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01/12/2023 | FRANCE | N°21/10657

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Ct0196, 01 décembre 2023, 21/10657


TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS




3ème chambre
2ème section




No RG 21/10657
No Portalis 352J-W-B7F-CVBWH


No MINUTE :




Assignation du :
11 Juin 2021






















JUGEMENT
rendu le 01 Décembre 2023
DEMANDERESSES


S.A.S. NOIR
[Adresse 11]
[Localité 9]


représentée par Maître Yann GASNIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0470


DÉFENDERESSES


Société [F] SPA
[Adresse 6]
[L

ocalité 4] (ITALIE)


Société [F] SA
[Adresse 5]
[Localité 2] (LUXEMBOURG)


S.A.S.U [F] RETAIL FRANCE
[Adresse 3]
[Localité 8]


représentée par Maître Pascal BECKER de la SELARL ipSO, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #L0052


INTERVENANTE...

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 21/10657
No Portalis 352J-W-B7F-CVBWH

No MINUTE :

Assignation du :
11 Juin 2021

JUGEMENT
rendu le 01 Décembre 2023
DEMANDERESSES

S.A.S. NOIR
[Adresse 11]
[Localité 9]

représentée par Maître Yann GASNIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0470

DÉFENDERESSES

Société [F] SPA
[Adresse 6]
[Localité 4] (ITALIE)

Société [F] SA
[Adresse 5]
[Localité 2] (LUXEMBOURG)

S.A.S.U [F] RETAIL FRANCE
[Adresse 3]
[Localité 8]

représentée par Maître Pascal BECKER de la SELARL ipSO, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #L0052

INTERVENANTE VOLONTAIRE

S.A.S.U. FR STUDIO
[Adresse 7]
[Localité 10]

Copies délivrées le :
- Maître GASNIER #C470 (ccc)
- Maître BECKER #L52 (exécutoire)représentée par Maître Yann GASNIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0470COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l'audience du 29 Septembre 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l'audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 01 Décembre 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise àd isposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1. La société Noir est une société créée par M. [H] [Y] en 2014 qui conçoit et réalise des campagnes publicitaires. Elle expose avoir répondu à un appel d'offres de la société [S] [I], en octobre 2018, avec un projet créatif élaboré avec la société Fr Studio et déposé par celle-ci sous enveloppe Soleau auprès de l'INPI le 28 août 2018.

2. Ce projet comportait un dossier de 38 pages reposant sur "les 4 lettres iconiques du nom [I] déclinées dans un manifeste sous forme d'acrostiches" lues verticalement "comme langage poétique, ludique, simple et visuel à échanger sous le hashtag #[012]iku", en français (Demain Imagine On Rêve) et en anglais (Dream Is Our Religion) comme dans les exemples ci-dessous.

Il n'a pas été retenu.

3. La société Noir a fait constater par huissier de justice des images de la campagne publicitaire en ligne de [F] "Resort 2020" le 23 avril 2020 et des images du compte Instagram [Courriel 1]; le 19 mai 2020, faisant apparaître des pages du type suivant.

4. Estimant que cette campagne reprenait "l'idée maîtresse et originale", la même déclinaison multimédia, la même stratégie créative et la même utilisation de célébrités du monde de la culture que son projet de campagne pour la maison [I], par lettre recommandée avec accusé de réception du 8 juin 2020, la société Noir a mis en demeure la société [F] spa de cesser cet usage comme contrefaisant son projet précité et de l'indemniser des conséquences dommageables.
En réponse, le conseil de la société [F] spa a soulevé plusieurs objections parmi lesquelles la preuve de l'exploitation non équivoque dudit projet avant même l'examen d'une prétendue contrefaçon.

5. Par actes des 11, 14 et16 juin 2021, la société Noir a assigné les sociétés [F] Spa, [F] SA et [F] retail France devant le tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de ses droits d'auteur.

6. Par ordonnance du 13 mai 2022, le juge de la mise en état a constaté l'intervention volontaire de la société Fr Studio, désigné un huissier de justice afin de constater le contenu de l'enveloppe Soleau électronique précitée et d'en dresser procès-verbal et ordonné la production de celui-ci aux débats.

7. Dans ses dernières conclusions du 23 novembre 2022, la société Noir demande au tribunal de
-faire interdiction aux défenderesses de poursuivre la publication de la campagne [F] Acronyms sur tous leurs sites, sous astreinte,
- ordonner la publication de la décision à intervenir,
- condamner in solidum les défenderesses à lui payer la somme de 2.500.000 euros à titre de dommages et intérêts,
- les condamner aux dépens et à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

8. La société Noir soutient avoir qualité à agir en qualité d'auteure du projet déposé à l'INPI sous enveloppe Soleau par la société Fr Studio, qui lui a cédé ses droits, et en ce qu'elle a divulgué la campagne [I] sous son nom et explique diriger son action contre la société [F] Spa en qualité de propriétaire de la marque sous laquelle la campagne litigieuse a été diffusée, contre la société [F] Spa en tant que propriétaire des sites internet sur lesquels elle est diffusée et contre la société [F] Retail France comme la filiale française du groupe.

