TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
3ème section
No RG 19/03973 -
No Portalis 352J-W-B7D-CPQLR
No MINUTE :
Assignation du :
29 mars 2019
JUGEMENT
rendu le 27 septembre 2023
DEMANDERESSE
Société MANUFACTURE DE TABACS HEINTZ VAN LANDEWYCK
[Adresse 3]
1741 LUXEMBOURG
représentée par Maître Marc SABATIER, avocat au barreau de PARIS, et par Maître Charles DE HAAS, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire D1166
DÉFENDERESSE
S.A.S. NICOSWITCH
anciennement dénommée LIBERTÉ DE FUMER
[Adresse 2]
[Localité 1]
représentée par Maître Gwendal BARBAUT de la SELEURL IPSIDE AVOCAT, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #E1489
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Jean-Christophe GAYET, premier vice-président adjoint
Anne BOUTRON, vice-présidente
Linda BOUDOUR, juge
assistés de Lorine MILLE, greffière,
DÉBATS
A l'audience du 12 avril 2023 tenue en audience publique devant Jean-Christophe GAYET et Linda BOUDOUR, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seuls l'audience, et, après avoir donné lecture du rapport, puis entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile. Avis a été donné aux avocats que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 13 septembre 2023, puis prorogé au 27 septembre 2023.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
________________________________
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
1. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck se présente comme une société de droit luxembourgeois créée en 1847, ayant pour activité la commercialisation de produits du tabac.
2. Elle est titulaire de la marque verbale de l'Union européenne "Maya" no4172615, déposée le 21 décembre 2004 pour désigner en classe 34 des produits de tabacs bruts, tabacs à fumer, à priser, à mâcher, cigares, cigarettes, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux, articles pour fumeurs.
3. La société par actions simplifiée (ci-après SAS) Nicoswitch, anciennement dénommée Liberté de fumer, immatriculée le 16 avril 2009 au registre du commerce et des sociétés (RCS) de Brive, a pour activité la distribution de produits liés à la cigarette électronique.
4. Reprochant à la SAS Nicoswitch d'offrir à la vente, sur son site internet etlt;dlice.fretgt;, un flacon de liquide pour cigarettes électroniques ou e-liquide utilisant le signe "Maya", la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck l'a mise en demeure, par lettre de son conseil du 2 février 2018, d'en cesser l'usage et de procéder au retrait de la vente des flacons en stock.
5. Par lettre de son conseil du 28 février 2018, la SAS Nicoswitch, considérant qu'elle n'utilisait pas le signe "Maya" à titre de marque, a refusé de faire droit aux demandes de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck.
6. Après avoir fait dresser trois procès-verbaux d'huissier portant sur l'exploitation du site internet etlt;dlice.fretgt;, par acte d'huissier du 29 mars 2019, la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck a fait assigner la SAS Nicoswitch en contrefaçon de marque devant ce tribunal.
7. Le 18 avril 2019, la marque verbale de l'Union européenne "Maya" no4172615, fondant l'action en contrefaçon de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck, a fait l'objet d'une demande en déchéance par une société tierce devant l'Office européen de la propriété intellectuelle (EUIPO).
8. La SAS Nicoswitch a alors sollicité un sursis à statuer dans l'attente de l'issue de cette action en déchéance, que le juge de la mise en état a accordé par ordonnance du 16 octobre 2020.
9. La demande en déchéance devant l'EUIPO a été retirée le 20 décembre 2021, ce qui a entrainé la reprise de la présente instance.
