TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
2ème section
No RG 20/10453
No Portalis 352J-W-B7E-CTBTX
No MINUTE :
Assignation du :
26 Octobre 2020
JUGEMENT
rendu le 15 Septembre 2023
DEMANDEURS
Monsieur [M] [A]
domicilié : chez Me Sylviane BRANDOUY
[Adresse 2]
[Adresse 2]
Monsieur [B] [O]
domicilié : chez Me Sylviane BRANDOUY
[Adresse 2]
[Adresse 2]
Madame [H] [O] épouse [U]
domiciliée : chez Me Sylviane BRANDOUY
[Adresse 2]
[Adresse 2]
Madame [J] [O] veuve [S]
domiciliée : chez Me Sylviane BRANDOUY
[Adresse 2]
[Adresse 2]
représentée par Maître Sylviane BRANDOUY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0797
DÉFENDEUR
Monsieur [D] [F]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représenté par Maître Claire BERTHEUX SCOTTE, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #B0350
Copies délivrées le :
- Maître [W] #E797 (ccc)
- Maître BERTHEUX SCOTTE #B350 (exécutoire)et par Maître Joseph LE VAN VANG, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier,
DÉBATS
A l'audience du 26 Mai 2023 tenue en audience publique devant Arthur COURILLON-HAVY, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seul l'audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 15 septembre 2023
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
1. M. [A], M. [O] et Mmes [O], héritiers des droits patrimoniaux et moraux d'auteur de [V] [P] (ci-après les héritiers [P]) recherchent la destruction d'un tableau signé [V] [P] qui avait été présenté par M. [F] au ‘Comité marc chagall' (le comité) aux fins d'authentification, mais que le comité a estimé contrefaisant.
2. Le tableau litigieux est intitulé « [G] et village (les fleurs sur [Localité 5], 1968-72) Acrylique sur carton 49,8 x 64,9 cm signée en bas à droite ‘[V] [P]' Attribué à [V] [P] », représenté ci-dessous :
3. L'oeuvre contrefaite selon le comité est Les Fleurs sur St Jeannet 1968-72, reproduite ci-dessous :
4. M. [F] ayant refusé la destruction proposée par le comité, les héritiers [P] ont fait pratiquer une saisie-contrefaçon entre les mains de celui-ci pour l'instituer gardien du tableau litigieux et ont assigné M. [F] en destruction le 26 octobre 2020.
5. M. [F] a obtenu la désignation d'un expert, qui a conclu le 16 juin 2022 que le tableau n'était pas de [V] [P].
6. L'instruction a été close le 8 décembre 2022 et l'affaire plaidée le 26 mai 2023.
7. Dans leurs dernières conclusions (8 novembre 2022), les héritiers [P], estimant contrefaisante l'oeuvre de M. [F], demandent qu'elle leur soit remise aux fins de destruction et que les demandes de celui-ci soient rejetées ; subsidiairement, d'ordonner l'apposition visible et indélébile, au recto et au verso, de la mention « contrefaçon » et la suppression de la signature [V] [P] par un technicien de leur choix ; et en toute hypothèse de condamner M. [F] à leur payer 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens (comprenant les frais de saisie-contrefaçon, scellés, expertise, avec recouvrement par leur avocat).
Faisant valoir que M. [F] ne conteste pas le caractère contrefaisant du tableau litigieux, ils soutiennent en substance, invoquant l'article L. 331-1-4 du code de la propriété intellectuelle et l'article 3 de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique, que la destruction de ce tableau est nécessaire pour réparer entièrement leur préjudice et mettre fin à la contrefaçon en empêchant notamment qu'il réapparaisse sur le marché de l'art, ce qui leur semble d'autant plus probable qu'il s'agit d'une « excellente contrefaçon qui peut faire illusion », outre que selon eux la simple mention « reproduction » sur le tableau est insuffisante à marquer son caractère illicite et donc assurer qu'aucune vente ne puisse se faire à l'avenir. Ils font valoir en outre que M. [F] avait lui-même accepté les conclusions du comité et le principe de la destruction, dans un courrier du 22 juillet 2017, mais en avait seulement demandé la mise en oeuvre différée (afin que son père âgé puisse continuer à « en jouir jusqu'à son départ »), et contestent la date de création alléguée aujourd'hui par le défendeur pour justifier d'un motif sentimental de conserver le tableau. Ils rappellent enfin les circonstances de l'échec d'une résolution amiable pour justifier leur demande d'indemnité de procédure.
8. Dans ses dernières conclusions (21 novembre 2022), M. [F] résiste aux demandes de destruction de l'oeuvre et d'indemnité de procédure, demande l'apposition visible et indélébile de la mention « reproduction », la levée de la saisie-contrefaçon et la restitution de l'oeuvre à son profit ; subsidiairement, en cas de destruction, d'écarter l'exécution provisoire.
