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25/10/2023 | FRANCE | N°21/09097

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Ct0196, 25 octobre 2023, 21/09097


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS




3ème chambre
3ème section




No RG 21/09097 -
No Portalis 352J-W-B7F-CUYGK


No MINUTE :




Assignation du :
30 juin 2021
























JUGEMENT
rendu le 25 Octobre 2023
DEMANDEURS


S.C. RUBEMPRÉ
[Adresse 1]
[Localité 4]


Monsieur [U] [D]
Domicilié chez son avocat Maître Arnaud LACROIX DE CARIES DE SENILHES
[Adresse 3]
[Localité 6]


représent

és par Maître Arnaud LACROIX DE CARIES DE SENILHES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2338






DÉFENDERESSE


S.A. ÉDITIONS ALBIN MICHEL
[Adresse 2]
[Localité 5]


représentée par Maître Christophe BIGOT de L'AARPI BAUER BIGOT & ASSOCIES, ...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
3ème section

No RG 21/09097 -
No Portalis 352J-W-B7F-CUYGK

No MINUTE :

Assignation du :
30 juin 2021

JUGEMENT
rendu le 25 Octobre 2023
DEMANDEURS

S.C. RUBEMPRÉ
[Adresse 1]
[Localité 4]

Monsieur [U] [D]
Domicilié chez son avocat Maître Arnaud LACROIX DE CARIES DE SENILHES
[Adresse 3]
[Localité 6]

représentés par Maître Arnaud LACROIX DE CARIES DE SENILHES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2338

DÉFENDERESSE

S.A. ÉDITIONS ALBIN MICHEL
[Adresse 2]
[Localité 5]

représentée par Maître Christophe BIGOT de L'AARPI BAUER BIGOT & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #W0010

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Jean-Christophe GAYET, premier vice-président adjoint
Irène BENAC, vice-présidente
Linda BOUDOUR, juge

assistés de Lorine MILLE, greffière

DEBATS

A l'audience du 31 mai 2023 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 25 octobre 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1. Monsieur [U] [D] se présente comme un journaliste politique, écrivain, essayiste et chroniqueur français.

2. Il a fondé la société civile Rubempré, devenue ensuite société à responsabilité limitée (ci-après SARL), immatriculée au registre du commerce et des sociétés (RCS) de Paris le 18 septembre 2008, qui indique avoir notamment pour activité la production de manuscrits.

3. La société anonyme Éditions Albin Michel (ci-après la SA Éditions Albin Michel), immatriculée au RCS de Paris le 6 août 1982, se présente comme une société d'édition fondée en 1902 ayant publié plusieurs livres de M. [D].

4. Le 4 mai 2015, la SARL Rubempré et la SA Éditions Albin Michel ont conclu un contrat aux termes duquel la première a cédé à la seconde le droit d'imprimer, reproduire, publier et exploiter un ouvrage à paraître de M. [D].

5. En contrepartie, la SA Éditions Albin Michel s'est engagée à verser un à-valoir de 100 000 euros sur les pourcentages dus à l'auteur et, à titre d'avance, elle a versé 30 000 euros à la société Rubempré. Elle a également versé 10 000 euros à M. [H] [P] pour qu'il assiste M. [D] dans la rédaction de son ouvrage.

6. Aux termes d'échanges sur la qualification et le contenu desquels les parties sont en désaccord, par courrier du 22 juin 2021 adressé à M. [D], la SA Éditions Albin Michel lui a indiqué renoncer à publier l'ouvrage objet du contrat du 4 mai 2015.

7. Par acte d'huissier du 30 juin 2021, M. [D] et la SARL Rubempré ont fait assigner la SA Éditions Albin Michel devant ce tribunal en paiement de dommages-intérêts.

8. Par conclusions d'incident du 20 octobre 2021, la SA Éditions Albin Michel a demandé au juge de la mise en état d'ordonner aux demandeurs la communication de diverses pièces. Par ordonnance du 25 janvier 2022, ce juge a rejeté ces demandes, a réservé les dépens et dit n'y avoir lieu à appliquer l'article 700 du code de procédure civile.