10. L'instruction a été close par ordonnance du 15 septembre 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience du 12 avril 2023 pour être plaidée.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
11. Dans ses dernières conclusions au fond, notifiées par voie électronique le 9 septembre 2022, la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck demande au tribunal de :
- la recevoir en ses demandes, fins et conclusions et y faisant droit ;
- juger irrecevable pour défaut de lien suffisant la demande reconventionnelle en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 en ce qu'elle vise d'autres produits que les tabacs à fumer et les cigarettes ;
- juger mal fondée la demande reconventionnelle en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 en ce qu'elle vise cette fois les tabacs à fumer et les cigarettes et, en conséquence, en débouter la SAS Nicoswitch ;
- juger qu'en reproduisant à l'identique la marque de l'Union européenne "Maya" enregistrée sous le no4172615, la SAS Nicoswitch s'est rendue coupable d'actes de contrefaçon à son préjudice;
En conséquence :
- condamner la SAS Nicoswitch à lui verser 230 000 euros en réparation des actes de contrefaçon ;
Subsidiairement :
- condamner la SAS Nicoswitch à lui payer 100 000 euros à titre provisionnel et à parfaire ;
- ordonner sous astreinte, la production de tous les documents ou informations détenus par la SAS Nicoswitch utiles pour déterminer l'origine et les réseaux de distribution des produits contrefaisants
- et renvoyer l'affaire à telle audience qu'il lui plaira, afin de lui permettre de conclure définitivement sur le montant des dommages et intérêts
Encore plus subsidiairement :
- juger que la SAS Nicoswitch s'est rendue coupable d'actes de parasitisme à son préjudice ;
En conséquence :
- condamner la SAS Nicoswitch à lui payer 230 000 euros en réparation ;
En toute hypothèse :
- faire interdiction totale et immédiate à la SAS Nicoswitch d'user du signe Maya, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, sous astreinte ;
- ordonner la publication du jugement à intervenir, sur la page d'accueil du site de la SAS Nicoswitch (dlice.fr) et dans 10 (dix) journaux ou publications professionnelles ;
- ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir en toutes ses dispositions, nonobstant appel et sans constitution de garantie ;
- condamner la SAS Nicoswitch à lui payer 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
12. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le13 septembre 2022, la SAS Nicoswitch demande au tribunal de :
à titre principal :
- la déclarer recevable à agir reconventionnellement en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour l'intégralité des produits de la classe 34 désignés dans l'enregistrement,
- prononcer la déchéance des droits de la société Heintz Van Landewyck sur cette marque pour l'intégralité des produits de la classe 34 désignés dans l'enregistrement, avec effet au 3 février 2011, ou à titre subsidiaire au 13 avril 2017 ;
- déclarer la société Heintz Van Landewyck irrecevable à agir en contrefaçon de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615
- ordonner la transmission de la décision devenue définitive à l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO),
à titre subsidiaire :
- prononcer la déchéance des droits de la société Heintz Van Landewyck sur la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour les produits de tabacs bruts, tabacs à fumer, à priser, à mâcher; cigares, cigarettes, cigarillos; papier à cigarettes, douilles à cigarettes; tabacs en carottes et en rouleaux; articles pour fumeurs de la classe 34 désignés dans l'enregistrement avec effet au 3 février 2011, ou à titre subsidiaire avec effet au 13 avril 2017 ;
- et déclarer la société Heintz Van Landewyck irrecevable à agir en contrefaçon de cette marque pour ces produits ;
- ordonner la transmission de la décision devenue définitive à l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO),
en toutes hypothèses :
- dire et juger qu'elle n'a commis aucun acte de contrefaçon de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 ni aucun acte de concurrence déloyale et parasitaire,
- débouter la société Heintz Van Landewyck de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- à titre reconventionnel, condamner la société Heintz Van Landewyck à lui verser 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de son avocat,
- ordonner l'exécution provisoire de ses demandes reconventionnelles.
MOTIFS DU JUGEMENT
I - Sur la demande reconventionnelle en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615
Moyens des parties
13. La SAS Nicoswitch fait valoir que la déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 dont la demanderesse est titulaire doit être prononcée pour l'ensemble des produits visés dans son enregistrement, à compter du 3 février 2011 compte tenu de son enregistrement le 3 février 2006, du fait de l'absence d'usage sérieux de cette marque, les preuves d'usage produites n'étant que des documents internes à la demanderesse ou préparatoires dont la preuve de la diffusion au public n'est pas rapportée, des tableaux financiers et factures non certifiés, des extraits de publicité ou de son site internet non datés, des extraits d'articles de presse ou de sites internet n'établissant pas l'usage de la marque opposée.
Elle assure que sa demande reconventionnelle est recevable compte tenu que la demanderesse elle-même considère depuis son assignation qu'il existe une proximité entre les produits pour cigarettes électroniques et ceux du tabac pour l'ensemble des produits visés dans son enregistrement.
14. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck oppose que sa demande principale en contrefaçon n'étant fondée qu'en ce que sa marque "Maya" désigne exclusivement les tabacs à fumer et les cigarettes, la défenderesse est irrecevable en sa demande reconventionnelle en déchéance visant l'ensemble des produits visés à son enregistrement autres que ceux précités, à défaut de présenter un lien suffisant avec la demande principale et d'intérêt légitime à poursuivre cette déchéance pour ces autres produits.
15. Elle considère que les pièces qu'elle produit établissent suffisamment l'usage sérieux de sa marque pour les tabacs à fumer et les cigarettes depuis le 13 avril 2017, soit cinq ans à compter de la demande en déchéance présentée par la défenderesse, en raison du chiffre d'affaires réalisés au cours de cette période, du budget publicitaire consacré à sa marque "Maya" et de ses factures de vente tant en France qu'en Europe.
Réponse du tribunal
I.1 - S'agissant de la recevabilité de la demande reconventionnelle en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour l'ensemble des produits visés à son enregistrement
16. Aux termes de l'article 70 alinéa 1 du code de procédure civile, "les demandes reconventionnelles ou additionnelles ne sont recevables que si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant".
17. Le demandeur en déchéance de droits de marque justifie d'un intérêt à agir lorsque sa demande tend à lever une entrave à l'utilisation du signe dans le cadre de son activité économique (Cour de cassation, chambre commerciale, 18 mai 2010, no09-65.072).
18. Conformément à l'article 122 du même code, "constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée".
19. En application des articles 63, 124, 127 et 128 du règlement (UE) no2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne, reprenant les dispositions antérieures du règlement (CE) no40/94 du Conseil du 20 décembre 1993 modifié sur la marque communautaire, l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (l'EUIPO) est compétent pour statuer sur les demandes en nullité ou en déchéance d'une marque de l'Union européenne, sauf si celles-ci sont présentées à titre reconventionnel comme moyen de défense dans le cadre d'une action en contrefaçon.
20. Interprétant les dispositions de l'article 124 sous d), lu en combinaison avec l'article 128, paragraphe 1, de ce règlement, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit qu'une "demande reconventionnelle en nullité d'une marque de l'Union européenne peut concerner l'ensemble des droits que le titulaire de cette marque tire de l'enregistrement de celle-ci, sans que cette demande reconventionnelle soit restreinte, dans son objet, par le cadre contentieux défini par l'action en contrefaçon" (CJUE, 8 juin 2023, LM c. KP, C-654/21).
21. Au cas présent, la circonstance que la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck n'oppose sa marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 à la SAS Nicoswitch qu'en tant qu'elle désigne les tabacs à fumer et les cigarettes n'interdit pas à cette dernière de demander reconventionnellement la déchéance de cette marque pour l'ensemble des produits figurant à son enregistrement.
22. Ainsi, la SAS Nicoswitch dispose d'un intérêt à demander la déchéance de la marque litigieuse qui lui est opposée pour l'ensemble des produits visés à son enregistrement dans la mesure où les produits autres que les tabacs à fumer et les cigarettes pourraient également lui être opposés comme produits similaires à son e-liquide "Maya" dans l'hypothèse d'un échec de la présente action fondée sur ces seuls derniers produits.
23. En effet, selon la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck elle-même, les liquides pour cigarettes électroniques vendus par la SAS Nicoswitch sont, à tout le moins, similaires aux tabacs à fumer et cigarettes visés à l'enregistrement de sa marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 (ses conclusions pages 10).
24. Les liquides pour cigarettes électroniques sont commercialisés comme un substitut à la consommation du tabac. Il s'en déduit que les tabacs bruts, tabacs à priser, à mâcher, cigares, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux et articles pour fumeurs ne sont pas moins similaires à ces liquides que les tabacs à fumer et cigarettes visés à l'enregistrement de la marque litigieuse.
25. La demande reconventionnelle en déchéance présentée par la SAS Nicoswitch, en tant qu'elle vise également les tabacs bruts, tabacs à priser, à mâcher, cigares, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux et articles pour fumeurs libellés à l'enregistrement de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 se rattache, de ce fait, par un lien suffisant à la demande originaire en contrefaçon de la demanderesse fondée sur les seuls tabacs à fumer et cigarettes visés à l'enregistrement de cette marque.
