (ci-après “la société [B]”) a été fondée en 2008 par Mme [B], son fils, M. [Z] [B] et sa belle-fille, Mme [I] [V]-[B] (les consorts [B]). Cette société a pour activité de reprendre la fabrication de certains modèles créés par M. [H] [B].
S’agissant de l’ensemble « Alpha », comprenant un fauteuil, Mme [B] a concédé le 9 mai 2017 une licence exclusive d’exploitation à la société [B].
Le 14 septembre 2022, Mme [B] a apporté l’ensemble des droits patrimoniaux d’auteur dont elle était titulaire, y compris ceux portant sur le fauteuil Alpha, à la société MWP en cours de formation, qui a été immatriculée au RCS de Paris le 13 octobre 2022.
En avril 2022, Mme [B] et la société [B] ont découvert que la société The Frankie shop, société américaine possédant une filiale française, exposait dans sa boutique parisienne deux fauteuils semblables au modèle Alpha et publiait sur son compte Instagram des photos d’un fauteuil semblable au modèle Groovy.

Suite à une mise en demeure de la société [B] et de Mme [B], la société The Frankie shop indiquait par courriel, émis le 29 avril 2022, avoir supprimé les deux photographies litigieuses des réseaux sociaux, avoir retiré de l’espace de vente deux fauteuils semblables au fauteuil Alpha et communiquait un certificat d’authenticité de la part de la société A Demain d’une part et une facture au nom de M. [C] [O], gérant de cette société, d’autre part.
Le 17 mai 2022, M. [O] était mis en demeure d’indiquer l’identité de son fournisseur des fauteuils allégués de contrefaçon, de confirmer qu’il n’avait vendu aucun autre meuble contrefaisant et de proposer un montant financier pour réparer le préjudice subi. Aucun accord n’a été trouvé entre les parties.
Par acte d’huissier du 15 décembre 2022, Mme [B] et la société [B] ont assigné M. [O] devant ce tribunal en contrefaçon de droit d’auteur et réparation de leurs préjudices.
Dans leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique du 19 septembre 2023, Mme [J] [B] et la société [B] demandent au tribunal, au visa des articles 789 du code de procédure civile, 1371 du code civil et L. 122-4, L. 335-2 et L. 335-3, L. 331-1-2 et L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle, de : Juger recevables et bien fondées les demandes de la société [B] et de Mme [B] ; Débouter M. [O] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions plus amples ou contraires aux présentes ; Juger que les fins de non-recevoir soulevées par M. [O] sont irrecevables et, en tout état de cause, non fondées ; Juger que le fauteuil Alpha créé par [H] [B] est original et protégé par un droit d’auteur; Ordonner à M. [O] de produire les factures relatives à l’achat des deux fauteuils contrefaisants; Condamner M. [O] à verser à titre de dommages-intérêts à la société [B] la somme totale de 22.000 euros en réparation de ses préjudices matériel et moral du fait des actes de contrefaçon de droit d’auteur ; Condamner M. [O] à verser à titre de dommages-intérêts à Mme [B] la somme totale de 21.800 euros en réparation de ses préjudices matériel et moral résultant de l’atteinte portée au droit moral de [H] [B] ; Ordonner la publication du texte suivant, avec reproduction des modèles invoqués, dans divers journaux ou revues