9. L'instruction a été close par ordonnance du 22 septembre 2022 et l'affaire fixée à l'audience du 31 mai 2023 pour être plaidée.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

10. Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 21 septembre 2022, Monsieur [U] [D] et la SARL Rubempré ont demandé au tribunal de :
- dire et juger que la résiliation du contrat du 4 mai 2015 par la SA Éditions Albin Michel est abusive ;
- condamner la SA Éditions Albin Michel à verser à M. [U] [D] :
200 000 euros pour atteinte au droit moral de l'auteur ;
500 000 euros au titre du préjudice moral
- condamner la SA Éditions Albin Michel à verser à la SARL Rubempré
3 000 000 d'euros à titre de dommages et intérêts ;
70 000 euros au titre du minimum garanti prévu au contrat du 4 mai 2015 ;
- débouter la SA Éditions Albin Michel de l'ensemble de ses demandes reconventionnelles, à savoir le remboursement des avances perçues par la SARL Rubempré et par M. [H] [P], la demande de condamnation pour procédure abusive et la demande de paiement de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
- condamner la SA Éditions Albin Michel à verser en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile :
50 000 euros à la SARL Rubempré ;
50 000 euros à M. [U] [D] ;
- condamner la SA Éditions Albin Michel aux entiers dépens.

11. Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 2 septembre 2022, la SA Éditions Albin Michel a conclu à :
- débouter les demandeurs de l'intégralité de leurs demandes ;
- les déclarer recevables et bien fondées en leurs demandes reconventionnelles ;
En conséquence :
- condamner in solidum la SARL Rubempré et M. [D] à lui payer une indemnité de 100 000 euros en indemnisation du préjudice moral subi à la suite de la campagne de discrédit lancée contre elles ;
- condamner la SARL Rubempré à lui rembourser :
le montant de 30 000 euros réglé à titre d'à-valoir à la signature du contrat en date du 4 mai 2015 ;
le montant de 10 000 euros réglé à titre d'à-valoir à M. [H] [P] ;
- condamner in solidum la SARL Rubempré et M. [D] à lui payer:
50 000 euros pour procédure abusive ;
30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile;
- condamner la SARL Rubempré et M. [D] en tous les frais et dépens de l'instance ;
- ordonner en tant que de besoin l'exécution provisoire du jugement à intervenir du chef des condamnations prononcées à titre reconventionnel et constater que rien ne s'y oppose.

MOTIVATION

I - Sur la qualification du contrat et ses conséquences

Moyens des parties

12. La SARL Rubempré et M. [D] soutiennent que le contrat conclu avec la défenderesse le 4 mai 2015 est un contrat d'édition dont elle déduit une obligation de résultat de publication et de diffusion de l'oeuvre objet du contrat, que ce contrat soit soumis aux dispositions spécifiques du code de la propriété intellectuelle ou celles, générales, du code civil. Ils ajoutent que la clause de résiliation invoquée en défense est purement potestative et, comme telle, doit être réputée non écrite, outre qu'elle n'a pas été invoquée dans la lettre du 22 juin 2021 portant résiliation unilatérale du contrat par la défenderesse. Ils contestent toute résiliation amiable, les échanges ayant eu lieu en amont de la résiliation unilatérale ne traduisant, selon eux, que leur préoccupation à retrouver la disponibilité de leurs droits d'auteur sur l'oeuvre objet du contrat, tout accord de ce type ne pouvant faire l'objet que d'un avenant écrit au contrat. Ils considèrent que le contrat ne pouvait pas être résilié au motif que la date de remise du manuscrit était dépassée, cet argument n'ayant jamais été invoqué auparavant, notamment pas dans la lettre de résiliation du 22 juin 2021, et les parties étant d'accord pour accorder un délai pour cette remise compte tenu des deux autres ouvrages publiés en 2016 et 2018, soit postérieurement au contrat, et de la remise d'ébauches courant 2021.

13. La SA Éditions Albin Michel oppose que le contrat du 4 mai 2015 étant conclu avec la société civile Rubempré, il ne saurait constituer un contrat d'édition, mais s'analyse en un contrat de cession de contrat d'édition, initialement conclu entre M. [D] et la société civile qu'il dirige, en sorte qu'elle-même n'a contracté aucune obligation directe envers l'auteur. Elle expose qu'un accord entre les parties est intervenu pour mettre un terme au contrat à la suite de leurs échanges informels entre le 11 et le 22 juin 2021, l'ensemble ayant été formalisé dans le courrier adressé le 22 juin 2021 à la demande de M. [D].