26. La fin de non-recevoir soulevée par la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sera, en conséquence, écartée.
I.2 - S'agissant de l'usage sérieux de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615
27. Selon l'article 15 du règlement (CE) no40/94 du Conseil sur la marque communautaire, modifié par le règlement (CE) no1653/2003 du Conseil du 18 juin 2003, applicable à la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 enregistrée le 3 février 2006, "1. Si, dans un délai de cinq ans à compter de l'enregistrement, la marque communautaire n'a pas fait l'objet par le titulaire d'un usage sérieux dans la Communauté pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée, ou si un tel usage a été suspendu pendant un délai ininterrompu de cinq ans, la marque communautaire est soumise aux sanctions prévues au présent règlement, sauf juste motif pour le non-usage.
2. Sont également considérés comme usage au sens du paragraphe 1 :
a) l'emploi de la marque communautaire sous une forme qui diffère par des éléments n'altérant pas le caractère distinctif de la marque dans la forme sous laquelle celle-ci a été enregistrée ;
b) l'apposition de la marque communautaire sur les produits ou sur leur conditionnement dans la Communauté dans le seul but de l'exportation.
3. L'usage de la marque communautaire avec le consentement du titulaire est considéré comme fait par le titulaire".
28. Interprétant les dispositions similaires de la directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a dit pour droit "qu'une marque fait l'objet d'un usage sérieux lorsqu'elle est utilisée, conformément à sa fonction essentielle qui est de garantir l'identité d'origine des produits ou des services pour lesquels elle a été enregistrée, aux fins de créer ou de conserver un débouché pour ces produits et services, à l'exclusion d'usages de caractère symbolique ayant pour seul objet le maintien des droits conférés par la marque. L'appréciation du caractère sérieux de l'usage de la marque doit reposer sur l'ensemble des faits et des circonstances propres à établir la réalité de l'exploitation commerciale de celle-ci, en particulier les usages considérés comme justifiés dans le secteur économique concerné pour maintenir ou créer des parts de marché au profit des produits ou des services protégés par la marque, la nature de ces produits ou de ces services, les caractéristiques du marché, l'étendue et la fréquence de l'usage de la marque (...)" (CJCE, 11 mars 2003, Ansul BV c. Ajax Brandbeveiliging BV, C-40/01).
29. Interprétant les dispositions équivalentes de l'article 51, paragraphe 1, sous a), du règlement (CE) no207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque de l'Union européenne, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a dit pour droit que "dans le cas d'une demande reconventionnelle en déchéance des droits attachés à une marque de l'Union européenne, la date à prendre en compte pour déterminer si la période ininterrompue de cinq ans figurant à cette disposition est arrivée à son terme est celle de l'introduction de cette demande" (CJUE, 17 décembre 2020, Husqvarna AB c. Lidl Digital International GmbH et Co, C-607/19).
30. Au soutien de l'usage sérieux de sa marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck produit aux débats, notamment :
- des duplicata de factures de cigarettes et de tabacs "Maya" de divers types (original, green, blue, 100% tabac, yellow, ryo, myo) pour l'année 2017 en France, Belgique, Italie et Espagne et pour les années 2018 à 2022 en France (ses pièces no19 à 22 et 30 à 33)
- des articles de presse des 20 juin 2012 et 12 mai 2022 citant la marque "Maya" pour les cigarettes ou le tabac à rouler (ses pièces no27-1 à 27-4).
31. Ces pièces établissent suffisamment l'exploitation ininterrompue de la marque litigieuse "Maya" par la demanderesse pour les cigarettes et le tabac à fumer entre 2012 et 2022, la période ininterrompue de cinq ans à prendre en considération courant du 13 avril 2017 au 13 avril 2022, dès lors que la première demande reconventionnelle a été notifiée par la défenderesses dans ses conclusions à cette dernière date.
32. En revanche, la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck ne produit aucune pièce relative à l'exploitation de cette marque pour les autres produits visés à son enregistrement, à savoir : tabacs bruts, tabacs à priser, à mâcher, cigares, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux et articles pour fumeurs.