9. Elle revendique la protection par le droit d'auteur de son projet de campagne publicitaire, tel que déposé à l'INPI, dont l'originalité est constituée par "la conjugaison de l'acrostiche, des thèmes abordés de leur mise en forme originale et des moyens de communication mis en oeuvre" et l'impression d'ensemble qui s'en dégage.

10. La campagne [F] a, selon elle, copié les éléments les plus révélateurs de sa création :
- le positionnement vertical des lettres de la marque en acrostiche à gauche du visuel représentant un mannequin ou un artiste illustrant le thème de l'acrostiche,
- les thèmes du rêve, du rythme, du rock et de la romance,
- la création d'un hashtag pourla création d'acrostiches,
de sorte que la contrefaçon est caractérisée.
Aux objections des défenderesses, elle oppose que :
- la prétendue antériorité (Acne) est un projet non fini, non signé et non divulgué dont l'authenticité et la date ne sont pas garanties,
- la campagne [F] ne fonctionne pas sur un concept d'acronyme mais bien d'acrostiche (entendu comme une poème ou une strophe où les initiales de chaque vers composent un nom ou un mot-clef) permettant de créer un langage à partir des lettres de la marque.

11. S'agissant du préjudice, elle fait valoir que l'exploitation de son projet pour une autre campagne publicitaire lui aurait procuré un gain de 2.100.000 euros (remboursement du coût de la conception de 850.000 euros, rémunération de la réalisation de la campagne de 500.000 euros et de sa production de 750.000) outre le préjudice lié à l'utilisation du concept mal compris et mal traité pour une seule saison alors qu'il était pensé sur la durée et à l'impossibilité de l'exploiter dorénavant.

12. Dans leurs dernières conclusions signifiées le 16 décembre 2022, les sociétés [F] Spa, [F] SA et [F] Retail France demandent au tribunal de débouter la société Noir de ses demandes et de la condamner aux dépens et à leur payer, ensemble, la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

13. Elles indiquent n'avoir jamais eu connaissance du projet de la société Fr Studio et que M. [R] [W] a conçu la campagne de publicité de la marque [F] diffusée en 2020 et 2021, décrite dans un document du 3 mai 2019, basée sur le concept de fragmentation et dans laquelle les lettres du nom [F] sont placées verticalement comme s'il s'agissait d'un acronyme. Elles précisent que M. [W] avait, déjà en avril 2012, usé d'un procédé proche de celui invoqué par la demanderesse pour une campagne pour une société Acne dans laquelle les lettres de la marque étaient disloquées en acronymes, en caractères majuscules, à la verticale et à gauche des supports publicitaires, décliné avec différents mots comme dans les exemples suivants (un constat par huissier de justice du 7 octobre 2022 attestent qu'ils figurent dans un document pdf créé le 2 mai 2012).

14. Elles font valoir que les titulaires des droits d'auteur invoqués sur le projet tel que déposé dans l'enveloppe Soleau ne sont pas clairement identifiés et le projet ne peut être une oeuvre de collaboration, ayant eu lieu entre deux personnes morales, et s'analyse en une oeuvre de commande et que les pièces versées sont souvent non datées, certaines n'ayant aucun lien entre elles, de sorte qu'elle ne permettent pas d'établir une date de divulgation de l'oeuvre prétendue.

15. Sur le fond, elles dénient l'originalité du projet de la société Noir en ce que l'emploi d'acronymes construits à partir de la marque était déjà pratiqué par M. [W] en 2012 et que les thèmes du rêve, de la romance, du rythme ou du rock sont communs dans la publicité de mode.

16. A titre subsidiaire, elles contestent la contrefaçon en ce que le procédé des acronymes, utilisé dans la campagne [F] est distinct de celui des acrostiches, eux-mêmes antériorisés dès 2012.
255 acronymes ont été établis, dont seulement 12 reprennent les thèmes revendiqués par les demanderesses (rythm, rock, romance, dream, rêve) traités d'une toute autre manière et les ressemblances alléguées sont inexistantes à l'examen.
La déclinaison multimédia ne donne pas prise au droit d'auteur et a toujours été pratiquée par M. [W].

17. Enfin, elles soulignent que le fait générateur du préjudice exorbitant allégué par la société Noir (l'économie d'un travail créatif important) n'est pas démontré, les réalisations de la campagne [F] étant le produit d'un processus créatif propre.

18. La société Fr Studio est intervenue volontairement à l'instance mais n'a pas conclu.

19. L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 janvier 2023.

MOTIVATION

20. L'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création et dès lors qu'elle est originale, d'un droit de propriété incorporelle exclusif comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.
La propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés (1re Civ., 29 novembre 2005, pourvoi no 04-12.721, Bull. 2005, I, no 458).
L' article L. 111-2 du code de la propriété intellectuelle dispose que "l'oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur ".