14. Elle invoque, à titre subsidiaire, qu'aucun manuscrit n'ayant été remis à l'échéance prévue au contrat et aucun accord pour un report de cette remise n'étant intervenu, lequel supposait un avenant écrit au contrat, elle est légitime à en évoquer la résiliation aux torts de son cocontractant. Elle précise qu'aucun manuscrit non finalisé n'a été remis et qu'elle pouvait contractuellement renoncer à l'édition du manuscrit.

15. Elle avance, à titre plus subsidiaire, que l'article 1.4 du contrat, qualifié en demande de clause purement potestative, mais dont l'annulation n'est pas sollicitée pour être, selon elle, prescrite, est inapplicable faute de remise de tout manuscrit définitif correspondant à l'objet du contrat. Elle tire du défaut de demande d'annulation de cette clause qu'elle demeure la loi des parties et, compte tenu que la somme de 30 000 euros a été laissée à la société Rubempré, elle conduit au rejet des demandes.

Réponse du tribunal

16. Aux termes de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable au contrat du 4 mai 2015, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.
Elles doivent être exécutées de bonne foi.

17. L'article L.132-1 du code de la propriété intellectuelle définit le contrat d'édition comme le contrat par lequel l'auteur d'une oeuvre de l'esprit ou ses ayants droit cèdent à des conditions déterminées à une personne appelée éditeur le droit de fabriquer ou de faire fabriquer en nombre des exemplaires de l'oeuvre ou de la réaliser ou faire réaliser sous une forme numérique, à charge pour elle d'en assurer la publication et la diffusion.

18. Conformément à l'article L.132-9 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur doit mettre l'éditeur en mesure de fabriquer et de diffuser les exemplaires de l'oeuvre ou de réaliser l'oeuvre sous une forme numérique.
Il doit remettre à l'éditeur, dans le délai prévu au contrat, l'objet de l'édition en une forme qui permette la fabrication ou la réalisation de l'oeuvre sous une forme numérique.
Sauf convention contraire ou impossibilités d'ordre technique, l'objet de l'édition fournie par l'auteur reste la propriété de celui-ci. L'éditeur en est responsable pendant le délai d'un an après l'achèvement de la fabrication ou de la réalisation sous une forme numérique.

19. Au cas présent, il ressort du contrat du 4 mai 2015 qu'il a été conclu entre la société Rubempré et la SA Éditions Albin Michel et stipule que "Monsieur [U] [D], ci-après dénommé l'auteur, a cédé l'ensemble de ses droits de propriété intellectuelle portant sur l'oeuvre objet des présentes à la société Rubempré (...)" puis que cette société "cède à titre exclusif à l'éditeur (...) les droits de reproduction et de représentation [qu'elle] possède au titre du contrat de cession des droits patrimoniaux de l'auteur et portant sur l'ouvrage qui a pour titre provisoire ou définitif ces traîtres qui ont défait la France"(pièce des demandeurs no4).

