TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
2ème section
No RG 19/06501
No Portalis 352J-W-B7D-CP7UU
No MINUTE :
Assignation du :
17 Mai 2019 JUGEMENT
rendu le 08 Septembre 2023
DEMANDERESSES
Madame [V] [N]
[Adresse 2]
[Localité 6]
S.A.R.L. LUMIERES STUDIO - ON SWITCH
[Adresse 1]
[Localité 7]
représentée par Maître Jean-baptiste SOUFRON de la SELARL FELTESSE WARUSFEL PASQUIER et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #K0028
DÉFENDEURS
S.A.S. GUERLAIN
[Adresse 4]
[Localité 5]
représentée par Maître Christophe CARON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0500
S.A. CHATEAU MIRAVAL
[Adresse 9]
[Localité 8]
représentée par Maître Gilles VERCKEN de la SELARL CABINET VERCKEN et GAULLIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0414
Monsieur [O] [D] [K]
Chez Maître Franck LE MENTEC
[Adresse 3]
[Localité 5]
Copies délivrées le :
- Maître SOUFRAN #K28 (ccc)
- Maître CARON #C500 (executoire)
- Maître VERCKEN #P414 (executoire)
- Maître LE MENTEC #R59 (executoire)représenté par Maîtres Franck LE MENTEC et Pauline KOCH de la SELEURL FRANCK LE MENTEC AVOCAT, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #R0059
Madame [M] [H] [K]
[Adresse 9]
[Localité 8]
défaillant
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assistés de Quentin CURABET, Greffier
DEBATS
A l'audience du 17 Mars 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l'audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 23 Juin 2023 puis prorogé en dernier lieu le 8 Septembre 2023.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Réputé contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
1. Mme [N] et la société ‘Lumières studio - on switch' (la société Lumières studio), qu'elle dirige, ont été chargées, en 2010, respectivement de concevoir et de mettre en oeuvre les installations de lumières de 4 bâtiments du domaine de Miraval, dans le Var, appartenant à la société Château Miraval (la société Miraval), laquelle avait été acquise indirectement par M. [K] et Mme [H], qui devaient occuper la partie résidentielle du site et avaient décidé d'entreprendre des travaux d'ampleur.
2. Les relations se sont dégradées et pour des raisons sur lesquelles les parties s'opposent, la participation de Mme [N] et de sa société a pris fin à compter du 19 mai 2014, avant l'achèvement du chantier.
3. Au terme d'un premier litige opposant Mme [N] et sa société à la société Miraval, la cour d'appel de Paris, par arrêt du 19 avril 2017, estimant la société Miraval fautive, l'a condamnée à payer diverses sommes aux premières au titre de factures impayées, de la contribution au passif de la société Lumières studio et de leur préjudice d'image et de réputation.
4. Invoquant désormais respectivement des atteintes à ses droits d'auteur et une concurrence déloyale et parasitaire du fait de l'achèvement et de la modification sans leur accord de 40 oeuvres créées à l'occasion du chantier, Mme [N] et la société Lumières studio ont assigné la société Miraval ainsi que M. [K], respectivement le 22 mai et le 13 novembre 2019.
5. Elles reprochent par ailleurs à la société Guerlain des atteintes aux droits d'auteurs de Mme [N] sur 3 de ces oeuvres et une concurrence déloyale et parasitaire à l'égard de la société Lumières studio à raison d'une vidéo publicitaire montrant Mme [H] et tournée dans le château. Elles l'ont assignée le 17 mai 2019.
6. Mme [H], mentionnée comme défenderesse, n'a toutefois jamais été régulièrement assignée. Les demanderesses ont confirmé ne pas former de demande contre elle et ont demandé sa mise hors de cause.
7. En cours d'instance, le juge de la mise en état a rejeté une demande d'expertise judiciaire présentée par les demanderesses au motif qu'elle était prématurée et qu'il était préférable de trancher d'abord les contestations de fond. L'instruction a été close le 2 novembre 2022 et l'affaire appelée à l'audience du 17 mars 2023.
Prétentions des parties
Mme [N] et société Lumières studio
8. Dans leurs dernières conclusions (27 octobre 2022), Mme [N] et la société Lumières studio demandent en substance, outre la mise hors de cause de Mme [M] [H], qu'elles avaient initialement tenté d'assigner :
1) à titre principal, une expertise judiciaire des modifications qui auraient été apportées à ses 40 oeuvres, et du préjudice que Mme [N] aurait subi du fait de la publicité tournée sur les lieux, le tribunal devant surseoir à statuer dans l'attente du rapport ;
2) à titre subsidiaire :
a) au titre de la contrefaçon de ses 40 oeuvres, de condamner
i) la société Miraval et M. [K] à payer à Mme [N] 1 000 000 d'euros pour la violation de ses droits moraux d'auteur sur les 40 oeuvres (25 000 par oeuvre) et une provision de 1 000 000 d'euros pour ses droits d'exploitation d'auteur,
ii) la société Guerlain à payer à Mme [N] 500 000 euros pour la violation de ses droits d'exploitation et 500 000 euros pour ses droits moraux, et ce sur les oeuvres Majestic, Egg et Your golden rest ;
iii) outre des mesures d'interdiction contre chacune et la communication de certains « éléments » par la société Guerlain, le tout sous astreintes (aucune communication d'information n'est expressément demandée contre la société Miraval et contre M. [K]) ;
b) au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme, de condamner
i) la société Miraval à payer la société Lumières studio 1 000 000 d'euros de réparation « à parfaire sous réserve de la communication des éléments financiers »
ii) la société Guerlain à payer à la même société 1 000 000 d'euros « à parfaire » sous la même réserve de communication, « notamment du plan média du parfum Mon Guerlain ;
c) le rejet des demandes reconventionnelles, en tant que de besoin la nullité ou subsidiairement la résiliation de l'accord de confidentialité allégué par les défendeurs au principal, plus subsidiairement réduire le montant de la clause pénale invoquée ;
d) la publication du jugement, l'autorisation pour Mme [N] de se rendre sur les lieux afin de photographier ses oeuvres,
3) en tout état de cause, la condamnation solidaire des trois défendeurs à payer à Mme [N] et à la société Lumières studio 50 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre l'exécution provisoire et les dépens « en ce compris les frais d'expertise judiciaire le cas échéant. »
Société Miraval
9. Dans ses dernières conclusions (6 octobre 2022), la société Miraval, en substance, demande d'écarter des pièces comme dépourvues de force probante et :
1) estime Mme [N] et la société Lumières studio irrecevables en leurs demandes, y résiste sur le fond, y compris à l'exécution provisoire ;
2) subsidiairement demande de :
a) limiter la mesure d'instruction à une simple « constatation de l'existence ou non » des seules installations qu'il serait indispensable de vérifier, et d'en limiter l'accès aux seuls avocats.