9. Il soutient que le juge du fond dispose d'un pouvoir souverain d'appréciation pour déterminer la mesure la plus appropriée en réparation de l'atteinte au droit d'auteur, et qu'il ne s'agit pas nécessairement de la destruction, qu'à ce titre la mention « reproduction » a déjà été reconnue comme suffisante et qu'ici la destruction est selon lui disproportionnée. Il expose dans ce cadre que le tableau litigieux était accroché chez son père dans les années 1960/1962 quand il était sous-préfet de [Localité 4] (1955-1964), qu'il a toujours cru qu'il s'agissait d'une oeuvre authentique, que son père le lui a donné avant de mourir et qu'ainsi ce tableau a pour lui une valeur affective même s'il sait, éclairé par les conclusions de l'expertise judiciaire, que sa valeur économique est quasi nulle. Il estime enfin que l'exécution provisoire le priverait de la possibilité effective de faire appel.
MOTIVATION
10. L'article L. 331-1-4 du code de la propriété intellectuelle prévoit qu'en cas de condamnation civile pour contrefaçon, atteinte à un droit voisin du droit d'auteur ou aux droits du producteur de bases de données, la juridiction peut ordonner, à la demande de la partie lésée, que les objets réalisés ou fabriqués portant atteinte à ces droits, les supports utilisés pour recueillir les données extraites illégalement de la base de données et les matériaux ou instruments ayant principalement servi à leur réalisation ou fabrication soient rappelés des circuits commerciaux, écartés définitivement de ces circuits, détruits ou confisqués au profit de la partie lésée.
11. La contrefaçon est définie par les dispositions répressives du code de la propriété intellectuelle, dont il résulte que constituent une contrefaçon l'édition d'oeuvres au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs, ainsi que le débit, l'exportation, l'importation, le transbordement ou la détention aux fins précitées des ouvrages contrefaisants, ou encore toute reproduction, représentation ou diffusion d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits de l'auteur, tels qu'ils sont définis et règlementés par la loi (articles L. 335-2 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle).
12. Ainsi, en vertu de l'article L. 122-1 du même code, l'auteur détient un droit d'exploitation qui comprend le droit de représentation et le droit de reproduction, et en vertu duquel (article L. 122-4) toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite, et qu'il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque.
13. L'auteur dispose également de droits moraux tenant d'une part au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre (article L. 121-1), d'autre part au droit de divulguer son oeuvre (article L. 121-2).
14. Par ailleurs, aux termes des articles 1 et 2 de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique, applicable aux oeuvres non tombées dans le domaine public :
« Sont punis de deux ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende, sans préjudice des dommages-intérêts s'il y a lieu :
1o Ceux qui auront apposé ou fait apparaître frauduleusement un nom usurpé sur une oeuvre de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique ;
Ceux qui, sur les mêmes oeuvres, auront frauduleusement et dans le but de tromper l'acheteur sur la personnalité de l'auteur, imité sa signature ou un signe adopté par lui.
Les mêmes peines seront applicables à tout marchand ou commissionnaire qui aura sciemment recélé, mis en vente ou en circulation les objets revêtus de ces noms, signatures ou signes.
La juridiction qui a statué peut prononcer la confiscation de ces oeuvres ou leur remise au plaignant. »
15. Les articles 3 et 3-1 de la même loi ajoutent que la juridiction peut prononcer la confiscation de ces oeuvres ou leur remise au plaignant ; il s'agit toutefois de dispositions concernant la juridiction répressive, et non la juridiction civile connaissant comme au cas présent de faits qualifiés de faute civile en raison de la violation des interdits pénaux prévus par cette loi. Ces deux articles ne peuvent donc en eux-mêmes fonder une confiscation, laquelle peut seulement être recherchée ici au titre de la cessation du dommage conformément au droit commun de la responsabilité civile.
16. Il est constant que les demandeurs sont les héritiers de [V] [P] et sont à ce titre investis de ses droits patrimoniaux d'auteur ; par ailleurs, l'Adagp a indiqué les laisser agir « de leur propre chef » (pièce demandeurs no20).