21. Il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. En effet, seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les choix arbitraires et créatifs traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.
La reconnaissance de la protection par le droit d'auteur ne repose donc pas sur un examen de l'oeuvre invoquée par référence aux antériorités produites, même si celles-ci peuvent contribuer à l'appréciation de la recherche créative.
L'originalité de l'oeuvre peut résulter du choix des couleurs, des dessins, des formes, des matières ou des ornements mais également, de la combinaison originale d'éléments connus.

22. Le projet contenu dans l'enveloppe Soleau le 28 août 2018 est composé de 36 pages dont 9 expliquent l'inspiration du récit que la campagne illustre et 27 sont ces illustrations construites selon une structure identique : une page de gauche comportant un slogan en forme d'acrostiche sur le mot [I] (Dream Is Our Rock/river/rifle/rose/rhapsody/rage/revolution/ride/romance) et une page de droite comportant des photographies de mannequins dans des costumes et décors très particuliers ( les exemples produits au point 2 en sont extraits) .

23. La société Noir revendique en réalité la protection par le droit d'auteur de quatre livrets (ses pièces 8 à 11) développant ces éléments tout son projet de campagne de 2018, dont l'originalité est constituée par "la conjugaison de l'acrostiche, des thèmes abordés, de leur mise en forme originale et des moyens de communication mis en oeuvre" et l'impression d'ensemble qui s'en dégage.

24. La diffusion sur plusieurs media différents ne constitue pas une oeuvre de l'esprit mais un procédé publicitaire, ne pouvant accéder à la protection par le droit d'auteur, quand bien même il serait innovant comme, ici, la création de hashtags particuliers pour permettre au public d'imaginer et publier des acrostiches.

25. Les thèmes retenus du rêve, de la romance, du rythme ou du rocher ne sont pas en eux-mêmes protégeables, seule la forme sensible des créations les illustrant pouvant l'être.

26. De la même façon, l'usage de l'acrostiche comme fil conducteur d'un récit publicitaire (ainsi décrit par la société Noir : "ce concept de campagne, particulièrement élaboré en ce qu'elle ne se limitait pas à de simples visuels, avait vocation à constituer un langage pour susciter une communication codifiée, libre et ouverte sur les réseaux sociaux") reste précisément un concept qui n'est pas protégeable par le droit d'auteur.

27. En revanche, la présentation verticale, en acrostiche, des lettres de la marque à gauche d'une photographie l'illustrant est une idée qui a pris la forme concrète suffisamment précise d'une maquette commune à plus de vingt illustrations du dossier du projet déposé sous enveloppe Soleau, telles que celles représentées à titre d'exemples au point 2 supra.

28. S'agissant de l'originalité de cette forme, la société Noir invoque la présentation verticale de l'acrostiche, à gauche de la photographie, les deux "s'inscrivant en miroir de façon constante marquant un signe de reconnaissance".

29. L'acrostiche est une figure de style, un jeu littéraire, très ancien et bien connu et la société Noir ne revendique pas l'originalité de ceux proposés dans son projet de campagne "Dream is our religion" (ou rhapsody, river, rock, rythm, etc). Le principe même de l'acrostiche est la présentation d'initiales à la verticale, et nécessairement à gauche, le sens de lecture des langues en alphabet romain étant de gauche à droite de sorte que cette présentation est inhérente au procédé.
La juxtaposition d'un slogan et d'une photographie l'illustrant sur deux pages en vis-à-vis est également très courant et connu dans la communication publicitaire.

30. De même, la combinaison d'un slogan sous forme d'acrostiche et d'une photographie sur la page accolée ne produit aucun effet particulier témoignant de choix arbitraires et créatifs.
Les défenderesses démontrent d'ailleurs qu'il n'était pas inédit en publicité de pratiquer l'acrostiche, ainsi qu'il ressort de leur pièce no31, partiellement reproduite au point 13 supra.

31. La société Noir ne caractérise donc pas l'originalité de l'oeuvre ayant pris une forme concrète précise.

32. Il y a donc lieu de rejeter l'ensemble de ses demandes, toutes fondées sur la contrefaçon de droit d'auteur.

33. La société Noir, qui succombe, est condamnée aux dépens de l'instance.
L'équité justifie de la condamner à payer aux défenderesses, ensemble, la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Déboute la société Noir de l'ensemble de ses demandes ;

Condamne la société Noir aux dépens de l'instance ;

Condamne la société Noir à payer aux sociétés [F] Spa, [F] SA et [F] retail France, ensemble, la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 01 Décembre 2023

Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 21/10657
Date de la décision : 01/12/2023

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 05/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire.paris;arret;2023-12-01;21.10657 ?
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