b) si elle est condamnée à indemniser Mme [N] et la société Lumières studio pour contrefaçon ou pour agissements parasitaires, condamner celles-ci à lui payer une somme égale en y ajoutant 75 000 euros correspondant à ses frais de défense, au titre de leur manquement « à leur obligation précontractuelle d'information et/ou à leur obligation contractuelle de livrer des éléments propres à leur usage » ;
c) si Mme [N] est autorisée à accéder au château Miraval et à y prendre des photographies, la condamner à lui payer une provision de 75 000 euros « à parfaire en fonction de l'utilisation qui sera faite par Mme [N] des photographies ainsi prises en violation de l'accord de confidentialité » ;
d) si Mme [N] obtient la destruction d'installations, condamner celle-ci et la société Lumières studio à lui payer 5,7 millions d'euros (le tribunal observe néanmoins que les demanderesses au principal n'ont pas réclamé de destruction) ;
3) reconventionnellement, en tout état de cause, demande la condamnation solidaire de Mme [N] et de la société Lumières studio à lui payer
a) 35 000 euros de dommages et intérêts pour la violation de l'accord de confidentialité et leur manquement au devoir de prudence,
b) 10 000 euros pour abus, outre une amende civile
c) 75 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
M. [K]
10. Dans ses dernières conclusions (6 octobre 2022), M. [K] résiste aux demandes de Mme [N] et de la société Lumières studio, y compris à l'exécution provisoire, subsidiairement demande de limiter la mesure d'instruction dans les mêmes termes que la société Miraval. Reconventionnellement, il demande la condamnation in solidum de Mme [N] et de la société Lumières studio à une amende et à lui payer 10 000 euros de dommages et intérêts pour abus, à lui payer 75 000 euros encore pour manquement à son obligation contractuelle de confidentialité et 75 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens (à recouvrer par son avocat).
Société Guerlain
11. Dans ses dernières conclusions (22 juin 2022), la société Guerlain résiste à la demande d'expertise, soulève l'irrecevabilité de Mme [N] en ses demandes, y résiste au fond, y compris à l'exécution provisoire (et réclame subsidiairement la constitution d'une garantie), demande reconventionnellement la condamnation in solidum de Mme [N] et de la société Lumières studio à lui payer 1 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive, outre 70 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens (à recouvrer par son avocat).
MOTIVATION
12. Le défaut de force probante d'une preuve fait partie de l'examen de la prétention que cette preuve est supposée soutenir ; il n'est pas un motif de rejet de la preuve, et la demande formulée en ce sens par la société Miraval et par M. [K] n'est en réalité qu'un moyen de défense contre les prétentions dirigées contre eux dans le cadre du procès, et qui sera examiné à ce titre.
I . Autorité de la chose jugée
Moyens des parties
13. La société Miraval estime que l'ensemble des demandes de Mme [N] et de la société Lumières studio dirigées contre elle se heurte à l'autorité de la chose jugée. Elle fait valoir à cet égard, en premier lieu, qu'il y a identité de cause, ce qui correspond selon elle aux faits existants lors de la formation de la demande, c'est-à-dire ici le chantier, les difficultés lors de l'intervention des demanderesses, la fin de la relation contractuelle, l'achèvement et la modification des installations lumineuses par des tiers, et la restitution tardive du matériel. Elle soutient en deuxième lieu que l'objet est le résultat recherché, c'est-à-dire en l'espèce la réparation de préjudices matériels et moraux dont elles avaient déjà demandé la réparation devant la cour d'appel de Paris.
14. La société Lumières studio et Mme [N] répondent que le premier litige était commercial, à propos de factures impayées, qu'aucune demande au titre du droit d'auteur n'avait été soumise au tribunal, que le tribunal de commerce aurait d'ailleurs été incompétent pour en connaitre, et que l'autorité de la chose jugée requiert que la nouvelle instance tende à la même fin que la précédente, ce qui n'est pas le cas ici selon elles.
Appréciation du tribunal
cadre juridique
15. En vertu de l'article 122 du code de procédure civile, la chose jugée est un des motifs du défaut de droit d'agir, constituant une fin de non-recevoir, qui peut être soulevée en tout état de cause (article 123). Le domaine de l'autorité de la chose jugée est déterminé négativement par l'article 1355 du code civil, qui prévoit qu'elle « n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formées par elles et contre elles en la même qualité ».
16. L'article 480 du code de procédure civile prévoit que le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident a, dès sont prononcé, l'autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu'il tranche.
17. S'agissant de l'identité de cause, il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ; ont ainsi la même cause deux demandes en paiement d'une somme d'argent à raison d'un même travail non rémunéré, qu'elles soient fondées sur un salaire différé ou sur un enrichissement sans cause (Cass. Ass. plén. 7 juillet 2006, no04-10.672, Cesareo).
18. En revanche, à l'égard de la chose demandée, le demandeur n'est pas tenu de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits : ainsi, la demande en paiement des loyers d'un immeuble, qui n'a pas le même objet que la demande tendant à faire juger que la vente de cet immeuble était parfaite, ne se heurte pas à l'autorité de chose jugée de la décision rendue sur cette dernière, même si la première a vocation à se compenser avec celle-ci (Cass. 2e civ., 26 mai 2011, no 10-16.735).
19. Il en résulte que le demandeur peut demander la réparation des différentes conséquences d'un même fait dommageable lors de plusieurs procès : dans ce cadre, la demande en réparation des conséquences patrimoniales d'un dommage n'a pas le même objet que la demande en réparation du préjudice d'image ou moral ayant la même cause (voir, par analogie, s'agissant de postes de préjudice corporel, Cass. 2e Civ., 15 décembre 2022, no 21-16.007 ; et a contrario, 2e Civ., 3 juin 2020, no09-13.246).
objet du jugement
20. Lors de l'instance ayant donné lieu à l'arrêt du 19 avril 2017, Mme [N] et la société Lumières studio avaient demandé dans leurs dernières conclusions (10 février 2017), contre la société Miraval :
- la confirmation du jugement en ce qu'il avait condamné celle-ci à leur payer des factures impayées,
- des dommages et intérêts pour chacune « en raison de la rupture brutale et injustifiée de leurs relations contractuelles »
- des dommages et intérêts pour la société Lumières studio à raison des « pertes subies », « à hauteur de [son] entier préjudice », ce qui correspondait au montant du passif de cette société, placée en redressement judiciaire ;
- des dommages et intérêts pour la société Lumières studio du fait de la perte de chance de poursuivre son développement commercial ;
- des dommages et intérêts à chacune pour leur préjudice d'image et moral.