20. Ce contrat stipule ensuite :
- en son article 1 des conditions particulières que la société Rubempré s'engage à remettre à la SA Éditions Albin Michel "au plus tard en juillet 2019, le manuscrit de l'auteur, à savoir son texte définitif c'est-à-dire revu et prêt pour impression et complet (...)" ;
- en son article 1.4 des conditions générales "obligations et engagements de l'éditeur. De son côté, l'éditeur s'engage à assurer, à ses frais, risques et périls, (...) la publication de l'oeuvre telle qu'acceptée par lui, et s'emploiera à lui procurer, par une diffusion dans le public et auprès des tiers susceptibles d'être intéressés, les conditions favorables à son exploitation.
En cas de défaut de publication, le cédant soit conservera les sommes qui lui ont été versées par l'éditeur en à-valoir sur les droits d'auteur relatifs à l'exploitation de l'oeuvre, soit percevra une indemnité forfaitaire et définitive dont le montant est dans ce cas précisé aux conditions particulières.
Le contrat sera alors résilié sans autre indemnité, ce que le cédant accepte" ;
- en son article 2.1 des conditions générales "le cédant [i.e. la société Rubempré] s'engage à remettre à l'éditeur, s'il ne l'a déjà fait, le manuscrit de l'auteur définitif et complet tel que défini à l'article 1 des conditions particulières qui précise également le délai et la forme de la remise (...)
Si le cédant ne remet pas la version définitive et complète du manuscrit de l'auteur à la date prévue et dans les formes convenues à l'article 1 des conditions particulières, l'éditeur pourra soit résilier le contrat aux torts du cédant, soit lui accorder, le cas échéant, un délai supplémentaire.
En cas de résiliation, le cédant devra restituer à l'éditeur toutes les sommes qui lui auront été versées au titre d'avances sur droits, frais de recherche et de documentation, etc.
Si l'éditeur et le cédant ne parviennent pas à se mettre d'accord sur un manuscrit définitif prêt pour la publication, l'éditeur informera au cédant qu'il renonce à l'édition du manuscrit et le cédant conservera le bénéfice de toutes sommes perçues par lui sauf si le cédant exploite directement ou par l'intermédiaire d'un tiers le résultat de ses travaux, auquel cas il s'engage à rembourser à l'éditeur la rémunération perçue (...)" ;
- en son article 10 des conditions générales "l'éditeur s'engage à publier l'oeuvre, dans les conditions prévues au présent contrat.
À cet effet, il est convenu que l'oeuvre devra être publiée dans un délai de dix-huit mois à compter de l'acceptation par l'éditeur du manuscrit définitif et complet, tel que défini à l'article 1 des conditions particulières, sauf retard imputable au cédant (...)".

21. Ce contrat a fait l'objet de deux avenants des 16 novembre 2015, pour modifier les articles 2.1 et 5.1 des conditions générales et 30 novembre 2016 pour modifier le titre de l'oeuvre à remettre (pièces des demandeurs no5 et 6).

22. S'agissant d'un accord entre les parties sur la rupture du contrat du 4 mai 2015, la SA Éditions Albin Michel verse au soutien de ses allégations des échanges de messages téléphoniques (SMS), confirmant une entrevue le 11 juin 2021 entre M. [D] et le président de son directoire, puis une conversation téléphonique entre eux le 21 juin suivant. Le lendemain, la secrétaire générale de la SA Éditions Albin Michel a pris contact avec M. [D] lui demandant si elle devait lui adresser un courrier par courriel ou par la poste ; M. [D] a répondu le même jour : "comme convenu avec (...) je vous remercie de me l'adresser plutôt par voie postale (...) (pièce de la défenderesse no10).

23. Toutefois cette pièce ne permet pas à elle seule d'établir le prétendu accord amiable des parties de mettre un terme au contrat du 4 mai 2015. Il ressort, en effet, des termes des messages échangés que l'accord de M. [D] porte sur l'envoi par la SA Éditions Albin Michel d'un courrier, le message de M. [D] du 22 juin 2021 ne pouvant se lire que comme une réponse à la demande de la secrétaire générale de la défenderesse.

24. Le 22 juin 2021, la SA Éditions Albin Michel a adressé à M. [D] un courrier mentionnant que : "pour faire suite avec vos échanges avec M. (...), je vous confirme que les Éditions Albin Michel renoncent à la publication de votre prochain ouvrage (...) Vous recouvrez donc vos droits d'édition pour ce texte visé par votre contrat du 4 mai 2015 (...)" (pièce des demandeurs no7).

25. La teneur de ce courrier corrobore l'absence d'accord entre les parties relativement à la rupture du contrat, dès lors que la SA Éditions Albin Michel y a confirmé renoncer unilatéralement à l'oeuvre objet du contrat du 4 mai 2015.

26. De même, l'absence d'avenant écrit au contrat du 4 mai 2015 étaye l'absence d'accord entre la société Rubempré et la SA Éditions Albin Michel pour mettre fin au contrat, alors que celui-ci avait fait l'objet de tels avenants par deux fois précédemment pour des modifications de moindre importance (pièce des demandeurs no5 et 6).

27. S'agissant d'un accord des parties pour reporter la date de remise du manuscrit à la rentrée littéraire 2021, la société Rubempré et M. [D], sur lesquels pèsent la charge de cette preuve, ne produisent aucune pièce permettant de l'établir, alors que ce fait est contesté par la SA Éditions Albin Michel.