33. Il en résulte que la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sera déchue de ses droits sur la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour les tabacs bruts, tabacs à priser, à mâcher, cigares, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux et articles pour fumeurs à compter du 13 avril 2022 et le surplus de la demande reconventionnelle présentée par la SAS Nicoswitch en déchéance de ses droits sur cette même marque pour les cigarettes et le tabac à fumer sera rejetée.
II - Sur la contrefaçon de marque
Moyens des parties
34. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck soutient que la défenderesse a contrefait sa marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 en apposant le signe "Maya" sur des flacons de liquide pour cigarettes électroniques, reprenant ainsi àl'identique le même terme distinctif pour des produits qu'elle estime très similaires aux tabacs à fumer et cigarettes visés à l'enregistrement de sa marque, créant un risque de confusion dans l'esprit du public concerné qu'elle définit comme les consommateurs de produits et articles de tabac d'un niveau d'attention particulièrement faible en raison du caractère précipité de leur achat. Elle ajoute que le signe "Maya" tel qu'utilisé le rend plus visible que les autres signes ou marques apposés sur les produits litigieux et considère que le fait que ce terme désigne également une variété de mangue est inopérant, cette signification en étant, selon elle, largement ignorée par le consommateur moyen, ce dont elle en déduit l'usage de ce signe à titre de marque par la défenderesse.
35. La SAS Nicoswitch objecte que les liquides pour cigarettes électroniques qu'elle vend le sont sous les marques "D'lice" et "D50", tandis qu'elle n'utilise le terme "Maya" que pour désigner la saveur de l'un de ses produits, en référence à une variété de mangue, ce terme étant immédiatement suivi du syntagme "mangue sensuelle" avec lequel il forme un tout indissociable, ce terme étant largement utilisé par d'autres opérateurs économiques pour désigner soit des fruits, soit des saveurs de liquides pour cigarettes électroniques, ce dont elle déduit qu'il ne s'agit pas d'un usage à titre de marque, dès lors insusceptible de constituer une contrefaçon.
Réponse du tribunal
36. L'article 9 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne prévoit que "1. L'enregistrement d'une marque de l'Union européenne confère à son titulaire un droit exclusif.
2. Sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité d'une marque de l'Union européenne, le titulaire de cette marque de l'Union européenne est habilité à interdire à tout tiers, en l'absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d'un signe pour des produits ou services lorsque :
a) ce signe est identique à la marque de l'Union européenne et est utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque de l'Union européenne est enregistrée ;
b) ce signe est identique ou similaire à la marque de l'Union européenne et est utilisé pour des produits ou services identiques ou similaires aux produits ou services pour lesquels la marque de l'Union européenne est enregistrée, s'il existe un risque de confusion dans l'esprit du public; le risque de confusion comprend le risque d'association entre le signe et la marque (...)"
37. Il en résulte que "le titulaire d'une marque enregistrée ne peut interdire l'usage par un tiers d'un signe identique à sa marque, (...), que si les quatre conditions suivantes sont réunies :
– cet usage doit avoir lieu dans la vie des affaires ;
– il doit être fait sans le consentement du titulaire de la marque ;
– il doit être fait pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque a été enregistrée, et
– il doit porter atteinte ou être susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits ou des services" (CJCE, 11 septembre 2007, Céline SARL c. Céline SA, C-17/06 §16).
38. L'usage pour des produits au sens des dispositions du règlement précité a lieu "lorsqu'un tiers appose le signe constituant sa dénomination sociale, son nom commercial ou son enseigne sur les produits qu'il commercialise" (CJCE, 12 novembre 2002, Arsenal Football Club c. Matthew Reed, C-206/01 §41).
39. Il y a usage pour des produits ou des services au sens de ladite disposition "lorsque le tiers utilise ledit signe de telle façon qu'il s'établit un lien entre le signe constituant la dénomination sociale, le nom commercial ou l'enseigne du tiers et les produits commercialisés ou les services fournis par le tiers" (CJCE, 11 septembre 2007, Céline SARL c. Céline SA, C-17/06 §23).