au choix des demanderesses dans la limite de 3, et aux frais avancés de M. [O] de 10.000 euros HT pour l’ensemble de ces publications : « Par jugement du ________, le Tribunal judiciaire de PARIS a condamné Monsieur [C] [O] pour avoir vendu des contrefaçons du fauteuil Alpha créé par [H] [B]. Le Tribunal a condamné Monsieur [C] [O] à verser à Madame [J] [B], veuve du créateur [H] [B], et à la société [B], [B] & [B] qui édite le fauteuil Alpha, la somme de _________ € à titre de dommages-intérêts en réparation des préjudices subis du fait de ces actes de contrefaçon, ainsi qu’aux présentes mesures de publication. » Condamner M. [O] aux entiers dépens et à leur verser la somme de 6.000 euros chacune au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; Juger qu’aucune circonstance n’est de nature à écarter l’exécution provisoire de droit du jugement à intervenir.
Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique du 7 juillet 2023, M. [C] [O] demande au tribunal, au visa des articles du livre Ier du code de la propriété intellectuelle, ainsi que l’article L. 513-1 et L. 331-1-3 du même code, des articles 757, 815-3, 913 et 1199 du code civil et 11, 16, 32-1, 122, 142, 331, 334, 695 et 700 du code de procédure civile, de : Prononcer l’irrecevabilité des demandes formulées par la société [B] et celles formulées par Mme [B] à son égard ;A titre subsidiaire si ne serait-ce qu’une des demanderesses n’était pas considérée comme irrecevable en la totalité de ses demandes :
Débouter les demanderesses de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions, à l’exclusion de la demande d’information ; Faire droit aux demandes incidentes de M. [O] ; Débouter les demanderesses de leurs demandes indemnitaires formées au titre de la contrefaçon de droit d’auteur et relatives à leurs prétendus préjudices qui résulteraient de la vente des deux meubles litigieux pr M. [O] à la société The Frankie shop ; Débouter les demanderesses de leur demande de publication ; Dire en cas de condamnation sur quelque fondement que ce soit qu’il n’y a pas lieu à exécution provisoire de droit du jugement à intervenir ;A titre incident :
Ordonner la production par Mme [B] dans un délai de 15 jours et sous peine d’une astreinte de 100 euros par jour de retard, de l’acte transactionnel soussigné le 30 août 2018 et reçu par notaire, tel que visé dans l’attestation dévolutive versée aux débats (pièce adverse n°3); Faire droit à la demande d’intervention forcée de la société I.H.O.P (International House of Pocho) à l’instance. A titre reconventionnel :
Condamner in solidum les demanderesses à lui verser la somme de 5.000 euros pour la mise en œuvre abusive de la présente procédure ; Condamner la société [B] à une amende civile d’un montant de 10.000 euros pour action en justice abusive ; Condamner Mme [B] à une amende civile d’un montant de 10.000 euros pour action en justice abusive ;
En tout état de cause :
Condamner in solidum les demanderesses aux entiers dépens et à lui verser la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
L’instruction a été close le 14 mars 2023, puis rouverte par ordonnance du juge de la mise en état du 17 juillet 2023 et définitivement close le 17 octobre 2023.