28. De même, si les demandeurs prétendent que des éléments du manuscrit ou des ébauches ont été transmises à l'éditeur au cours de l'année 2021, aucune pièce n'est produite à cette fin.

29. La circonstance que la SA Éditions Albin Michel a publié en 2018 un autre ouvrage de M. [D], dont il n'est pas soutenu qu'il soit celui objet du contrat, n'est pas plus de nature à démontrer cet accord pour le report du dépôt du manuscrit prévu en juillet 2019.

30. Il résulte de l'ensemble qu'en juin 2021, près de deux ans après le terme prévu au contrat du 4 mai 2015, la société Rubempré n'avait toujours pas remis à la SA Éditions Albin Michel de manuscrit "définitif c'est-à-dire revu et prêt pour impression et complet" de M. [D] ayant pour titre "l'histoire interdite", obligation essentielle et unique de cette société, de sorte que la SA Éditions Albin Michel était bien fondée à renoncer à l'exécution de ce contrat pour ce seul motif".

31. Il s'ensuit que, la société Rubempré et M. [D] ne sont pas fondés à invoquer une rupture abusive du contrat ou le manquement de la SA Éditions Albin Michel à l'une de ses obligations essentielles du contrat du 4 mai 2015 ou d'une quelconque faute délictuelle, au demeurant non caractérisée. Ils seront, par conséquent, déboutés de leurs demandes à ce titre.

II - Sur les demandes en paiement

Moyens des parties

32. La société Rubempré et M. [D] demandent le versement par la défenderesse du complément du minimum garanti prévu au contrat, cette somme étant due même à défaut de publication de l'ouvrage prévu au contrat et compte tenu que l'exception de non remise du manuscrit n'est pas applicable dans la mesure où la défenderesse a refusé le manuscrit. Ils ajoutent que cette somme n'a pas à se déduire des droits patrimoniaux perçus suite à la publication de l'ouvrage, cette publication étant étrangère à la défenderesse.

33. Aux demandes reconventionnelles de la défenderesse, ils objectent que le contrat étant résilié par la SA Éditions Albin Michel, la restitution des sommes versées par le passé est exclue, que la défenderesse ne peut pas invoquer l'article 2.1 du contrat, dès lors que la résiliation qu'elle a prononcée se fondait sur des motifs politiques et qu'elle a renoncé à l'à-valoir versé à la signature du contrat par leur courrier du 22 juin 2022 qui le stipule expressément.

34. Ils considèrent la demande de la SA Éditions Albin Michel en remboursement des sommes versées à l'assistant à la rédaction de l'ouvrage comme infondée, étant tiers au contrat liant la défenderesse à cet assistant.

35. La SA Éditions Albin Michel estime que la demande de paiement du minimum garanti par le contrat du 4 mai 2015 se confond avec la supposée perte de gains invoquée par ailleurs par les demandeurs, alors qu'elle en sollicite reconventionnellement le remboursement en application du contrat en raison de sa renonciation à éditer l'oeuvre.

36. Elle réclame, également, le remboursement des fonds versés à l'assistant de M. [D] pour la rédaction de l'ouvrage sur le fondement de l'enrichissement sans cause, compte tenu que l'oeuvre a été éditée par la société Rubempré.

Réponse du tribunal

II.1 - S'agissant de la demande en paiement en exécution du contrat

37. Aux termes de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable au contrat du 4 mai 2015, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.
Elles doivent être exécutées de bonne foi.

38. Le contrat du 4 mai 2015 stipule :
- en son article 2 des conditions particulières que "(...) À titre d'à-valoir sur l'ensemble des droits dus, l'éditeur versera au cédant une somme brute de 10 000 euros qui sera réglée sur présentation de facture, avec mention des taxes en vigueur, comme suit : 30 000 euros à la signature du contrat d'édition, 30 000 euros à l'acceptation du manuscrit, 40 000 euros à la parution du manuscrit (...)
Cet à-valoir se comprend comme un minimum garanti. Il reste définitivement acquis au cédant, quels que soient les résultats de l'exploitation de l'oeuvre, sauf défaillance de sa part à remettre le manuscrit définitif de l'auteur dans les formes et les délais visés au présent contrat.
Le présent à-valoir sera porté au débit du compte ouvert dans les livres de l'éditeur au nom de l'oeuvre et les droits dus seront apportés à son crédit."
- en son article 2.1 des conditions générales "(...) En cas de résiliation, le cédant devra restituer à l'éditeur toutes les sommes qui lui auront été versées au titre d'avances sur droits, frais de recherche et de documentation, etc.
Si l'éditeur et le cédant ne parviennent pas à se mettre d'accord sur un manuscrit définitif prêt pour la publication, l'éditeur informera au