21. Mme [N] et la société Lumières studio demandent aujourd'hui à la même société Miraval, respectivement :
- des dommages et intérêts au titre de la violation des droits d'auteur (moraux et patrimoniaux),
- des dommages et intérêts au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme,
- outre l'interdiction d'exploiter les oeuvres, une demande avant dire droit en expertise judiciaire, et la publication du jugement.
22. La demande d'interdiction n'a pas le même objet que des demandes en dommages et intérêts et ne se heurte donc pas à l'autorité de la chose jugée.
23. En revanche, et par définition, les nouvelles demandes en dommages et intérêts visent comme les précédentes à indemniser un préjudice, et ont donc le même objet et la même cause si le préjudice concerné est le même.
24. Certes, ces nouvelles demandes ont à l'évidence un fondement juridique différent (la contrefaçon de droit d'auteur et la concurrence déloyale ou parasitaire), et comme le soulignent les demanderesses, ce fondement a pour corollaire la compétence exclusive du tribunal judiciaire alors que les premières demandes relevaient du tribunal de commerce.
25. Toutefois, il résulte des principes rappelés ci-dessus au point 17 que le fondement juridique (dont fait partie la qualification juridique de la demande) est indifférent. Quant à l'identité de juridiction compétente, elle ne fait pas davantage partie des conditions à l'autorité de la chose jugée fixées par l'article 1355 du code civil. Que, parmi les différents moyens susceptibles de fonder une même demande, certains relèvent de la compétence exclusive de différentes juridictions est sans incidence sur la possibilité, pour le plaideur, de soulever ensemble tous les moyens utiles. La juridiction saisie est simplement susceptible de renvoyer l'affaire au juge compétent après avoir tranché les moyens principaux relevant de sa propre compétence, le cas échéant, ce qui n'affecte pas défavorablement les droits du demandeur.
26. Autrement formulé, il en résulte que le plaideur qui fait le choix de fonder ses demandes indemnitaires exclusivement sur le droit commun renonce définitivement à les fonder sur la contrefaçon de droit d'auteur.
27. Il faut donc seulement rechercher ici si le préjudice dont les demanderesses demandent la réparation, et sa cause factuelle, sont les mêmes que lors de l'instance relative à leurs premières demandes.
28. Pour la présente instance, Mme [N] reproche à la société Miraval (ses conclusions pp. 154 et s.) d'une part d'avoir « délibérément poursuivi l'exécution de 40 oeuvres précitées, sans [son] accord » et achevé et modifié les oeuvres « par rapport à l'état d'avancement constaté au 19 mai 2014 », d'autre part d'avoir dans ce cadre utilisé sans son autorisation ses « dessins, croquis, plans et photographies » ; ce qui a eu pour conséquence selon elle de l'empêcher « de contrôler la reproduction, la représentation, l'exécution et la finalisation des nombreuses oeuvres qu'elle a réalisées pour le Château de Miraval. » La société Lumières studio lui reproche en substance les mêmes faits fautifs (ses conclusions pp. 189 et s.).
29. Mme [N] en déduit en premier lieu un préjudice moral tiré de la violation de ses droits moraux tenant à l'impossibilité pour elle de revendiquer la paternité des oeuvres ainsi qu'à la dépréciation de celles-ci (ses conclusions pp. 170-171) ; en second lieu, un préjudice patrimonial assimilé à la violation de ses droits patrimoniaux, consistant en un manque à gagner et à la captation de ses investissements de création.
30. La société Lumières studio en déduit un préjudice qu'elle n'explicite pas (ses conclusions pp. 191-192).
31. Or comme le relève la société Miraval, la première demande de Mme [N] et de la société Lumières studio en réparation d'un préjudice moral (et d'image) était fondée entre autres sur les mêmes faits (conclusions du 10 février 2017 devant la cour d'appel, pp. 64-66), à savoir que « leurs travaux ont été récupérés et trahis » car les « conceptions luminaires n'ont pu être correctement achevées », et que « des modifications y auraient été apportées », par des personnes ayant travaillé pour la société Lumières studio et qui ont « repris ses créations », ce qui inclut par définition les éventuels « dessins, croquis, plans et photographies » qu'elle aurait pu réaliser pour le chantier. La nouvelle demande formée par Mme [N] contre le même défendeur en réparation du même préjudice moral se heurte donc à l'autorité de la chose jugée.
32. Il en va de même de la nouvelle demande en dommages et intérêts de la société Lumières studio, qui est elle aussi causée par les mêmes faits que la précédente (l'achèvement et la modification des installations lumineuses), et dont faute de précision le tribunal ne peut présumer qu'elle porte sur un poste de préjudice distinct du préjudice moral dont elle avait déjà demandé la réparation.
33. Les autres demandes indemnitaires des demanderesses avaient pour cause leur « éviction » du chantier, le refus fautif de paiement des factures et la rétention du matériel de la société Lumières studio pendant plusieurs mois. Ces faits ne sont pas inclus dans la cause des nouvelles demandes, fondées sur les agissements de la société Miraval après la cessation des relations, à savoir l'achèvement et la modification des oeuvres ainsi que l'usage des autres créations de Mme [N] (croquis etc.). La demande de celle-ci en dommages et intérêts pour préjudice matériel est donc nouvelle.
34. Enfin, la demande en expertise n'a été rejetée par le juge de la mise en état que dans l'attente du jugement au fond, et la demande en publication du présent jugement est, par hypothèse, liée uniquement au présent procès.
35. Par conséquent, la demande de la société Lumières studio en dommages et intérêts contre la société Miraval ainsi que la demande de Mme [N] en dommages et intérêts pour violation de ses droits moraux, dirigée contre la même société, se heurtent à l'autorité de la chose jugée et sont irrecevables de ce fait, et la fin de non-recevoir est écartée pour le surplus.
II . Demandes fondées sur la contrefaçon de droits d'auteur (expertise et demandes subsidiaires au fond)
36. L'utilité de la mesure d'instruction demandée avant dire droit, formée à titre principal au soutien des demandes en contrefaçon, dépend comme l'a relevé le juge de la mise en état de l'analyse d'un certain nombre de moyens de fond qui ne dépendent pas d'elle mais dont, à l'inverse, son utilité dépend, et qui doivent donc être examinés dans ce but.
1 . Oeuvres invoquées et protection par les droits d'auteur (identification, originalité)
Moyens des parties
37. Mme [N] invoque des droits d'auteur sur 40 installations lumineuses dans le domaine de Miraval, et sur les croquis, plans, maquettes et autres documents qu'elle dit avoir réalisés pour leur fabrication. Elle indique d'une façon générale avoir créé un parcours autour des jeux de lumière (naturelle et artificielle), dont elle contrôlait la réalisation par des intervenants qui n'étaient que techniciens ou intermédiaires, jusqu'à son éviction qui l'a empêchée de contrôler l'achèvement des oeuvres, celui-ci étant prouvé selon elle par l'absence de réserve à leur sujet dans le procès-verbal de réception. N'ayant depuis eu aucun accès aux oeuvres et les défendeurs n'en communiquant aucune photographie, elle estime d'une part ne pouvoir apporter de meilleure preuve de leur identification et originalité que ses croquis, carnets de détails, plans et maquettes, d'autre part qu'une expertise est nécessaire pour présenter les oeuvres dans leur état actuel.
38. L'originalité des oeuvres provient, expose-t-elle, de la maitrise des effets de lumière, qui est protégeable, comme cela a été reconnu par exemple pour l'éclairage de la tour Eiffel, et d'effets, notamment immersifs, dépassant le simple savoir-faire et la contrainte technique. Elle se prévaut par ailleurs d'un rapport ayant estimé que l'originalité devrait être présumée sauf à ce que le défendeur fasse naitre un doute sérieux, car la preuve de l'originalité serait pour le « titulaire de droit » une exigence excessive contraire à la directive 2001/29, et estime qu'il faut tenir compte ici de « la mauvaise foi générale » des défendeurs qui contesteraient tout systématiquement et refusent de communiquer les photos des oeuvres achevées. Elle se prévaut également de sa qualité d'artiste, qui serait un indice de ce qu'elle apporte une part d'elle-même dans toutes ses productions. Elle expose dans ce cadre, pour chacune des 40 installations en cause, ce qui porte selon elle l'empreinte de sa personnalité, en s'appuyant sur les carnets de détails, planches graphiques et maquettes qu'elle dit avoir réalisés lors du chantier.
39. Les défendeurs estiment en premier lieu les oeuvres insuffisamment identifiées, en ce sens que la demanderesse n'identifierait pas précisément leurs caractéristiques originales et leur forme sensible (identifiable avec une précision suffisante). Ils ajoutent à cet égard que l'on ne peut revendiquer la lumière naturelle, ni un « effet ». S'agissant en particulier des croquis et autres documents, ils reprochent à Mme [N] de ne pas indiquer sur lequel ou lesquels un droit existerait (ces documents étant « versés pêle-mêle »), estiment qu'au demeurant les documents communiqués ne sont que des projets non protégeables, n'ont pas de date certaine ce qui les priverait de force probante et empêcherait d'identifier l'oeuvre, faute de pouvoir déterminer son antériorité par rapport aux faits de contrefaçon allégués, et seraient de façon générale impropres à identifier les oeuvres car incomplets ou incohérents pour certains d'entre eux avec ce qui est revendiqué pour celles-ci.
40. Ils contestent en second lieu toute originalité aux oeuvres invoquées. Ils soutiennent que la description « lyrique » (relative à ses intentions) puis technique (s'appuyant sur les plans) qu'en donne la demanderesse n'indique pas quels sont les choix déterminant la forme des oeuvres ni en quoi ces choix seraient libres et créatifs, au-delà d'une idée, d'un concept, d'un savoir-faire ou de la technique, outre qu'ils rappellent contester la force probante des documents, non datables et selon eux produits pour les besoins de la cause.
Appréciation du tribunal
41. Conformément à l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur l'oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.
42. La protection d'une oeuvre de l'esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale, en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable.
43. De même, il résulte de l'interprétation de la directive 2001/29 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, qui encadre la notion d'oeuvre conditionnant la protection exigée par ce texte, qu'une oeuvre implique un objet original, c'est-à-dire une création intellectuelle propre à son auteur, qui en reflète la personnalité en manifestant ses choix libres et créatifs ; et cet objet doit être identifiable avec suffisamment de précision et d'objectivité, ce qui exclut une identification reposant essentiellement sur les sensations de la personne qui reçoit l'objet (CJUE, 12 septembre 2019, Cofemel, C-683/17, points 29 à 35).
44. De même, la propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés (Cass. 1re Civ., 29 novembre 2005, no04-12-721 ; 1re Civ., 16 janvier 2013, no12-13.027).
45. Dans ce cadre, il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. En effet, seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.
46. Cette charge correspond à l'effort minimal de motivation attendu de tout demandeur à un procès ; elle ne requiert en elle-même la recherche d'aucune preuve, et n'expose donc celui qui invoque un droit d'auteur à aucune contrainte excessive au regard de la directive 2001/29 ou de la directive 2004/48, et ce d'autant moins lorsque le demandeur est celui qui se dit auteur et est donc le mieux à même de savoir ce qui est supposé refléter sa propre personnalité.
Cadre d'analyse au regard de l'interruption de la participation de Mme [N] au chantier
47. La présente espèce a toutefois ceci de particulier que Mme [N] revendique en substance des oeuvres qu'elle a voulu créer sans pouvoir en superviser la fin de la fabrication et sans avoir eu accès aux oeuvres achevées.
48. Elle reproche en effet, d'une part, à M. [K] et à la société Miraval de les avoir achevées sous une forme modifiée (et sans la citer), violant son droit moral, et en utilisant ses croquis, plans et maquettes, violant ses droits patrimoniaux, d'autre part à la société Guerlain d'avoir reproduit trois de ces oeuvres dans deux films publicitaires.
49. À cet égard, l'article L. 111-2 du code de la propriété intellectuelle précise que l'oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur.
50. Il en résulte que le caractère inachevé d'une oeuvre par rapport à la conception de l'auteur n'est pas en soi un obstacle à sa protection par le droit d'auteur : l'oeuvre créée est une réalisation partielle de la conception (initiale) de l'auteur, elle n'en est pas pour autant privée de protection si elle est originale. En revanche, dans cette hypothèse, l'oeuvre ainsi créée, donc la forme protégée, n'est pas égale à la conception initiale de l'auteur prise dans son entier : seul ce qui a été réalisé sous une forme sensible est protégeable, et non une conception restée virtuelle. Il a ainsi été jugé que le droit moral de l'architecte ayant conçu un ensemble immobilier dont seule la première tranche avait été construite ne faisait pas obstacle à la construction mitoyenne d'un autre bâtiment (à la place du bâtiment projeté) s'affranchissant du projet initial (Cass. 1re Civ., 17 octobre 2012, no11-18.638, publié).
51. Sont ainsi invocables ici, en principe, à la fois les installations lumineuses achevées, les documents préparatoires (plans, maquettes, etc), et les installations en cours de réalisation telles qu'elles se trouvaient lorsque Mme [N] a quitté le chantier.
52. Toutefois, si celle-ci invoque en passant l'article L. 111-2 et la protection des oeuvres inachevées, elle n'identifie pas les installations en cause dans leur état inachevé, et ne décrit au contraire dans ses conclusions que ce qui était censé être réalisé, autrement dit sa conception. Les installations dans leur état inachevé, faute d'être identifiées, ne peuvent fonder une condamnation en contrefaçon. Pour le surplus, ce qui peut être utilement invoqué dépend de la date des faits litigieux (selon qu'ils précèdent ou non l'achèvement des installations lumineuses en cause).
S'agissant des faits reprochés à M. [K] et à la société Miraval
53. Les installations achevées ne peuvent pas être opposées à M. [K] et à la société Miraval dès lors que ce qui leur est reproché est précisément d'avoir réalisé cet achèvement : si l'oeuvre en cause est l'installation achevée, alors par hypothèse elle n'existait pas encore lorsque les défendeurs l'ont réalisée. Seuls les documents préparatoires peuvent donc leur être utilement opposés.
54. Tous les documents ou maquettes préparatoires, en tant qu'objets matériels, sont formellement identifiables. Ils sont« versés pêle-mêle » comme le critiquent à juste titre les défendeurs, et il faut donc s'en tenir uniquement à ceux qui sont expressément visés et explicités dans les conclusions de Mme [N] lorsqu'elle définit les oeuvres qu'elle invoque.
55. Mme [N] déduit leur originalité de celle de l'oeuvre dont ils préparaient la réalisation, ce qui est possible si les caractéristiques revendiquées de l'oeuvre finale sont toutes présentes dans ces éléments préparatoires (il ne s'agit alors que d'une modalité de description des éléments préparatoires, sans incidence). Cela revient également à considérer ensemble, comme un tout, les éléments préparatoires relatifs à chaque installation lumineuse. Un tel procédé est encore pertinent dès lors que ces éléments ont effectivement vocation à être vus et utilisés ensemble pour décrire un tout cohérent (les caractéristiques de l'installation projetée).
56. En revanche, il est nécessaire que les oeuvres ainsi constituées par les éléments préparatoires ou leur regroupement préexistent aux travaux litigieux réalisés par les défendeurs. Mme [N] est certes placée dans une situation difficile, devant prouver a posteriori un fait passé consistant en une multitude d'éléments épars, mais c'est à elle qu'incombe de prouver les faits nécessaires au succès de ses prétentions, et donc l'existence préalable d'une oeuvre. Au demeurant, l'allégation de Mme [N] selon laquelle les défendeurs ont utilisé ses documents pour achever les installations implique qu'ils y ont eu accès, donc que ces documents leur aient été communiqués lors du chantier, et que des personnes les aient vus, ce qui peut se prouver par des moyens de preuve accessibles et usuels (courriels, compte-rendus de réunion signés ou envoyés par courriel, témoignage des très nombreuses personnes intervenues sur le chantier...).
57. Or comme le soulignent à juste titre les défendeurs, les différents carnets de détails, planches techniques ou maquettes invoqués par Mme [N] ne sont inscrits dans aucun contexte vérifiable. Certes, des courriels sont invoqués par Mme [N] pour attester de certaines créations antérieures, mais leur contenu ne correspond pas à ce qui est ensuite revendiqué (ainsi des courriels échangés avec M. [K] au sujet de l'éclairage de l'escalier, qu'elle invoque dans ses conclusions p. 35 mais dont la lecture révèle qu'ils contiennent des éléments différents des caractéristiques revendiquées pour cette oeuvre, dans ses conclusions pp. 54 et s.). L'antériorité des éléments revendiqués comme oeuvre par la demanderesse par rapport aux faits de contrefaçon qu'elle dénonce n'est donc pas suffisamment prouvée.
58. Il en résulte que, même à les supposer originaux, ils ne peuvent fonder une condamnation en contrefaçon.
S'agissant des faits reprochés à la société Guerlain
59. À l'égard de la société Guerlain, qui n'a pas achevé les installations mais les aurait reproduites après leur achèvement dans un film publicitaire, les installations achevées sont par hypothèse antérieures aux faits litigieux. Il faut alors rechercher si elles sont protégées par le droit d'auteur et le cas échéant si le demandeur est fondé à s'en prévaloir. S'agissant des documents préparatoires, qui sont décrits comme ayant les mêmes caractéristiques que les oeuvres achevées, la conclusion tirée de l'analyse de celles-ci peut leur être transposée.
60. Le seul moyen d'identifier formellement les oeuvres achevées est d'y être confronté, ce qui, en l'absence de reproduction communiquée par M. [K] ou la société Miraval, ne peut être fait que par une constatation là où elles se trouvent, sans que ceux-ci puissent se plaindre de l'intrusion rendue nécessaire par leur propre attitude procédurale. Néanmoins, cette recherche n'est utile que si l'oeuvre, telle que revendiquée par la personne qui s'en prétend l'auteur, est susceptible d'être originale, à supposer qu'elle ait ensuite été réalisée selon ces caractéristiques. L'utilité d'une mesure d'instruction dépend donc de cette analyse préalable. Trois oeuvres sont concernées par les faits reprochés à la société Guerlain.
61. 1) Majestic. Mme [N] invoque l'éclairage d'un escalier sur trois niveaux, d'une part par deux sources de lumière artificielle sur le sol du rez-de-chaussée pouvant éclairer la sous-face de l'escalier vers le haut, d'autre part par trois sources lumineuses situées en haut de l'édifice dans un faux-plafond créé spécialement (« désaxé part rapport à l'axe longitudinal du bâtiment et par rapport au plan horizontal ») et dissimulant le toit : une source de lumière naturelle venant d'une fenêtre de toit, détournée par un conduit dans le faux-plafond et ouvrant sur le mur du palier du 2e étage, deux sources de lumière artificielle éclairant de haut en bas une partie du bas de l'escalier, selon un angle particulier, à travers deux ouvertures placées dans deux parois du faux-plafond ; de telle sorte que, en descendant l'escalier, on sorte de l'ombre pour entrer dans la lumière de façon majestueuse. Le fait que plusieurs éléments nécessaires à l'ensemble ne soient pas précisés, comme le soulignent les défendeurs (par exemple l'intensité de la lumière), est indifférent dès lors qu'ils ne sont pas revendiqués et que l'installation peut avoir plusieurs états, donc plusieurs formes sensibles différentes : l'installation décrite, une fois achevée, est visuellement identifiable.
62. Néanmoins, la combinaison des caractéristiques alléguées reste banale et ne suffit pas à donner à l'installation une forme originale : le simple principe d'un faux-plafond désaxé, associé à l'éclairage d'un escalier par deux lumières descendantes, même selon un angle précis (cet angle n'étant pas explicité, ce qui ne permet pas de rechercher en quoi il pourrait être un choix personnel), et deux lumières ascendantes éclairant sa sous-face, ainsi qu'au fait de détourner la lumière naturelle en la faisant passer par un mur vertical, ne sont pas, même pris ensemble, des choix créatifs propres à Mme [N] qui pourrait interdire à quiconque de les mettre en oeuvre ailleurs. Quant à la sortie majestueuse de l'ombre, il ne s'agit en soi que d'une idée, non appropriable. L'installation Majestic et l'ensemble des documents préparatoires qui y sont relatifs ne sont donc pas des oeuvres de l'esprit.
63. En toute hypothèse, à supposer que la combinaison de ces caractéristiques soit originale, il ressort du film litigieux que cette combinaison n'y est pas reproduite : le plafond désaxé n'y est pas perceptible (ce qui est seul pertinent, et non, comme le soutient Mme [N], le fait qu'il ait été techniquement utilisé), pas plus que la source détournée de lumière naturelle au 2e étage ; on ne peut pas identifier de source de lumière particulière (au contraire l'ensemble semble baigné d'une lumière continue dont l'origine est difficile à déterminer), et si l'éclairage n'est pas absolument uniforme (une partie de l'escalier est plus sombre que l'autre) il ne s'agit pas à proprement parler d'une ombre, de sorte que l'on ne peut pas en sortir (fût-ce de façon majestueuse). En définitive, il est manifeste que le film résulte de choix d'éclairage distincts de ceux que revendique Mme [N].
64. 2) Egg. Mme [N] décrit des niches ovales en forme de demi-oeuf, en creux dans le mur, avec une source lumineuse à la base et un réflecteur dessiné spécialement, de sorte que la lumière semble « venir de la profondeur des murs », « posant une nouvelle fois à l'observateur, la question des limites. » Indépendamment de ces intentions, qui sont peu pertinentes dès lors qu'elles ne sont qu'un ressenti et non la traduction d'une caractéristique formelle de l'oeuvre, l'installation ainsi décrite ne présente pas de caractéristique originale : il ne peut être sérieusement soutenu que le choix d'une niche en matière réfléchissante, en forme d'oeuf et éclairée par le bas (la particularité du « réflecteur » n'étant pas exposée par la demanderesse) soit un choix créatif portant l'empreinte de la personnalité de son auteur. Ainsi, à supposer que l'installation ait pu entièrement être réalisée selon les instructions de Mme [N], il ne s'agit pas d'une oeuvre de l'esprit.
65. 3) Your golden rest. L'élément caractéristique de l'oeuvre selon la demanderesse est un « halo de lumière doré » qui s'inscrit dans une alcôve dont la forme n'est pas revendiquée précisément (et les croquis communiqués montrent une forme soit arrondie soit rectangulaire), ce qui n'est pas original.
66. Ainsi, même à supposer que les trois installations concernées aient été achevées conformément aux caractéristiques invoquées par Mme [N], elles ne sont pas protégées par le droit d'auteur. Il en va de mêmes des documents préparatoires qui y sont relatifs.
67. Par conséquent, la demande d'expertise tendant à prouver la contrefaçon de droit d'auteur, et les demandes au fond à ce titre (dommages et intérêts, interdiction, communication d'information) doivent être rejetées.
III . Demande en concurrence déloyale et parasitaire
68. La demande dirigée contre la société Miraval étant irrecevable, seule la demande en parasitisme dirigée contre la société Guerlain peut être examinée au fond.
69. Est fautif, au sens de l'article 1240 du code civil, le fait, pour un agent économique, de se placer dans le sillage d'une entreprise en profitant indument des investissements consentis ou de sa notoriété, ou encore de ses efforts et de son savoir-faire ; qualifié de parasitisme, il résulte d'un ensemble d'éléments appréhendés dans leur globalité (Cass. Com., 4 février 2014, no13-11.044 ; Cass. Com., 26 janvier 1999, no 96-22.457), et qu'il faut interpréter au regard du principe de liberté du commerce et de l'industrie.
70. Il incombe donc à celui qui impute à un tiers des actes parasitaires de rapporter ce qui est le fruit d'investissements et efforts humains et financiers de sa part, lesquels ne se déduisent pas de la seule longévité et du succès de la commercialisation de l'objet copié ou imité (Cass. Com. 5 juillet 2016, no14-10.108).
71. La société Lumière studios se prévaut de son travail lors du chantier, qui aurait été pillé par la société Guerlain. Mais la société Lumières studio a été rémunérée pour le travail accompli et son client, la société Miraval, avait sauf convention contraire le droit d'utiliser comme elle l'entendait le fruit de ce travail, ce qui incluait le droit d'autoriser ou non un tiers à tourner un film dans les lieux concernés, de sorte que ce tiers n'a manifestement commis aucune faute à ce titre. Le fait que les lieux du tournage du film de la société Guerlain contiennent des installations achevées sans la société Lumières studio est indifférent, celle-ci n'ayant aucun droit privatif sur le travail qu'elle avait débuté.
72. Par conséquent, la demande, manifestement mal fondée, est rejetée.
73. Il résulte du rejet de l'ensemble des demandes principales que les demandes en publication du jugement et en autorisation d'accéder à la propriété de la société Miraval sont infondées, et par conséquent rejetées.
IV . Demandes reconventionnelles de la société Miraval et de M. [K] pour violation de l'obligation de confidentialité et du devoir de prudence
Moyens des parties
74. M. [K] et la société Miraval reprochent à Mme [N] d'avoir fait état publiquement, dans la presse, de ses travaux au domaine de Miraval, et d'avoir diffusé des photographies de certains installations sur le site internet de la société Lumières studio, et ce en violation selon eux d'une obligation de confidentialité contractée envers M. [K], manquement contractuel que la société Miraval invoque sur le fondement de la responsabilité délictuelle à son égard.
75. La société Miraval lui reproche en outre d'avoir manqué au devoir de prudence auquel chacun est tenu en les accusant dans la presse d'avoir « coulé [sa] boite » et de s'être « approprié [son]travail », sans même attendre de décision définitive, en affirmant de façon mensongère que la société Miraval aurait organisé le débauchage de Mme [S], et en divulguant dans la presse le contenu de pièces échangées lors de la procédure antérieure (l'attestation de l'architecte du chantier et le contenu de courriels échangés avec M. [K]).
76. M. [K] invoque la clause de l'accord de confidentialité prévoyant que la divulgation d'information confidentielle donnerait droit à un montant minimum de dommages et intérêts de 75 000 euros. La société Miraval dit subir de ce fait un discrédit et une atteinte aux relations avec ses prestataires, et fait valoir que les propos de Mme [N] ont été beaucoup relayés, ce qui caractérise selon elle un préjudice de 35 000 euros.
77. Mme [N] conteste l'existence d'un accord de confidentialité, faute pour l'acte invoqué d'avoir été paraphé sur chaque page, en demande la résiliation au motif qu'il s'agirait d'un contrat à durée indéterminée, et conteste en tout état de cause l'avoir violé, faisant valoir que les « rares représentations des oeuvres » sur son site internet ne mentionnent pas le nom de M. [K] ou de Miraval, et qu'elle a donné des interviews suite à une décision de justice publique sans rien révéler de plus que ce que cette décision contient. Elle estime subsidiairement que le montant de la clause pénale est disproportionné. À l'égard de la société Miraval, elle estime qu'aucune faute, préjudice ni lien de causalité n'est justifié.
Appréciation du tribunal
à l'égard de M. [K]
78. L'article 1322 du code civil, dans sa rédaction en vigueur à la date du contrat en cause, dispose que l'acte sous seing privé, reconnu par celui auquel on l'oppose, ou légalement tenu pour reconnu, a, entre ceux qui l'ont souscrit et entre leurs héritiers et ayants cause, la même foi que l'acte authentique. L'article 1323 précise que celui auquel on oppose un acte sous seing privé est obligé d'avouer ou de désavouer formellement son écriture ou sa signature.
79. Au cas présent, Mme [N] ne conteste pas sa signature, mais seulement, de façon implicite, le contenu des pages de l'acte précédent la dernière, qui seule est signée. La page signée (pièce [K] no39, p. 11) contient seulement, en langues anglaise et française, la mention suivante, « Par leurs signatures ci-dessous, les parties ci-présentes ont approuvé et ont signé l'Accord à la date indiquée ci-dessus. Fait en deux exemplaires. » puis, uniquement dans la partie consacrée à la version anglaise, « Briarcliff trust. By/Par: [vide] Title/Fonction: [vide] promisor/promettant » suivi d'une signature, puis du nom « [V] [N] ». L'unique signature est donc celle de Mme [N], ce qu'elle admet, et à l'évidence cette page est la dernière d'un ensemble. Elle porte, en bas à droite, le nombre « 11 ». Elle est donc la 11e page de cet ensemble. Or l'acte communiqué par M. [K] contient bien 11 pages, qui se suivent sans discontinuité, tandis que Mme [N] n'allègue pas quel serait le contenu de l'acte qu'elle a signé s'il était différent de celui que communique M. [K].
80. Sa contestation est donc manifestement artificielle et le contenu de l'acte est suffisamment établi par le document, certes non paraphé, communiqué par M. [K].
81. Il ressort de cet acte que Mme [N] s'est engagée, d'une part, « à ne prendre aucune photographie » (clause 1.4), d'autre part à « ne pas divulguer [...] pendant ou après la cessation de la relation contractuelle [...] des Informations Confidentielles » (clause 3.1), lesquelles sont définies à la clause 2.1 comme les « informations, documents et/ou objets relatifs aux Bénéficiaires » (c'est-à-dire M. [K], Mme [H] et une société tierce) auxquels Mme [N] était susceptible d'avoir accès ou qu'elle était susceptible d'apprendre ou d'obtenir dans le cadre de sa mission. S'ensuit une liste d'exemple (introduite par « notamment ») mentionnant les informations concernant différentes sociétés dont la société Miraval, les membres de la famille [K], les informations de nature financière, médicale, commerciale, légale ou contractuelle à leur sujet.
82. Le contrat prévoit en outre (clause 4.1) que Mme [N] s'engage « à ne pas utiliser, se référer ou exploiter de quelque manière que ce soit [...] le nom de [K] et/ou [H] et/ou leur image ou leur identité (ci-après ‘le Nom et l'Image') pour promouvoir, montrer, décrire, présenter ou exposer (ci-après ensemble ‘promouvoir') les Services [...], à ne pas faire allusion ou divulguer le Nom et l'Image [...] à toute personne [...] dans le but d'utiliser ou de promouvoir des produits ou services dans une publication, une interview, une publicité ou toute autre utilisation [...]. [Mme [N]] s'engage à ne pas participer aux interviews (orales ou écrites) ni à écrire, préparer ou aides à la préparation de livres, articles, programmes ou autres communications écrites, divulguant ou étant relatifs [...] aux Nom et Image [...]. » La clause 4.2 insiste en substance sur l'importance accordée à la valeur commerciale du nom de M. [K] et de Mme [H].
83. Ces obligations sont prévues sans limitation de durée en raison de leur nature même, sans que le contrat puisse s'analyser en un contrat à durée indéterminée susceptible d'être résilié. Mme [N] en est donc toujours tenue.
84. Il est constant que les 3 photographies que M. [K] et la société Miraval reprochent à Mme [N] d'avoir mises en ligne sur le site internet de sa société sont des photographies des installations en cours de fabrication sur le chantier. Mme [N] ne conteste pas les avoir prises, et n'allègue pas de motif, dans le contrat de confidentialité, faisant exception à l'interdiction générale de prendre des photographies. Elle a donc manqué à son obligation de ne pas prendre de photographies.
85. Il est établi (pièce [K] no40, également pièce [N] no3) et au demeurant non contesté que Mme [N] a fait des déclarations à un journaliste en vue d'un article dans le journal Libération relatif aux services qu'elle a fournis au chantier de la société Miraval et à son différend ultérieur, le titre de l'article reprenant notamment entre guillemets : « [D] [K] a coulé ma boite et s'est approprié mon travail ». Sa participation active à cet article est également confirmée par la photo de Mme [N] dont la légende indique qu'elle a été prise quelques jours auparavant et qui a donc été spécialement prise ou envoyée au journal pour les besoins de l'article, et par le fait que l'article contient de nombreuses informations précises, jusqu'à la citation de correspondances entre Mme [N] et M. [K], qui ne figurent pas à l'arrêt de la cour d'appel et ont donc nécessairement été communiquées au journaliste par Mme [N].
86. Ainsi, Mme [N] a aidé à écrire un article relatif au nom de M. [K], en lien avec sa participation au chantier, ce qui lui était interdit, et ce nonobstant le contexte conflictuel ultérieur, qui n'était pas en soi un motif pouvant l'exonérer de son obligation.