40. En l'occurrence, il résulte du procès-verbal d'huissier du 8 juin 2018 produit par la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck (sa îèce no7a) et il n'est pas contesté par la SAS Nicoswitch qu'elle appose sur un type de flacon de liquides pour cigarettes électronique qu'elle vend le signe "Maya", identique à la marque opposée par la demanderesse.
41. Toutefois, il ressort des procès-verbaux de constat produits par la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck que les flacons d'e-liquides litigieux font partie d'une gamme de produits vendus sur internet par la défederesse sous les marques "D50" ou "D'lice"(ses pièces no7a, pages 26 à 30, no7b, 15a et 15b). Ces deux marques ont été déposées la première le 27 février 2013 sous le no3986315 à l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) par un tiers et concédée en licence à la société Liberté de fumer, ancienne dénomination de la SAS Nicoswitch, la seconde le 20 novembre 2020 sous le no4703634 à l'INPI par la SAS Nicoswtich (pièces de la défenderesse no1, 1bis et 14).
42. Ces mêmes constats, ainsi que les extraits de son site internet etlt;www.dlice.fretgt; versés aux débats par la défenderesse (ses pièces no2 et 15), montrent que le signe "Maya" critiqué décrit le parfum de mangue du produit sur lequel il est inscrit, vanté par les termes "mangue sensuelle", en caractères plus petits sur le flacon, à l'instar des autres parfums de la gamme dont ce produit fait partie, le terme "maya" désignant une variété de mangue (sa pièce no16). De plus, ce signe "Maya" est également utilisé par des marques concurrentes de la SAS Nicoswitch pour désigner le parfum de mangue de flacons d'e-liquides (pièce de la défenderesse no17).
43. Ainsi, l'usage du signe "Maya" par la défenderesse a lieu à titre de référence dans sa gamme de produits et ne vise, de ce fait, pas à l'associer à la provenance du produit, fonction essentielle de la marque.
44. En conséquence, l'utilisation du signe "Maya" par la SAS Nicoswitch n'est pas constitutif d'une contrefaçon de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 et la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sera déboutée de sa demande à ce titre, de même que de ses demandes indemnitaires principales et subsidiaires, et de ses demandes subsidiaires au titre du droit d'information.
III - Sur le parasitisme
Moyens des parties
45. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck invoque à titre subsidiaire le caractère parisitaire de la reproduction du signe "Maya" par la défenderesse sur ses produits.
46. La SAS Nicoswitch conteste le caractère notoire de la marque opposée, le caractère distinct des faits de parasitisme allégués de ceux avancés au titre de la contrefaçon et la démonstration de l'existence d'investissements financiers consacrés au développement et à la promotion de la marque "Maya".
Réponse du tribunal
47. Aux termes des articles 1240 du code civil, "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer".
48. Le parasitisme, qui n'exige pas de risque de confusion, consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis (en ce sens Cour de cassation, chambre commerciale, 10 juillet 2018, no16-23.694).
49. En l'espèce, le seul usage du signe "Maya" par la SAS Nicoswitch, identique à la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 dont la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck est titulaire, en tant que référence à l'un des parfums de sa gamme de produits vendus sur internet sous les marques "D50" ou "D'lice", ne constitue pas un parasitisme dans la mesure où le signe litigieux "Maya" n'est pas apposé par la défenderesse sur son produit pour en identifier l'origine et la notoriété de la marque "Maya" de la demanderesse est, à cet égard indifférente.
50. La demande subsidiaire de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck à ce titre sera, en conséquence, rejetée, ainsi que sa demande subséquente en indemnisation fondée sur le parasitisme. Elle sera, également, déboutée de ses demandes principales en interdiction et en publication compte tenu du rejet des fondements principaux et subsidiaires de ces demandes.
IV - Sur le caractère abusif de la procédure
Moyens des parties
51. La SAS Nicoswitch réclame la condamnation de la demanderesse pour avoir introduit l'action sans réelle démarche amiable préalable et dans la volonté de lui nuire compte tenu du caractère infondé de ses demandes.
52. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck réfute toute intention de nuire et avance avoir d'abord tenté une démarche amiable par sa mise en demeure.
Réponse du tribunal
53. L'article 1240 du code civil prévoit que "tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer".
54. Le droit d'agir en justice participe des libertés fondamentales de toute personne. Il dégénère en abus constitutif d'une faute au sens de l'article 1240 du code civil lorsqu'il est exercé en connaissance de l'absence totale de mérite de l'action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l'autre partie à se défendre contre une action que rien ne justifie sinon la volonté d'obtenir ce que l'on sait indu, une intention de nuire, ou une indifférence totale aux conséquences de sa légèreté (en ce sens Cour de cassation, 3ème chambre civile, 10 octobre 2012, no11-15.473).
55. Toutefois, la défenderesse ne caractérise pas autre chose qu'une mauvaise appréciation de ses droits par la demanderesse et la seule circonstance que société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck soit déboutée de ses demandes n'est pas de nature à faire dégénérer son action en abus et la SAS Nicoswitch ne démontre aucun préjudice distinct des frais engagés pour sa défense, lesquels sont indemnisés au titre des frais non compris dans les dépens.
56. La SAS Nicoswitch sera, en conséquence, déboutée de sa demande à ce titre.
V - Sur les autres demandes
V.1 - S'agissant des dépens
57. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge de l'autre partie.
58. En vertu de l'article 699 du même code, "les avocats peuvent, dans les matières où leur ministère est obligatoire, demander que la condamnation aux dépens soit assortie à leur profit du droit de recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont ils ont fait l'avance sans avoir reçu provision.
La partie contre laquelle le recouvrement est poursuivi peut toutefois déduire, par compensation légale, le montant de sa créance de dépens".
59. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck, qui succombe à l'instance, sera condamnée aux dépens, avec distraction au profit de l'avocat de la SAS Nicoswitch.
V.2 - S'agissant des frais non compris dans les dépens
60. L'article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a lieu à condamnation.
61. La société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck, partie condamnée aux dépens, sera condamnée à payer 8000 euros à la SAS Nicoswitch au titre des frais qu'elle a exposés et non compris dans les dépens.
62. La demande de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck à ce titre seront, en conséquence, rejetées.
V.3 - S'agissant de l'exécution provisoire
63. Selon l'article 515 du code de procédure civile, dans sa rédaction applicable à la date de l'assignation, "hors les cas où elle est de droit, l'exécution provisoire peut être ordonnée, à la demande des parties ou d'office, chaque fois que le juge l'estime nécessaire et compatible avec la nature de l'affaire, à condition qu'elle ne soit pas interdite par la loi.
Elle peut être ordonnée pour tout ou partie de la condamnation".
64. L'exécution provisoire sera ordonnée, étant nécessaire et compatible avec la nature de l'affaire, en raison de son ancienneté, à l'exception la déchéance partielle de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sur la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal :
Écarte la fin de non-recevoir soulevée par la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck ;
Prononce, à compter du 13 avril 2022, la déchéance partielle des droits de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sur la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour les tabacs bruts, tabacs à priser, à mâcher, cigares, cigarillos, papier à cigarettes, douilles à cigarettes, tabacs en carottes et en rouleaux et articles pour fumeurs ;
Dit que passée en force de chose jugée, copie de cette décision est transmise à l'EUIPO sans tarder par l'une des parties à la procédure, par application de l'article 128 §6 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne ;
Rejette la demande reconventionnelle de la SAS Nicoswitch en déchéance de la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615 pour les tabacs à fumer et cigarettes ;
Déboute la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck de ses demandes principales et subsidiaires en contrefaçon de sa marque de l'Union européenne "Maya" no4172615, ainsi qu'au titre du droit d'information ;
Déboute la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck de ses demandes en parasitisme ;
Déboute la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck de ses demandes principales en interdiction et en publication ;
Déboute la SAS Nicoswitch de sa demande reconventionnelle au titre de la procédure abusive ;
Condamne la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck aux dépens, avec droit pour Maître Gwendal Barbaut, avocat au barreau de Paris, de recouvrer ceux dont il a fait l'avance sans recevoir provision ;
Condamne la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck à payer 8000 euros à la SAS Nicoswitch en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Ordonne l'exécution provisoire à l'exception de la déchéance partielle des droits de la société Manufacture de tabacs Heintz Van Landewyck sur la marque de l'Union européenne "Maya" no4172615.
Fait et jugé à Paris le 27 septembre 2023
La greffière Le président