cédant qu'il renonce à l'édition du manuscrit et le cédant conservera le bénéfice de toutes sommes perçues par lui sauf si le cédant exploite directement ou par l'intermédiaire d'un tiers le résultat de ses travaux, auquel cas il s'engage à rembourser à l'éditeur la rémunération perçue (...)"

39. Il s'en déduit qu'en application des articles précités du contrat, en l'absence de remise du manuscrit objet du contrat par la société Rubempré à la SA Éditions Albin Michel, les demandeurs sont mal fondés à réclamer le versement du minimum garanti et, à l'inverse, la défenderesse est bien fondée à réclamer le restitution de la première tranche d'à-valoir.

40. La société Rubempré sera, en conséquence, condamnée à payer 30 000 euros à la SA Éditions Albin Michel.

II.2 - S'agissant de la demande fondée sur l'enrichissement injustifié

41. Il se déduit du principe d'équité qu'il n'est pas permis de s'enrichir aux dépens d'autrui (en ce sens Cour de cassation, 15 juin 1892, Sirey 1893 no1, devenu article 1303 du code civil postérieurement à l'ordonnance no2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations).

42. Toutefois, la mise en oeuvre de l'action en enrichissement injustifié suppose qu'aucune autre action n'est ouverte à celui qui se prétend appauvri ou, à tout le moins, que le débiteur de l'obligation principale ne soit pas insolvable (en ce sens Cour de cassation, chambre civile, 12 mai 1914, Sirey 1918, 1 p 41 et, par ex Cour de cassation, chambre commerciale, 10 octobre 2000, no98-21.814).

43. En l'espèce, par contrat signé le 30 novembre 2016 entre la SA Éditions Albin Michel et M. [P], il a été convenu que ce dernier assisterait M. [D] dans la rédaction de deux ouvrages dont celui objet du contrat litigieux du 4 mai 2015, en contrepartie de divers paiements dont 10 000 euros à la signature (pièce en défense no30).

44. Par courrier du 2 septembre 2021, la SA Éditions Albin Michel a informé M. [P] de sa renonciation à éditer l'ouvrage litigieux et lui a rappelé que s'il avait "participé pour le compte d'un autre éditeur à la rédaction de ce livre à paraître le 16 septembre sous le titre La France n'a pas dit son dernier mot, il [lui] appartient de [s'assurer], aux côtés de cet éditeur, de la titularité de [ses] droits et du remboursement (...) de la somme de 10 000 € [qu'il a] perçue à la signature de la lettre-accord" (pièce en défense no31).

45. La SA Éditions Albin Michel, qui ne fait état d'aucune suite donnée à ce courrier et qui dispose d'une action contre M. [P], est, dès lors, mal fondées à demander le remboursement de cette avance à la société Rubempré. Sa demande à ce titre sera en conséquence rejetée.

III - Sur le dénigrement

Moyens des parties

46. La SA Éditions Albin Michel réclame l'indemnisation du préjudice que leur a causé la campagne de communication lancée par M. [D] dans les médias à compter du 18 juin 2021, laquelle a, selon elle, atteint son paroxysme le 15 septembre 2021 par des déclarations dans le journal Le Monde.

47. La société Rubempré et M. [D] répondent que la médiatisation de la rupture du contrat d'édition litigieux est liée au communiqué de presse de la défenderesse du 29 juin 2021 laissant entendre que M. [D] aurait confirmé sa candidature à l'élection présidentielle et qu'elles ne souhaitaient pas être associées à son combat politique.

Réponse du tribunal

48. Aux termes de l'article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

49. Les atteintes à la réputation d'une personne, relevant de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, sont à distinguer de la mise en cause des produits et services d'une entreprise, relevant de la responsabilité délictuelle (en ce sens Cour de cassation assemblée plénière, 12 juillet 2000, no98-10.160 et 98-11.155).