87. La clause pénale invoquée par M. [K] figure à la clause 7, qui stipule que « tout manquement ou toute violation substantielle de cet accord en raison de la divulgation par le Promettant d'Informations Confidentielles à des tiers et/ou de toute Exploitation non autorisée ou Utilisation Interdite des Nom et Image de [K] et/ou [H] entraineront un préjudice » de sorte que « le Promettant s'engage à verser à la Société, le montant de la rémunération financière reçue directement ou indirectement par le Promettant en contrepartie de l'exploitation de toute Information Confidentielle ou de sa divulgation à tout tiers, sans que ce montant puisse être inférieur à (...) (€75,000), comme juste et raisonnable montant des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par les Bénéficiaires et/ou Parties Liées pour toute perte ou dommage résultant de chaque manquement substantiel aux termes des présents » (soulignement ajouté par le tribunal).
88. Or « la Société » visée à cette clause est définie dans le préambule comme la société Briarcliff trust, dont M. [K] n'allègue pas être ici le mandataire (au contraire, il prend soin, dans sa citation de la clause 7, d'omettre la partie de la phrase concernant la personne à qui verser l'indemnité), et il est évidemment infondé à réclamer à son profit l'application d'une clause qui prévoit le paiement à un tiers. Et, estimant n'avoir « pas à démontrer l'existence d'un préjudice pour voir ce dernier réparé », il n'allègue ni ne démontre aucun préjudice personnel. Sa demande doit, par conséquent, être rejetée.
à l'égard de la société Miraval
89. La violation d'un « devoir général de prudence » invoquée par la société Miraval revient à instaurer par un moyen détourné une limitation non prévue par la loi à la liberté d'expression, droit fondamental auquel seule la loi peut apporter des réserves. Ce moyen est ainsi grossièrement infondé.
90. S'agissant du dommage qui résulterait pour elle du fait de la violation du contrat la liant avec M. [K], le seul préjudice invoqué par la société Miraval est le discrédit (et le fait que ses relations avec ses prestataires auraient été mises à mal). Mais, en premier lieu, le fait pour Mme [N] d'avoir pris puis mis en ligne trois photographies des installations sans mention du lieu ni du propriétaire n'est évidemment pas de nature à jeter le discrédit sur la société château Miraval, qui n'est pas identifiable. En second lieu, si l'exploitation par Mme [N] du nom de M. [K] a été faite d'une façon très critique, la société Miraval n'expose pas en quoi elle en a personnellement subi un préjudice, se contentant d'alléguer celui-ci par principe et de façon générale.
91. Par conséquent, les demandes sont rejetées.
V . Demandes reconventionnelles pour abus
92. En application de l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.
93. Le droit d'agir en justice dégénère en abus lorsqu'il est exercé en connaissance de l'absence totale de mérite de l'action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l'autre partie à se défendre contre une action ou un moyen que rien ne justifie sinon la volonté d'obtenir ce que l'on sait indu, une intention de nuire, ou une indifférence totale aux conséquences de sa légèreté.
94. Mme [N] et la société Lumières studio ont agi pour obtenir des sommes considérables sur la base d'éléments manifestement très fragiles voire lacunaires, ce qui devait les inviter à la prudence. Néanmoins, elles étaient placées dans une situation factuelle particulière expliquant une partie de la fragilité de leur position, qu'elles pouvaient légitimement espérer conforter par une constatation sur les lieux du chantier que leur argumentation cherchait vainement mais sans mauvaise foi à justifier. Il s'agit certes de leur deuxième procès intenté contre la société Château Miraval, mais une partie de leurs demandes étaient nouvelles et l'erreur d'analyse qu'elles ont commise pour les autres ne résulte pas d'une légèreté inexcusable. Ainsi, à l'égard de la société Miraval et de M. [K], elles pouvaient encore se croire, par une erreur compréhensible, légitimes à agir.
95. À l'égard de la société Guerlain, la demande repose certes sur une interprétation extrêmement déséquilibrée des droits qu'un auteur putatif est susceptible de tirer de sa création, mais qui n'est pas tout à fait, ici, d'une gravité telle qu'elle serait en soi fautive en l'absence par ailleurs de comportement déloyal, trompeur ou désinvolte.
96. Par conséquent, les demandes pour abus doivent être rejetées.
VI . Dispositions finales
97. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.
98. Mme [N] et la société Lumières studio perdent le procès pour l'essentiel et sont donc tenues in solidum aux dépens. Elles doivent par suite indemniser les défendeurs des frais qu'il ont dû exposer, en tenant compte des diligences considérables rendues nécessaire par les demandes, mais aussi, s'agissant de la société Miraval et de M. [K], de ce qu'ils ont eux-mêmes engendré des frais supplémentaires inutiles par leur demande reconventionnelle infondée au titre de la confidentialité. Ce qui correspond, en tenant compte de l'équité (et en l'absence d'information concrète sur la situation économique des parties condamnées) à 45 000 euros chacun pour M. [K] et la société Miraval, et 35 000 euros pour la société Guerlain.
99. Les parties gagnantes n'ont pas demandé l'exécution provisoire, qui n'est pas de droit dans la présente affaire, introduite avant 2020. Et celles qui l'avaient demandée perdent le procès, de sorte que leur demande peut être rejetée.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal :
Met hors de cause Mme [H] ;
Déclare irrecevable la société Lumières studio en sa demande en dommages et intérêts contre la société Miraval pour « agissements déloyaux et parasitaires » ;
Déclare irrecevable Mme [V] [N] en sa demande en dommages et intérêts contre la société Miraval au titre de la violation de ses droits moraux d'auteur ;
Rejette la demande d'expertise ;
Rejette les demandes de Mme [N] en dommages et intérêts, interdiction, communication d'information pour contrefaçon de droits d'auteur ;
Rejette la demande de la société Lumières studio en dommages et intérêts contre la société Guerlain pour agissement déloyaux et parasitaires
Rejette les demandes de Mme [N] et de la société Lumières studio en publication du jugement et autorisation de se rendre sur les lieux ;
Rejette les demandes de M. [K] et de la société Château Miraval en dommages et intérêts pour violation de l'obligation de confidentialité et manquement à un devoir de prudence ;
Rejette les demandes de la société Guerlain, M. [K] et la société Miraval en dommages et intérêts pour abus ;
Condamne in solidum Mme [N] et la société Lumières studio aux dépens ainsi qu'à payer 45 000 euros à la société Miraval, 45 000 euros à M. [K] et 35 000 euros à la société Guerlain au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Rejette la demande d'exécution provisoire.
Fait et jugé à Paris le 08 Septembre 2023
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABE Irène BENAC