17. Le défendeur ne conteste pas que le tableau litigieux n'est pas de la main de [V] [P], bien qu'il porte sa signature ou une imitation de sa signature. C'est au demeurant ce qui ressort sans équivoque du rapport d'expertise, qui souligne l'incohérence de l'écriture picturale de l'oeuvre elle-même au regard de celle des oeuvres comparables et notamment d'une autre peinture à l'eau de la même époque ayant un thème très similaire (à savoir [G] au [Localité 3], 1969), l'orientation anormale de la signature, et l'incohérence du contexte dans lequel le tableau aurait été obtenu, à savoir en tant que cadeau au titre d'une relation du père de M. [F] avec l'artiste, relation dont rien n'atteste, et à une période (avant 1964) antérieure d'au moins 5 ans à l'oeuvre authentique Fleurs sur [Localité 5] (1968-1972) avec lequel il est presque identique, sans que rien n'explique un tel décalage temporel qui est peu crédible au regard des pratiques connues de l'artiste.
18. Or le tableau litigieux est une imitation manifeste de l'oeuvre Fleurs sur [Localité 5]. Il en reproduit toutes les caractéristiques relatives au thème, à la composition, au style et aux couleurs, qui sont manifestement originales de sorte que leur reprise caractérise une reproduction, dont il est par ailleurs constant qu'elle n'a pas été autorisée. La fabrication du tableau litigieux était donc une contrefaçon.
19. Toutefois, ce qui est actuellement reproché à M. [F] n'est pas la fabrication du tableau, mais sa simple détention, laquelle n'est pas un fait qui porte en lui-même atteinte au droit d'auteur, qu'il soit patrimonial ou moral : il ne s'agit ni d'une reproduction, ni d'une représentation, ni d'une édition, ni d'un débit. De même, bien que les demandeurs affirment que M. [F] ait soumis son tableau à un commissaire priseur dans le but de le vendre, ils n'apportent aucune preuve en ce sens, et il est évidemment possible de rechercher l'authentification ou l'évaluation d'un objet sans chercher à le vendre (ne serait-ce que dans la perspective d'un héritage). Il n'est donc pas démontré au cas présent que la détention de l'objet litigieux ait eu pour fin l'un des actes constituant une contrefaçon, ni que M. [F] ait lui-même fait apparaitre la signature de [V] [P].
20. Certes, le récit de l'obtention du tableau litigieux rapporté par M. [F] n'est pas crédible mais, sauf à inverser la charge de la preuve qui incombe aux demandeurs, ce seul fait ne permet pas de présumer que c'est M. [F] lui-même qui a fait fabriquer, ou qu'il a sciemment détenu, un faux tableau.
21. Il en résulte qu'aucun fait de contrefaçon ne peut être imputé à M. [F], ni aucun des faits incriminés par la loi du 9 février 1895 ; qu'autrement formulé, aucune condamnation, en contrefaçon ou au regard de ladite loi, ne peut être prononcée ; de sorte que, à l'égard du droit de propriété que le défendeur détient sur l'objet litigieux, ces textes ne justifient aucune mesure contraignante.
22. Par conséquent, en l'état de ce qui est allégué par les parties, seul ce que le défendeur a lui-même accepté peut être ordonné, à savoir l'apposition de la mention « reproduction » sur le verso du tableau, dans les termes de sa demande. La saisie-contrefaçon doit de même être levée.
23. En toute hypothèse, à supposer qu'un autre fondement juridique ou factuel que ceux qui ont été soulevés justifie de contraindre M. [F] à supporter à son détriment les mesures nécessaires à ce que le tableau litigieux ne puisse jamais être vendu, il faut observer que s'agissant d'une peinture, la mention indélébile « reproduction » indique sans équivoque qu'elle n'est pas de la main de l'auteur ce qui suffit à la priver de toute la valeur qui aurait pu lui être indument accordée (à la différence, par exemple, d'un objet issu d'une reproduction technique), et que son apposition au verso est efficace dès lors que la vente d'un tableau implique de l'examiner intégralement, de sorte que cette mention suffit à atteindre l'objectif poursuivi et que toute mesure plus contraignante serait disproportionnée.
24. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.
25. Les demandeurs, qui perdent le procès, sont tenus aux dépens, et leur demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile doit être rejetée.
26. L'exécution du jugement n'ayant rien d'irréversible à l'égard des parties perdantes, il n'y a pas lieu à écarter l'exécution provisoire.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal :
Rejette les demandes en destruction du tableau et en apposition de la mention « contrefaçon » ;
Ordonne l'apposition, visible à l'oeil nu et indélébile, de la mention « REPRODUCTION », en présence des parties ou de tout mandataire de leur choix, aux frais de M. [F], par un commissaire de justice qui pourra se faire assister d'un technicien de son choix, au dos du tableau litigieux ;
Ordonne la mainlevée de la saisie-contrefaçon et la restitution du tableau litigieux à M. [F] ;
Condamne les héritiers [P] aux dépens et rejette leur demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Fait et jugé à Paris le 15 Septembre 2023
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC