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20/07/2023 | FRANCE | N°21/15912

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Ct0196, 20 juillet 2023, 21/15912


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
1ère section

No RG 21/15912
No Portalis 352J-W-B7F-CVHRT

No MINUTE :

Assignation du :
12 octobre 2021

JUGEMENT
rendu le 20 juillet 2023
DEMANDERESSE

S.A.S. TEOLAB
[Adresse 2]
[Localité 3]

représentée par Me Grégoire LOUSTALET du Cabinet LWM AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0208

DÉFENDERESSE

S.A.S. ESSITY FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 4]

représentée par Me Virginie ULMANN de l'AARPI BAKER et MC KENZIE, avocat au barreau

de PARIS, vestiaire #P0445

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
M...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
1ère section

No RG 21/15912
No Portalis 352J-W-B7F-CVHRT

No MINUTE :

Assignation du :
12 octobre 2021

JUGEMENT
rendu le 20 juillet 2023
DEMANDERESSE

S.A.S. TEOLAB
[Adresse 2]
[Localité 3]

représentée par Me Grégoire LOUSTALET du Cabinet LWM AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0208

DÉFENDERESSE

S.A.S. ESSITY FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 4]

représentée par Me Virginie ULMANN de l'AARPI BAKER et MC KENZIE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0445

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur [Y] [G], Juge,

assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière

en présence de Madame Anne BOUTRON, magistrat en stage de pré affectation.

DEBATS

A l'audience du 16 mai 2023 tenue en audience publique, avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 20 juillet 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

1. La société Teolab a pour activité la conception, la production, la distribution, la promotion et la vente de produits de bien-être et notamment de produits d'hygiène féminine qu'elle commercialise sous la marque "Lunéale". Elle indique notamment avoir créé et commercialisé une coupe menstruelle désignée sous le nom "la cup Lunéale".

2. La société Teolab a déposé le 7 août 2017 la marque verbale française "Mon corps, mes règles" enregistrée sous le numéro 4381598 pour désigner les produits et services suivants : en classe no3 les lingettes nettoyantes pour l'hygiène féminine, les nettoyants non médicamenteux pour l'hygiène intime, les préparations de lavage pour la toilette intime, déodorantes ou pour l'hygiène, les produits lavants ou déodorants pour la toilette intime, les produits nettoyants à usage intime non médicamenteux, en classe no 5: les articles absorbants destinés à l'hygiène personnelle, les préparations et articles d'hygiène, les produits d'hygiène féminine, les serviettes périodiques, les slips périodiques, les tampons hygiéniques, les tampons pour la menstruation, et en classe no 10 les coupes menstruelles.

3. La société Essity France est chargée de la commercialisation et de la distribution en France de certaines marques du groupe Essity auquel elle appartient et qui a pour activité la commercialisation de produits d'hygiène et de santé notamment sous la marque "Nana", détenue par la société suédoise Essity Hygiene and Health Aktiebolag.

4. La société Teolab indique avoir découvert au mois de juin 2021 que la société Essity France promouvait depuis le mois de mars, notamment sur les réseaux sociaux, des culottes menstruelles sous la marque Nana avec le slogan "votre corps, ses règles", ce qu'elle a fait constater par un huissier de justice qui en a dressé procès-verbal les 28 juin et 5 juillet 2021.

5. Par courrier du 26 juillet 2021, la société Teolab a mis en demeure la société Essity France de retirer le contenu prétendument contrefaisant et a sollicité l'indemnisation de son préjudice. La société Essity France a procédé au retrait de la mention litigieuse mais a contesté toute responsabilité.

6. C'est dans ce contexte que par acte d'huissier de justice du 12 octobre 2021, la société Teolab a fait assigner la société Essity France devant le tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de marque et de droit d'auteur.

7. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 15 juillet 2022, la société Teolab demande au tribunal de :
- La dire recevable et bien fondée en son action et en ses demandes à l'encontre de la société Essity France ;
Et, à titre principal, de :
- Dire et juger que la société Essity France a commis des actes de contrefaçon de la marque française no4381598 par l'exploitation des signes similaires à la marque "mon corps, mes règles";
- Dire et juger que le slogan « mon corps, mes règles » est original et qu'elle est présumée titulaire des droits d'auteur sur ce slogan ;
Et, en conséquence, de :
- Condamner la société Essity France à lui verser:
- la somme de 5.849.794 euros au titre de la contrefaçon de la marque no4381598 "mon corps mes règles" ;
- 5.849.794 euros au titre de la contrefaçon de l'oeuvre "Mon corps mes règles" ;
- la somme complémentaire de 50.000 euros, en réparation de l'atteinte portée à son image de marque.
A titre subsidiaire, il est demandé au Tribunal de :
- Dire et juger que la société Essity france a commis des actes de concurrence déloyale à son égard et la condamner à lui verser la somme de 200.000 euros en réparation;
Sur les demandes reconventionnelles :
- Débouter Essity de toutes ses demandes, prétentions et réclamations relatives à la nullité de la marque française "Mon corps, mes règles" publiée sous le no 17 4 381 59;
En conséquence,
- Confirmer la validité de la marque française "Mon corps, mes règles" no 17 4 381 598 ;
En tout état de cause, il est demandé au Tribunal de :
- Ordonner la publication du jugement à intervenir, en intégralité ou par extraits:
* dans 5 journaux ou publications professionnels (y compris électroniques) de son choix aux frais avancés de la société Essity France, sur simple présentation des devis, sans que le coût de chaque insertion ne puisse excéder la somme de 6.000 euros H.T., soit la somme totale de 30.000 euros H.T.
* sur la page d'accueil du site internet www.nana.fr pendant une durée de deux mois à compter de la signification du jugement à intervenir, dans un encart qui ne pourra être inférieure à 1000 x 1000 pixels en haut de la ligne de flottaison, dans une police 12, et ce sous astreinte définitive de 1.500 euros par jour de retard, le Tribunal se réservant le droit de liquider l'astreinte directement ;
- Ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir, nonobstant appel et sans constitution de garantie ;
- Condamner la société Essity France à lui verser la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens.

8. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 29 septembre 2022, la société Essity France demande au tribunal de :
- La dire recevable et bien fondée dans ses écritures ;
- Rejeter les demandes, fins et conclusions de la société Teolab ;
A titre reconventionnel :
- Dire que la marque française "Mon corps, mes règles" no 17 4 381 598 est inapte à identifier l'originale commerciale des produits qu'elle désigne en classes 3, 5 et 10 au sens de l'article L. 711-1 du code de la propriété intellectuelle et /ou est dépourvue de caractère distinctif en relation avec les produits visés en classes 3, 5 et 10 au sens de l'article L. 711- 2 du même code;
En conséquence,
- Prononcer l'annulation de la marque française "Mon corps, mes règles" no 17 4 381 598 au jour du dépôt (le 7 août 2017) et rejeter intégralement les demandes de la société Teolab fondées sur cette marque;
Subsidiairement, si la marque devait être déclarée valable :
- Dire que les preuves rapportées par la société Teolab sont insuffisantes à démontrer la matérialité des faits litigieux allégués et les lui imputer et en conséquence rejeter intégralement l'ensemble de ses demandes;
A titre encore plus subsidiaire :
Sur les actes de contrefaçon de marque :
- Dire qu'aucun acte de contrefaçon de la marque "Mon corps, mes règles" no 17 4 381 598 n'a été commis et en conséquence rejeter les demandes de la société Teolab sur le fondement de la contrefaçon de marque ;
Sur les actes de contrefaçon de droit d'auteur :
- Dire que la société Teolab ne démontre pas être titulaire des droits d'auteur sur le slogan "Mon corps, mes règles" ;
- Dire qu'elle ne caractérise pas l'originalité du slogan qu'elle revendique et, en tout état de cause, que le slogan revendiqué est insusceptible de bénéficier de la protection par le droit d'auteur ;
- Dire qu'elle n'a commis aucun acte de contrefaçon de droit d'auteur sur le slogan "Mon corps, mes règles";
En conséquence:
- Rejeter les demandes de la société Teolab sur le fondement de la contrefaçon de droit d'auteur;
Sur les actes de concurrence déloyale,
- Dire quelle n'a commis aucun acte de concurrence déloyale en l'absence de risque de confusion avec le slogan "Mon corps, mes règles" et en conséquence rejeter les demandes sur le fondement de la concurrence déloyale ;
En tout état de cause,
- Condamner la société Teolab à lui payer la somme de 20.000 euros pour procédure abusive, la somme de 40.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens, par application de l'article 699 du code de procédure civile.

9. L'ordonnance de clôture a été rendue le 11 octobre 2022 et l'affaire renvoyée à l'audience du 16 mai 2023 pour être plaidée.

10. Par message adressé par voie électronique le 13 octobre 2022, Me Loustalet, avocat de la société Teolab, a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture, demande à laquelle s'est opposé le conseil de la société Essity France par message notifié le 14 octobre 2022. Par message du 18 octobre 2022, réitéré le 17 janvier 2023, le juge de la mise en état a vainement invité la société Teolab à le saisir par voie de conclusions.

MOTIFS

Sur la validité de la marque verbale française "Mon corps, mes règles" no4381598

Moyens des parties

11. A titre reconventionnel, la société Essity France soulève la nullité de la marque "Mon corps, mes règles", sur le fondement des articles L. 711-1, L. 711-2 et L. 714-3 du code de la propriété intellectuelle.
Elle invoque en premier lieu l'absence de distinctivité autonome de la marque querellée qui ne peut, selon elle, être perçue par le consommateur comme un indicateur d'origine des produits. Elle souligne l'usage généralisé de l'expression "Mon corps, mes règles" par des figures du féminisme et estime qu'elle ne peut constituer une marque, étant un simple slogan, et ne peut fait l'objet d'une appropriation pour les produits visés par l'enregistrement. Elle ajoute que la société Teolab utilise à titre de marque le signe "Luneale", le signe "Mon corps, mes règles" étant utilisé comme une simple "baseline", c'est-à-dire une annonce ou une phrase concluant un spot publicitaire. En réponse à la société Teolab, qui dénonce une application rétroactive de la loi, elle rappelle que l'article 3 de la directive 2015/2436 exigeait déjà, comme critère de validité de la marque, l'exigence de distinctivité autonome.
La société Essity France fait ensuite valoir que l'expression "Mon corps, mes règles", qui est la combinaison des termes "corps" et "règles", est descriptive car elle désigne directement la nature et la destination des produits visés par la marque, qui sont des produits d'hygiène pour le corps, utilisés pendant les menstruations.

12. La société Teolab réplique que la validité de la marque no 4381598 doit être appréciée en application de la législation applicable au moment de son enregistrement et que la jurisprudence citée par la société Essity France constitue une application rétroactive de la loi portant sur la distinctivité autonome.
Elle ajoute que l'autonomie sur laquelle s'appuie la société Essity France repose sur la notion de garantie d'origine du produit qui impose d'identifier le produit au regard des signes le désignant sur le marché. Or, elle soutient qu'un produit désigné par la marque dont elle est titulaire se distingue nécessairement des produits "ladycup", "mamicup", "fleurcup", "claricup", "mïu cup", "lilycup".
La société Teolab expose enfin que la marque "Mon corps, mes règles" est arbitraire et ne désigne pas littéralement une coupe menstruelle qui ne peut pas être confondue avec tout ou partie organique du corps humain. Selon elle, la fonction de garantie d'origine est respectée et la marque ne reprend ni la description ni les qualités essentielles du produit.

Appréciation par le tribunal

13. La marque litigieuse ayant été déposée à l'INPI le 7 août 2017, il y a lieu d'apprécier sa validité au regard des articles L. 711-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle issus de la loi no92-597 du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle, en vigueur au jour du dépôt.

14. L'article L. 711-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que "La marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale.
Peuvent notamment constituer un tel signe :
a) Les dénominations sous toutes les formes telles que : mots, assemblages de mots, noms patronymiques et géographiques, pseudonymes, lettres, chiffres, sigles ;
b) Les signes sonores tels que : sons, phrases musicales ;
c) Les signes figuratifs tels que : dessins, étiquettes, cachets, lisières, reliefs, hologrammes, logos, images de synthèse ; les formes, notamment celles du produit ou de son conditionnement ou celles caractérisant un service ; les dispositions, combinaisons ou nuances de couleurs".

15. L'article L. 711-2 du code de la propriété intellectuelle dispose que "Le caractère distinctif d'un signe de nature à constituer une marque s'apprécie à l'égard des produits ou services désignés.
Sont dépourvus de caractère distinctif :
a) Les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service ;
b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l'époque de la production du bien ou de la prestation de service ;
c) Les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle.
Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c, être acquis par l'usage."

16. Enfin, l'article L. 714-3 du code de la propriété intellectuelle dispose qu' "Est déclaré nul par décision de justice l'enregistrement d'une marque qui n'est pas conforme aux dispositions des articles L. 711-1 à L. 711-4.
Le ministère public peut agir d'office en nullité en vertu des articles L. 711-1, L. 711-2 et L. 711-3.
Seul le titulaire d'un droit antérieur peut agir en nullité sur le fondement de l'article L. 711-4. Toutefois, son action n'est pas recevable si la marque a été déposée de bonne foi et s'il en a toléré l'usage pendant cinq ans.
La décision d'annulation a un effet absolu."

17. S'agissant de l'exigence de distinctivité intrinsèque de la marque, si elle a été codifiée par la réforme dite du paquet marque et l'ordonnance no 2019-1169 du 13 novembre 2019 relative aux marques de produits ou de services, elle est déjà une condition de validité de la marque en application des directives 89/104/CEE puis 2008/95/CE, qui imposent un double contrôle du caractère distinctif du signe constituant la marque. La jurisprudence a en outre souligné, dès avant l'ordonnance précitée, la nécessité de vérifier que le signe respecte cette exigence de distinctivité en soi, en faisant le lien avec la fonction essentielle d'indication d'origine de la marque (Cass. com., 6 nov. 2007, no 06-16.189). Son application au cas d'espèce ne constitue donc pas, comme l'affirme la société Teolab, une application rétroactive prohibée d'un texte.

18. Il importe, à ce titre, de rappeler que l'article 3 de la directive (UE) 2015/2436 du Parlement Européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques dispose que: "Peuvent constituer des marques tous les signes, notamment les mots, y compris les noms de personnes, ou les dessins, les lettres, les chiffres, les couleurs, la forme d'un produit ou de son conditionnement, ou les sons, à condition que ces signes soient propres à:
a) distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises; et
b) être représentés dans le registre d'une manière qui permette aux autorités compétentes et au public de déterminer précisément et clairement l'objet bénéficiant de la protection conférée à leur titulaire."

19. Dès lors, en application du droit interne en vigueur au jour du dépôt de la marque interprété à la lumière de la directive précitée, les signes constituent des marques à condition d'être intrinsèquement aptes à identifier le produit pour lequel est demandé l'enregistrement comme provenant d'une entreprise déterminée et propres à distinguer les produits ou services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises (arrêt CJCE du 18 juin 2002 Koninklijke Philips Electronics NV c. Remington Consumer Products Ltd). Le public pertinent doit immédiatement et certainement percevoir le signe comme identifiant l'origine commerciale du produit. Aussi, pour remplir sa fonction essentielle d'identification, une marque doit être distinctive, caractère indépendant de l'originalité ou de la nouveauté qui suppose que les éléments entrant dans sa composition soient arbitraires par rapport aux produits ou services qu'elle désigne et soient d'emblée perçus par le consommateur comme pouvant identifier l'origine du produit en le rattachant à une entreprise spécifique.Le caractère distinctif doit en outre être apprécié par rapport aux produits ou aux servicesvisés dans l'enregistrement.

20. La marque doit par ailleurs être arbitraire et ne peut être composée de signes nécessaires, génériques, usuels pour désigner un produit ou un service, ou bien encore de termes qui en décrivent la qualité essentielle. Un signe est ainsi descriptif si au moins dans une de ses significations potentielles, il désigne une caractéristique des produits ou services concernés (CJCE 23/10/2003, Wm Wrigley Jr Company/OHMI,C191/01 P, point 32). Cela peut concerner son espèce, sa qualité, sa destination, sa valeur, sa provenance géographique ou encore son époque de production ou de prestation. Il n'est pas nécessaire que le signe soit effectivement utilisé dans le commerce à des fins descriptives pour être refusé, il suffit qu'il puisse être utilisé à de telles fins (CJCE 12/02/2004, Koninklijkepkn Nederland/Benelux/Merkenbureau, C-363/99, point 97). Cette règle a pour objectif d'éviter que tout opérateur susceptible de proposer dans l'avenir des produits ou des services concurrents de ceux pour lesquels l'enregistrement est demandé, soit privé en raison d'un monopole acquis de la faculté d'utiliser librement les signes ou indications pouvant servir à décrire leurs caractéristiques.

21. En l'espèce, la marque français no 4381598 "Mon corps, mes règles", a été enregistrée le 7 août 2017 pour désigner les produits d'hygiène féminine en classe no3, 5 et 10. Le public pertinent est le particulier d'attention moyenne acheteur de produits d'hygiène féminine.

22. Or, la société Essity France démontre, au moyen de captures d'écrans de pages internet, dont la force probante ne peut, d'emblée, être déniée ( Com. 7 juillet 2021, no 20-22048) et de citations dans ses conclusions, que les termes de la marque litigieuse reprennent ceux d'un slogan utilisé, dès avant la date de dépôt de la marque verbale par la demanderesse, par le mouvement féministe, en français ou en anglais "my body, my rules", tel que le mouvement Femen lors d'une marche antiavortement en 2014, des activistes féministes ou encore comme hashtag sur les réseaux sociaux #MonCorpsMesRègles. La société Teolab revendique d'ailleurs cette parenté avec le courant féministe.

23. De ce fait, il en résulte que le signe en litige sera susceptible d'être davantage perçu par le consommateur pertinent comme un message publicitaire plutôt que comme une marque agissant comme un indicateur d'origine du produit. Force est d'ailleurs de constater, à la lecture du "guide de la marque" (brand guidelines) produit en pièce no1 par la société Teolab, qu'elle utiliserait ce signe en France aux côtés de la marque "Lunéale" qui apparaît remplir la fonction d'indicateur d'origine commerciale, comme "baseline", qui peut se traduire comme un "slogan-signature", en alternance avec l'expression "vous avez le pouvoir de changer les règles". De ce fait, ce signe ne sera pas perçu comme une marque par le public pertinent et doit être considéré comme dénué de distinctivité intrinsèque.

24. De surcroît, il est constant que pour être valable, la marque doit être composée d'éléments arbitraires au regard des produits ou services qu'elle désigne. Or, la marque "Mon corps, mes règles" fait directement référence à la destination des produits qu'elle désigne, s'agissant d'articles pour le corps utilisables particulièrement pendant la période des règles. Dès lors, ces termes, qu'ils soient pris isolément ou en combinaison, ne sauraient être considérés comme arbitraires et distinctifs pour désigner les produits en classe no3, 5 et 10 précédemment énumérés, à savoir les produits d'hygiène féminine (lingettes, nettoyants, articles absorbants et sous-vêtements pour les menstruations, cup menstruelles). La société Teolab ne peut prétendre disposer d'un monopole sur ces mots, y compris combinés, et priver ses concurrents de les utiliser sauf à porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie.

25. Au regard de l'ensemble de ces considérations, la marque "mon corps, mes règles" no17 4 381 598 est dépourvue de caractère distinctif et sa nullité doit être prononcée. Les demandes fondées sur la contrefaçon de marque ne peuvent donc qu'être rejetées.

Sur la contrefaçon de droit d'auteur sur le slogan publicitaire

Moyens des parties

26. La société Teolab fait valoir que le slogan "Mon corps, mes règles" est original et reflète la personnalité de son auteur, dans la mesure où il invite l'audience à ne pas subir la période menstruelle et d'établir ses propres règles selon son corps. Elle le qualifie de "manifeste émancipateur" destiné à ce que la Femme comprenne que le produit désigné a vocation à l'aider à choisir à vivre selon ses propres règles. Elle soutient utiliser le terme "règle" pour son double sens en langue française, désignant à la fois la norme mais aussi les menstruations. Selon elle, l'expression "Mon corps, mes règles" n'est pas la traduction fidèle de "my body, my rules"; c'est selon elle le jeu de mots et le double sens qui font toute l'originalité de son slogan. Elle demande en outre à ce que soient écartés des débats les "moyens" tirés d'éléments collectés sur internet qui n'ont pas été constatés par un commissaire de justice.

27. La société Essity France soutient que la société Teolab ne justifie pas qu'elle serait titulaire des droits d'auteur sur le slogan "Mon corps, mes règles" faute de rapporter la preuve d'une exploitation effective, certaine et publique de ce slogan, et n'identifie pas de manière précise les caractéristiques qu'elle revendique pour justifier de son originalité. Elle fait valoir que ce slogan, largement utilisé par des tiers avant le dépôt de la marque, y compris dans sa traduction anglaise "my body, my rules", est dépourvu de toute originalité en ce qu'il rejoint les messages véhiculés par les mouvements féministes et que la société Teolab ne justifie d'aucun effort de création. Elle rappelle que des copies d'écran sont des preuves recevables.
Appréciation du tribunal

28. L'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que « l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. [?] »

29. La protection d'une oeuvre de l'esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable. Dans ce cadre toutefois, il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il revendique. En effet, seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole et le principe de la contradiction posé par l'article 16 du code de procédure civile commande que le défendeur puisse connaître précisément les caractéristiques qui fondent l'atteinte qui lui est imputée et apporter la preuve qui lui incombe de l'absence d'originalité.

30. En l'espèce, la société Teolab soutient que le slogan "Mon corps, mes règles" est original en ce que: "particulièrement percutant, [il] invite l'audience à ne pas subir leurs périodes menstruelles et établir leurs propres règles selon leur propre corps. Il s'agit à la fois d'une marque mais également d'un manifeste émancipateur afin que la Femme comprenne que le produit désigné a vocation à l'aider à choisir comme vivre (selon ses) propres règles".

31. En premier lieu, il importe de souligner que la société Teolab ne justifie pas avoir divulgué puis utilisé régulièrement et publiquement le slogan sous son nom, autrement que par la production de l'enregistrement de la marque à l'INPI.

32. Mais de plus fort, la société Teolab échoue à démontrer le caractère original de ce slogan, alors qu'il a été au contraire prouvé (§22) qu'il pré-existait à son dépôt en 2017 et qu'il est très utilisé par le mouvement féministe. Cette expression relève ainsi du domaine public et appartient au fonds commun du féminisme, ce que ne conteste pas la société Teolab, qui entend au contraire se prévaloir de ce lien avec la mouvance féministe pour caractériser l'originalité du jeu de mot autour du terme "règle".

33. Cependant, le seul fait que le mot "règles", traduction littérale du mot anglais "rules", désigne également en langue française les menstruations alors qu'il se traduit en anglais par le mot "period", n'apparaît pas en soi révélateur d'une personnalité et est dès lors insuffisant pour caractériser l'originalité requise aux fins de bénéficier de la protection au titre du droit d'auteur.

34. Par conséquent, il y a lieu de dire que le slogan "Mon corps, mes règles" n'est pas original. La société Teolab ne peut donc invoquer la protection au titre du droit d'auteur et les demandes fondées sur la contrefaçon de droit d'auteur seront également rejetées.

Sur la concurrence déloyale

Moyens des parties

35. La société Essity estime la demande mal fondée en l'absence de démonstration d'une faute et d'un risque de confusion. Elle rappelle utiliser le slogan litigieux en association avec la marque "Nana", tant et si bien qu'il n'y a pour le consommateur aucun risque de confusion. Elle conclut que le consommateur ne saurait être trompé sur l'origine des produits. Elle ajoute que les éléments dont se prévaut la société Teolab relèvent du fonds commun et d'éléments usuels et soutient n'avoir commis aucune faute en utilisant un slogan suggéré par son agence de communication. Elle conteste avoir utilisé le slogan après des discussions commerciales avec la société Teolab.

36. La société Teolab soutient avoir communiqué à la société Essity le "brand book" des produits "Lunéale" sur lequel la stratégie de communication et la marque "Mon corps, mes règles" figurait. Elle soutient que la société Essity France a ainsi détourné les éléments de sa communication, alors qu'elle fait la promotion et la commercialisation de ses produits de manière constante depuis 2017 sous cette marque. Elle estime que cela est source de confusion dans l'esprit du public et que cela constitue un détournement de la valeur économique d'un de ses principaux actifs incorporels de nature à générer un trouble commercial déloyal et répréhensible, la société Essity France s'en étant servi largement à des fins publicitaires.

Appréciation du tribunal

37. L'article 1240 du code civil dispose que « tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

38. La concurrence déloyale consiste en des agissements s'écartant des règles générales de loyauté et de probité professionnelle applicables dans la vie des affaires tels que ceux créant un risque de confusion avec les produits ou services offerts par un autre. L'appréciation de la faute au regard du risque de confusion doit résulter d'une approche concrète et circonstanciée des faits de la cause prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de la reproduction ou de l'imitation, l'ancienneté d'usage, l'originalité, la notoriété de la prestation copiée.

39. En l'espèce, la société Teolab n'invoque sur ce fondement aucun fait distinct de ceux dénoncés au soutien de sa demande fondée sur la contrefaçon. Or, il a été précédemment démontré que le slogan utilisé n'étant pas de nature à constituer un signe de ralliement de la clientèle de la société Teolab, en particulier parce qu'il relève du fonds commun du féminisme. Il n'est pas davantage utilement prouvé que la société Essity France se soit appropriée de manière déloyale le slogan de la demanderesse à la suite de rapprochements commerciaux, alors que cela ne concernait pas les mêmes entités, mais la société Essity Hygiene ans Health AB.

40. La société Teolab ne démontre pas non plus l'existence d'une situation de concurrence alors qu'elle allègue sans le démontrer, qu'elle utilise ce signe sans discontinuer depuis 2017 pour désigner les produits qu'elle commercialise. Aucune pièce n'est versée aux débats, de nature même à démontrer l'existence d'une situation de concurrence.

41. Dès lors, aucun risque de confusion n'est caractérisé, étant en outre souligné que la société Essity utilise l'expression aux côtés de la marque "Nana", de même que la société Teolab l'utilise avec la marque Lunéale, de sorte que le risque de confusion apparaît exclu.

42. A défaut de rapporter la preuve d'une faute de la société Essity France et d'un risque de confusion, la concurrence déloyale n'est pas caractérisée et la demande de dommages-intérêts ne peut prospérer.

43. La société Teolab succombant en l'ensemble de ses demandes, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de publication de la décision.

Sur les demandes au titre de la procédure abusive

Moyens des parties

44. La société Essity fait valoir que la société Teolab a fait preuve de légèreté blâmable et d'une volonté de nuire en essayant d'obtenir des sommes déconnectées de toute réalité économique et en maintenant une action manifestement vouée à l'échec.

45. La société Teolab conclut au rejet de cette demande.

Appréciation du tribunal

46. Ester en justice est un droit et ne dégénère en abus pouvant justifier l'allocation de dommages-intérêts que dans les cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière équipollente au dol. Une telle condamnation à dommages-intérêts pour procédure abusive implique donc que soit rapportée la preuve d'une intention malicieuse du demandeur et de la conscience d'un acharnement procédural voué à l'échec.

47. En l'espèce, la société Teolab a pu se méprendre sur l'étendue de ses droits, et sa mauvaise foi n'est pas démontrée. Si les diligences de la société Essity France qui, à la suite de la lettre de mise en demeure adressée par la société Teolab le 26 juillet 2021,a, dès les courriels des 4 et 6 août 2021, indiqué avoir donné pour instruction à son agence de communication de retirer la mention litigieuse, doit être soulignée, le maintien de la présente procédure ne lui a pas occasionné d'autre préjudice que celui résultant de l'obligation de se défendre, qui fera l'objet d'une condamnation sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

48. La demande de dommages-intérêts pour procédure abusive sera rejetée.

Sur les demandes annexes

49. La demande de publication de la présente décision présentée "en tout état de cause" par la société Teolab, sans objet du fait du rejet de toutes ses demandes, est rejetée.

50. Succombant, la société Teolab sera condamnée aux dépens de l'instance qui seront recouvrés dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile.

51. Supportant les dépens, elle sera condamnée à payer à la société Essity France la somme de 15.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

52. L'exécution provisoire est de droit; elle sera toutefois écartée s'agissant des mesures d'enregistrement auprès de l'office.

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL,

PRONONCE la nullité de la marque verbale française "Mon corps, mes règles" enregistrée sous le numéro 4381598 pour l'ensemble des produits et services désignés à l'enregistrement en classes no3, 5 et 10, dont est titulaire la SARL Teolab ;

DIT que la présente décision, une fois passée en force de chose jugée, sera transmise à l'INPI pour sa transcription sur le registre national des marques à l'initiative de la partie la plus diligente ;

DÉBOUTE la société Teolab de l'ensemble de ses demandes fondées sur la contrefaçon de marque et la contrefaçon de droit d'auteur ;

DÉBOUTE la société Teolab de sa demande de dommages-intérêts sur le fondement de la concurrence déloyale;

DIT n'y avoir lieu à ordonner la publication du jugement;

REJETTE la demande de dommages-intérêts de la société Essity France sur le fondement de la procédure abusive;

CONDAMNE la société Teolab aux entiers dépens qui seront recouvrés dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile;

CONDAMNE la société Teolab à payer à la société Essity France la somme de 15.000 euros (quinze mille euros) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile;

RAPPELLE que l'exécution provisoire est de droit mais l'écarte s'agissant des mesures d'enregistrement auprès de l'INPI.

Fait et jugé à Paris le 20 juillet 2023.

LA GREFFIERE LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 21/15912
Date de la décision : 20/07/2023

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire.paris;arret;2023-07-20;21.15912 ?
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