MOTIFS

Sur les fins de non-recevoir et la demande incidente de production soulevées par M. [O]

Moyens des parties

M. [O] soutient que l’attestation dévolutive délivrée par le notaire en charge de la succession de M. [B] ne permet pas de certifier que Mme [B] a reçu l’ensemble des droits patrimoniaux de son défunt époux. Il prétend, qu’en application de l’article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, Mme [B], conjoint survivant, partagerait nécessairement la titularité des droits du défunt avec les trois enfants de ce dernier, héritiers réservataires. En conséquence, Mme [B] ne pourrait contracter une licence exclusive avec la société [B] que sur les droits dont elle est effectivement titulaire. En absence de pièce présentant la part des oeuvres de son époux dont Mme [B] aurait héritée, il serait impossible, selon M. [O], de déterminer la qualité à agir de la société [B]. De plus, n’étant licenciée exclusive que d’une partie des droits de M. [B], la société ne pourrait agir en contrefaçon de ceux-ci que conjointement aux héritiers réservataires, indivisaires des droits allégués.
De surcroît, en application du contrat de licence exclusive conclu entre les demanderesses, Mme [B] aurait cédé sa faculté d’agir en justice sur le fondement d’atteintes aux droits patrimoniaux de son défunt époux. M. [O] considère donc qu’elle n’est plus recevable à agir sur ce fondement. Il ajoute qu’à la date de l’assignation Mme [B] avait apporté l’intégralité des droits patrimoniaux dont elle disposait à la société MWP, il en résulterait que seule cette dernière pourrait l’assigner en contrefaçon. Ainsi, M. [O] prétend que les demanderesses n’auraient pas qualité pour agir en contrefaçon des droits d’auteur portant sur les modèles de fauteuil litigieux.
Il demande, en outre, la production de l’acte transactionnel conclu entre les héritiers qui serait essentiel à l’appréciation de la qualité à agir de la société [B] et de Mme [B].
En réponse, les demanderesses soutiennent que les fins de non-recevoir soulevées sont irrecevables, faute d’avoir été présentées au juge de la mise en état. En tout état de cause, les demanderesses mettent en avant que, si le droit positif prévoit en effet une répartition des droits entre les héritiers réservataires et la veuve de M. [B], ceux-ci ont conclu un acte transactionnel confidentiel, qui a été validé et exécuté par notaire. Or, l’attestation de notaire versée aux débats certifie du legs universel de l’oeuvre du défunt à son épouse. Les demanderesses précisent qu’un tel leg a été possible par le versement d’une indemnité de réduction aux trois héritiers réservataires, ce qui est indiqué dans l’attestation. De plus, Mme [B] rappelle que l’apport des droits fait à la création de la société MWP a été fait le 14 septembre 2022. Or, les faits litigieux se sont produits en avril 2022. Sa qualité à agir au moment des faits ne serait donc pas contestable sur ce fondement.
Appréciation du tribunal :

En application de l’article 789 du code de la procédure civile, tel que modifié par le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, en vigueur à compter du 1er janvier 2020, le juge de la mise en état est seul compétent, à l’exclusion de toute autre formation du tribunal, pour statuer sur les fins de non recevoir. Ce même texte précise, en son alinéa 4, que “les parties ne sont plus recevables à soulever ces fins de non-recevoir au cours de la même instance à moins qu’elles ne surviennent ou soient révélées postérieurement au dessaisissement du juge de la mise en état.”
La société [B] et Mme [B] ont assigné M. [O] par acte du 15 décembre 2022, soit postérieurement au 1er janvier 2020. En conséquence, toute fin de non recevoir pour défaut de qualité à agir soulevée à leur encontre par M. [O] était connue durant la mise en état et aurait donc dû être formulée par des conclusions d’incident avant clôture des débats, ce qui n’a pas été fait en l’espèce.
Il en résulte que le tribunal n’est pas compétent pour trancher les fins de non recevoir soulevées par M. [O]. Il y a donc lieu de rejeter les fins de non-recevoir soulevées.
S’agissant de la demande incidente de production de l’acte transactionnel formée par M. [O], l’attestation dévolutive signée par le notaire en charge de la succession de M. [B], qui fait foi jusqu’à inscription de faux en application de l’article 1371 du code civil, précise que l’acte transactionnel demandé confirme un legs universel de la totalité de l’oeuvre de M. [B] à son épouse en contrepartie du versement d’une indemnité de réduction aux héritiers réservataires du défunt. A défaut d’inscription de faux de cet acte de notaire, cette affirmation fait donc foi. Il en résulte qu’il n’est pas nécessaire d’ordonner la production de l’acte transactionel confidentiel pour déterminer l’étendue des droits de Mme [B], et par extension ceux de la société [B], licenciée exclusive de celle-ci.
En conséquence, la demande incidente de M. [O] sera rejetée.
Sur la contrefaçon

Moyens des parties

Les demanderesses soutiennent que les fauteuils dits « Alpha » créés par M. [B] sont originaux et donc protégés par le droit d’auteur. L’originalité résulterait d’un assemblage de plusieurs blocs bombés symétriques de tailles différentes en forme ronde, d’une inclinaison du dossier et de l’assise en pente douce avec des accoudoirs en forme de petits demi-cercles, et d’un piètement rond caché donnant au fauteuil une impression de flottement, le tout étant recouvert d’une enveloppe textile qui unifie l’ensemble et masque ses parties techniques. L’ensemble de ces éléments confèreraient une tridimensionnalité sobre et rationnelle et un esthétisme particulier dans un style organique et organisé aux fauteuils en cause. En conséquence, les fauteuils vendus par M. [O], qui reprennent les caractéristiques esthétiques de ces oeuvres seraient des contrefaçons.
M. [O] prétend que l’énumération faite par les demanderesses pour démontrer l’originalité des fauteuils ne serait qu’une description technique de l’oeuvre, ne permettant pas de mettre en évidence une quelconque empreinte de la personnalité de l’auteur. L’assemblage de blocs sur lesquels les demanderesses fondent l’originalité de l’oeuvre relèverait en réalité d’une considération purement technique et fonctionnelle. Il en résulterait une absence de droit d’auteur sur les produits en cause. De plus, les fauteuils Alpha ayant fait l’objet d’un dépôt en tant que modèle français, cela mettrait en évidence le caractère technique et non esthétique des caractéristiques mises en avant au titre d’une originalité. A titre subsidiaire, le défendeur soutient que, quand bien même les fauteuils seraient originaux, leurs caractéristiques ne seraient pas reprises par les fauteuils litigieux, et donc la contrefaçon ne pourrait être caractérisée.
A titre infiniment subsidiaire, le défendeur prétend que la vente n’est pas un acte de contrefaçon, d’après les articles L. 122-4, L. 335-2 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle.

Appréciation du tribunal :

A titre liminaire, il convient de rappeler que la protection d’une oeuvre en tant que dessin et modèle n’est nullement un frein à sa protection sur le fondement du droit d’auteur, pourvu que les conditions de cette protection soient remplies. En effet, comme le rappelle la Cour de justice de l’Union européenne, la protection réservée aux dessins et modèles et celle assurée par le droit d’auteur ne sont pas exclusives l’une de l’autre (CJUE, 12 septembre 2019, C-683/17, Cofemel c. G-Star Raw, pt. 43).
Sur l’originalité des fauteuils

Conformément à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. L'article L.112-1 du même code précise que ce droit appartient à l'auteur de toute œuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination. Il en résulte que la protection d'une œuvre de l'esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable.
En l’espèce, les demanderesses mettent en avant que les choix faits par [H] [B] lors de la création du fauteuil Alpha visaient une pièce invitant à la convivialité, à l’intimé et à la douceur. Il est exact que l’assemblage de plusieurs éléments d’apparence arrondie, sans aucun élément de forme raide ou abrupte, donne une impression visuelle de moelleux et de douceur. De plus, la structure du fauteuil, avec un pied de faible hauteur, qui est plus petit que l’assise et qui n’est donc plus visible lorsque le fauteuil est installé, donne l’illusion que le fauteuil flotte au-dessus du sol sur lequel il repose, qu’il est léger. La combinaison de l’ensemble de ces éléments donne un esthétisme particulier au fauteuil en cause, qui atteste d’un réel effort créatif de la part de [H] [B] au moment de la création du premier fauteuil Alpha. Ce fauteuil, à la simplicité apparente, porte l’empreinte de la personnalité de son auteur, ce que souligne par ailleurs la valeur reconnue aux oeuvres de celui-ci dans plusieurs expositions et ventes aux enchères, auprès de professionnels du secteur de l’art.
Il apparaît en l’état de ces éléments que l’originalité des fauteuils Alpha créés par [H] [B] est établie.
Sur la contrefaçon

Aux termes de l’article L. 121-1 alinéa 1er du code de la propriété intellectuelle, « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre ». Il résulte en outre des dispositions des articles L. 122-1 et L. 122-4 du même code, que le droit d’exploitation appartenant à l’auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction, et que toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants-droit ou ayants-cause est illicite.
Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. La contrefaçon d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur, qui n’implique pas l’existence d’un risque de confusion, consiste dans la reprise de ses caractéristiques identifiées comme constitutives de son originalité.
La contrefaçon s’apprécie selon les ressemblances et non d’après les différences. Elle ne peut toutefois être retenue lorsque les ressemblances relèvent de la reprise d’un genre et non de la reproduction de caractéristiques spécifiques de l’oeuvre première.
De plus, l’article L. 122-2 du code de la propriété intellectuelle précise que la représentation consiste en la communication de l’oeuvre au public par un procédé quelconque, sans que la liste des procédés qu’elle cite soit exhaustive. L’action de poster des photos d’oeuvres contrefaisantes sur les réseaux constituent des communication d’oeuvre au public et donc des représentations au sens de ce texte.
L’article 4 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information dispose que “les Etats membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l’original de leurs oeuvres ou de copies de celles-ci”. A la lumière de cette directive, les droits de l’auteur emportent celui d’interdire l’offre à la vente de copies de son oeuvre.
En l’espèce, les fauteuils en cause sont tous deux de forme arrondie et présentent des coutures rayonnant à partir d’un même point placé au centre de la pièce pour s’éloigner symétriquement,vers l’extérieur et en suivant l’assise jusqu’au sol. De plus, les deux fauteuils ont un pied de faible hauteur qui n’est pas visible lorsque le fauteuil est posé au sol. Il en ressort une reprise des caractéristiques essentielles de l’oeuvre dans les fauteuils en cause. Au surplus, les fauteuils allégués de contrefaçon sont recouverts d’un tissu de même couleur et de même apparence que le fauteuil Alpha original.
En postant sur les réseaux sociaux des photos des fauteuils contrefaisant le fauteuil Alpha et en les proposant à la vente dans sa boutique, M. [O] a représenté des oeuvres contrefaisantes et donc commis des actes de contrefaçon portant atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur de la société [B] et aux droits moraux d’auteur de Mme [B].
Sur la réparation et le droit à l’information

Moyens des parties

Les demanderesses sollicitent que soit ordonné à M. [O] de produire les factures d’achat des fauteuils en cause. De plus, la société [B] demande 2 000 euros en réparation du préjudice matériel qu’elle aurait subi du fait de la contrefaçon et 20 000 euros en réparation du préjudice d’image engendré par la commercialisation des fauteuils litigieux. Mme [B] demande pour sa part la réparation de son préjudice matériel à hauteur de 1 800 euros et de son préjudice moral par la somme de 20 000 euros.
M. [O] demande le rejet de l’ensemble de ses demandes, ainsi que l’intervention forcée de son fournisseur, la société I.H.O.P en garantie.
Appréciation du tribunal

L'article L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :- Les conséquences économiques négatives de l'atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
- Le préjudice moral causé à cette dernière ;
- Et les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte aux droits.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée.

Ce texte doit être interprété à la lumière de la directive n°2002/48/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, en particulier, du considérant 26 selon lequel le montant des dommages-intérêts pourrait également être calculé, par exemple dans les cas où il est difficile de déterminer le montant du préjudice véritablement subi, à partir d'éléments tels que les redevances ou les droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit de propriété intellectuelle en question. Le but est non pas d'introduire une obligation de prévoir des dommages-intérêts punitifs, mais de permettre un dédommagement fondé sur une base objective tout en tenant compte des frais encourus par le titulaire du droit tels que les frais de recherche et d'identification.
L'article L. 331-1-4 du même code prévoit qu'en cas de condamnation civile pour contrefaçon, la juridiction peut ordonner, à la demande de la partie lésée, que les objets réalisés ou fabriqués portant atteinte à ces droits et les matériaux ou instruments ayant principalement servi à leur réalisation ou fabrication soient rappelés des circuits commerciaux, écartés définitivement de ces circuits, détruits ou confisqués au profit de la partie lésée. La juridiction peut aussi ordonner toute mesure appropriée de publicité du jugement, notamment son affichage ou sa publication intégrale ou par extraits dans les journaux ou sur les services de communication au public en ligne qu'elle désigne, selon les modalités qu'elle précise. Ces mesures sont ordonnées aux frais de l'auteur de l'atteinte aux droits.
Aux termes de l'article L. 331-1-2 dudit code, si la demande lui est faite, la juridiction saisie au fond ou en référé d'une procédure civile prévue aux livres Ier, II et III de la première partie peut ordonner, au besoin sous astreinte, afin de déterminer l'origine et les réseaux de distribution des marchandises et services qui portent prétendument atteinte aux droits du demandeur, la production de tous documents ou informations détenus par le défendeur ou par toute personne qui a été trouvée en possession de telles marchandises ou fournissant de tels services ou a été signalée comme intervenant dans la production, la fabrication ou la distribution de ces marchandises ou la fourniture de ces services. La production de documents ou d'informations peut être ordonnée s'il n'existe pas d'empêchement légitime.
Il résulte de ces dispositions que la juridiction saisie au fond d'une action en contrefaçon peut, au terme d'une procédure contradictoire, ordonner au défendeur de produire des informations et éléments, de nature commerciale ou comptable, susceptibles de permettre au titulaire du droit d'auteur, qui a rapporté par ailleurs la preuve de la contrefaçon alléguée, de déterminer l'origine et l'étendue de la contrefaçon et de parfaire ses demandes.
Au soutien de leurs demandes de réparation des préjudices matériels subis par la société [B] et Mme [B], les demanderesses produisent deux factures de fauteuils Alpha vendus aux prix de 12.000 euros d’une part (pièce [B] n°19-1) et de 11.000 euros d’autre part (pièce [B] n°19-2), avant réduction éventuelle. La société [B] ne demande que 2 000 euros au titre de son préjudice matériel, car elle soustrait du prix de vente les frais de production et de promotion associés à la vente d’un produit. En l’état de ces éléments de fait et de preuve, non utilement contredits par le défendeur, il convient de fixer le préjudice matériel subi par la société [B] à la somme de 1.500 euros.
S’agissant du préjudice matériel allégué par Mme [B], en application de l’article 7 « Royalties » du contrat de licence liant la société [B] et Mme [B] et qui stipule que celle-ci recevra « sous forme de royalties et sur une base semestrielle, une redevance proportionnelle d’un montant égal à 10% assises sur le chiffre d’affaires HT encaissé par la société [B] résultant de la vente des modèles (sous déduction des frais/coûts afférents à leur emballage le cas échéant et aux éventuelles commissions de vente) », il convient d’évaluer son préjudice à 10% du prix de vente moyen d’un fauteuil, soit, ainsi que l’évalue Mme [B], à 900 euros par fauteuil. Son préjudice matériel sera donc réparé à hauteur de 1.800 euros.
La vente des fauteuils litigieux par un spécialiste revendiqué et reconnu du mobilier design, entraîne une banalisation des oeuvres de [H] [B] qui entraîne un préjudice moral pour la société [B] qu’il convient de réparer à hauteur de 5.000 euros, ainsi que pour Mme [B] qui sera indemnisé à concurrence de la somme de 3.000 euros.
Concernant la demande de transmission des factures d’achat des fauteuils litigieux, le défendeur a d’ores et déjà fourni aux demanderesses le nom de son fournisseur. Les autres éléments présents sur les factures, tels que le prix d’achat ou les adresses d’expédition et de livraison, sont sans incidence sur la réparation du préjudice subi. La demande sera donc rejetée.
Sur la demande de M. [O] en intervention forcée de la société IHOP

Selon l’article 331 du code de procédure civile, un tiers peut être mis en cause aux fins de condamnation par toute partie qui est en droit d'agir contre lui à titre principal, ainsi que par la partie qui y a intérêt afin de lui rendre commun le jugement. Le tiers doit être appelé en temps utile pour faire valoir sa défense. Il en résulte que le tiers assigné en déclaration de jugement commun doit être appelé en la cause pour faire valoir sa défense avant que ne soit intervenu le jugement tranchant le principal.
En application de ces dispositions, il appartenait à M. [O] d’assigner la société I.H.O.P en intervention forcée dans le présent litige, et ce en temps utile afin que son fournisseur puisse se défendre. Il sera débouté de ce chef de demande.
Sur la demande pour procédure abusive et amende civile

Le droit d’agir en justice ne peut dégénérer en abus ouvrant droit à des dommages et intérêts que si le demandeur à l'action établit une faute caractérisée.Selon l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 € sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.

En l'espèce, M. [O] ne saurait reprocher aux parties demanderesses, en raison du succès de leurs prétentions, un abus de leur droit d’agir en justice. Il ne rapporte pas davantage la preuve d’un préjudice causé par leur comportement, qui serait distinct de sa demande en frais de procédure exposés pour faire valoir ses droits, dont il demande par ailleurs une indemnisation au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conséquent, la demande de M. [O] de dommages et intérêts et d’une amende civile pour procédure abusive sera rejetée.

Sur les autres mesures

Il sera fait droit à la demande de publication du présent jugement selon les modalités précisées au dispositif de la présente décision.
Partie perdante au sens de l’article 696 du code de procédure civile, M. [O] sera condamné aux entiers dépens, ainsi qu’à payer à Mme [B] et à la société [B] la somme de 5.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile. M. [O] sera débouté de sa demande formée sur ce même fondement.
Le tribunal rappelle que l’exécution provisoire de la présente décision est de droit.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par décision contradictoire rendue en premier ressort,

- REJETTE les fins de non recevoir tirées d’un prétendu défaut de qualité à agir de la société [B], [B] & [B] et de Mme [J] [B] soulevées par M. [C] [O] ;

- DÉBOUTE M. [C] [O] de sa demande en production de l’acte transactionnel du 30 août 2018;

- CONDAMNE M. [C] [O] à verser 1.500 euros à la société [B], [B] & [B] en réparation du préjudice matériel subi en raison des actes de contrefaçon de droit d’auteur commis à son encontre ;

- CONDAMNE M. [C] [O] à verser 1.800 euros à Mme [J] [B] en réparation du préjudice matériel subi en raison des actes de contrefaçon de droit d’auteur commis à son encontre ;

- CONDAMNE M. [C] [O] à verser 5.000 euros à la société [B], [B] & [B] en réparation du préjudice moral subi ;

- CONDAMNE M. [C] [O] à verser 3.000 euros à Mme [J] [B] en réparation du préjudice moral subi ;

- REJETTE la demande de transmission de documents formulée par la société [B], [B] & [B] et Mme [J] [B] ;

- DÉBOUTE M. [C] [O] de sa demande en intervention forcée ;

- DÉBOUTE M. [C] [O] de sa demande indemnitaire et d’une amende civile au titre de la procédure abusive ;

- ORDONNE la publication du dispositif de la présente décision dans deux revues au choix de la société [B], [B] & [B] et de Mme [J] [B], aux frais de M. [C] [O] dans la limite de 2.000 euros ;

- CONDAMNE M. [C] [O] à payer à la société [B], [B] & [B] et à Mme [J] [B] la somme de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

- DÉBOUTE M. [C] [O] de sa demande d’une indemnité fondée sur l’article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNE M. [C] [O] aux entiers dépens ;

- RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit par provision.

Fait et jugé à Paris le 14 mars 2024

LA GREFFIÈRE LA PRESIDENTE
Caroline REBOULAnne-Claire LE BRAS


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 1ère section
Numéro d'arrêt : 22/15098
Date de la décision : 14/03/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 28/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-03-14;22.15098 ?
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