50. Même en l'absence d'une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l'une, d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l'autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure (en ce sens Cour de cassation, chambre commerciale, 9 janvier 2019, no17-18.350).

51. Il s'infère nécessairement d'actes de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale un trouble commercial générant un préjudice, fût-il seulement moral (en ce sens Cour de cassation, chambre commerciale, 11 janvier 2017, no15-18.669).

52. En l'espèce, s'il peut être discuté que les propos tenus publiquement par M. [D] visant la SA Éditions Albin Michel aient dépassé la mesure, force est de constater qu'aucun de ces propos ne vise à jeter le discrédit sur l'une des oeuvres éditées ou un produit commercialisé par cette dernière, outre que les nombreux extraits de presse versés aux débats par la défenderesse ne permettent pas d'imputer à M. [D] les opinions de leurs rédacteurs ou les propos rapportés par des tiers (pièces en défense no13, 14, 16 à 20, 23 et 24).

53. Le dénigrement allégué n'est, dès lors, pas caractérisé et la demande à ce titre de la SA Éditions Albin Michel sera, en conséquence, rejetée.

IV - Sur la procédure abusive

Moyens des parties

54. La SA Éditions Albin Michel assure qu'en faisant le choix d'une procédure manifestement abusive et téméraire seulement cinq jours après le courrier leur annonçant le refus d'édition de l'ouvrage litigieux et en instrumentalisant cette action pour initier une séquence médiatique favorable à M. [D], les demandeurs ont abusé de leur droit d'action.

55. La société Rubempré et M. [D] répondent que leur action étant fondée, ils n'ont commis aucune faute.

Réponse du tribunal

56. L'article 1240 du code civil prévoit que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

57. Le droit d'agir en justice participe des libertés fondamentales de toute personne. Il dégénère en abus constitutif d'une faute au sens de l'article 1240 du code civil lorsqu'il est exercé en connaissance de l'absence totale de mérite de l'action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l'autre partie à se défendre contre une action que rien ne justifie sinon la volonté d'obtenir ce que l'on sait indu, une intention de nuire, ou une indifférence totale aux conséquences de sa légèreté (en ce sens Cour de cassation, 3ème chambre civile, 10 octobre 2012, no 11-15.473).

58. Au cas présent, la seule circonstance que la société Rubempré et M. [D] soient déboutés de leurs demandes n'est pas de nature à faire dégénérer leur action en abus.

59. La SA Éditions Albin Michel sera déboutée de sa demande à ce titre.

V Sur les dispositions finales

V.1 - S'agissant des dépens

60. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge de l'autre partie.

61. La société Rubempré et M. [D], parties perdantes, seront condamnés aux dépens.

V.2 - S'agissant des frais irrépétibles

62. L'article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a lieu à condamnation.

63. La société Rubempré et M. [D], parties tenues aux dépens, seront condamnés in solidum à payer 10 000 euros à ce titre à la SA Éditions Albin Michel.

V.3 - S'agissant de l'exécution provisoire

64. En application des articles 514 et 514-1 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement. Le juge peut écarter l'exécution provisoire de droit, en tout ou partie, s'il estime qu'elle est incompatible avec la nature de l'affaire. Il statue, d'office ou à la demande d'une partie, par décision spécialement motivée.

65. En l'espèce, l'exécution provisoire, nécessaire et compatible avec la nature de l'affaire, n'a pas à être écartée.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal,

Déboute la société Rubempré et M. [U] [D] de leurs demandes en dommages et intérêts au titre du droit moral de l'auteur, de la perte de gains, du préjudice moral et en paiement du minimum garanti au contrat du 4 mai 2015 ;

Condamne la société Rubempré à payer 30 000 euros à la SA Éditions Albin Michel ;

Déboute la SA Éditions Albin Michel de ses demandes reconventionnelles fondées sur l'enrichissement injustifié, sur le dénigrement et en procédure abusive;

Condamne la société Rubempré et M. [D] aux dépens ;

Condamne in solidum la société Rubempré et M. [D] à payer 10 000 euros à la SA Éditions Albin Michel en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 25 octobre 2023

La greffière Le président


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 21/09097
Date de la décision : 25/10/2023

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire.paris;arret;2023-10-25;21.09097 ?
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