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09/06/2023 | FRANCE | N°20/06038

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Ct0196, 09 juin 2023, 20/06038


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 20/06038
No Portalis 352J-W-B7E-CSKW3

No MINUTE :

Assignation du :
02 Juillet 2020

JUGEMENT
rendu le 09 Juin 2023
DEMANDEUR

Monsieur [J] [M]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Maître Jean-marie GUILLOUX, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0818

DÉFENDERESSES

Société NARCOS PRODUCTIONS LLC
[Adresse 3],
[Adresse 3] (ETATS-UNIS)

Société GAUMONT INTERNATIONAL TELEVISION LLC
[Adresse 3],
[Adresse 3] (ETATS-U

NIS)

représentée par Maître Eléonore GASPAR de la SELARL DUCLOS THORNE MOLLET-VIEVILLE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0075

Société REGENT MUSIC C...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 20/06038
No Portalis 352J-W-B7E-CSKW3

No MINUTE :

Assignation du :
02 Juillet 2020

JUGEMENT
rendu le 09 Juin 2023
DEMANDEUR

Monsieur [J] [M]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Maître Jean-marie GUILLOUX, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0818

DÉFENDERESSES

Société NARCOS PRODUCTIONS LLC
[Adresse 3],
[Adresse 3] (ETATS-UNIS)

Société GAUMONT INTERNATIONAL TELEVISION LLC
[Adresse 3],
[Adresse 3] (ETATS-UNIS)

représentée par Maître Eléonore GASPAR de la SELARL DUCLOS THORNE MOLLET-VIEVILLE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0075

Société REGENT MUSIC CORPORATION
[Adresse 1]
[Adresse 1] (ETATS-UNIS)

représentée par Maître Alain SPILLIAERT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0965

Copies délivrées le :
- Maître GUILLOUX #G818 (executoire)
- Maître GASPAR #P75 (executoire)
- Maître SPILLAERT #965 (executoire)COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assisté de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DÉBATS

A l'audience du 03 Février 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l'audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du code de procédure civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 09 Juin 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1. M. [J] [M] reproche aux trois sociétés de droit des États-Unis Narcos productions (la société Narcos), Gaumont television USA (la société Gaumont) et Regent music corp (la société Regent) la synchronisation de l'oeuvre ‘Ballade pour Adeline', qu'il a composée, dans une scène de meurtre de l'épisode 10 de la 2e saison de la série ‘Narcos - Mexico', ce qui ne respecterait pas l'esprit de l'oeuvre, ainsi qu'en la fragmentant et sans le créditer au générique, violations de ses droits moraux (respect de l'oeuvre et paternité) dont il demande la réparation, ainsi qu'un préjudice moral distinct.

2. La série a été produite par la société Narcos, à qui le droit de synchroniser l'oeuvre dans l'épisode litigieux a été concédé par la société Regent, qui estimait le détenir d'une société Delphine productions en vertu d'un contrat de sous-édition pour le territoire des États-Unis et du Canada.

3. Après les avoir mis en demeure, M. [M] a assigné les trois sociétés défenderesses par acte transmis à l'autorité locale des États-Unis le 2 juillet 2020 (la date de l'assignation elle-même n'est communiquée par aucune partie).

4. Parallèlement, la société Regent a pris l'initiative d'assigner M. [M] et la société Delphine devant un tribunal des États-Unis pour voir confirmer sa position quant aux droits patrimoniaux de l'auteur, ce qui a finalement donné lieu en avril 2022 à une transaction par laquelle chacun a renoncé à tout litige sur l'exploitation de l'oeuvre dans l'épisode litigieux, à l'exception du présent procès sur les droits moraux.

5. Dans la présente instance, le juge de la mise en état a écarté l'exception d'incompétence formée par la société Regent et rejeté la demande de sursis à statuer dans l'attente de la procédure des États-Unis, ce que la cour d'appel a confirmé par arrêt du 15 octobre 2021.

6. L'instruction a été close le 20 octobre 2022.

Prétentions et moyens des parties

7. M. [M], dans ses dernières conclusions (21 septembre 2022), après avoir demandé au tribunal de « dire » que les défendeurs « ont commis des actes de contrefaçon [de l'oeuvre] en [la] reproduisant et [la] diffusant sans autorisation » et que cela a porté atteinte à ses droits moraux, demande la condamnation « conjointement et solidairement » des défendeurs à lui payer 1 million d'euros de dommages et intérêts au titre du droit au respect de l'oeuvre, 500 000 euros au titre du droit à la paternité, et 500 000 euros pour préjudice moral, l'interdiction sous astreinte d'exploiter l'épisode reproduisant l'oeuvre, la publication du jugement aux frais des défendeurs dans des revues ou journaux de son choix pour un cout total de 100 000 euros HT, et sur le site internet gaumonttelevision.com, outre 115 789,72 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens (avec recouvrement par son avocat).

8. Il estime que son droit au respect de l'oeuvre a été atteint par la dénaturation de celle-ci résultant selon lui d'une part de sa fragmentation (elle est reproduite dans un extrait de 1'42'' alors qu'elle dure 2' 38''), d'autre part de l'atteinte à son esprit et à sa destination du fait de son adaptation dans le contexte d'une scène extrêmement violente, de façon non accessoire et même en rythmant l'action, alors que l'oeuvre, nommée d'après sa fille, serait associée au romantisme, à la tendresse, à la pureté, rappelant à ce titre que l'interprète le plus célèbre de l'oeuvre ([S] [P]) est lui-même associé au romantisme. Il conteste la pertinence du contrat par lequel il avait cédé le droit d'exploiter notamment des fragments de l'oeuvre, faisant valoir que le droit moral est inaliénable et qu'il n'a donc pas autorisé toute fragmentation ni tout usage de son oeuvre, outre que les défenderesses ne sont pas parties à ce contrat, et affirme que selon la jurisprudence, seul l'auteur peut déterminer les conditions dans lesquelles il entend que son oeuvre soit exploitée. Il estime ainsi que par l'exploitation litigieuse, son oeuvre a été associée, auprès d'un public important, à la violence, au meurtre et à la drogue, et même à l'apologie de ces phénomènes, de sorte qu'il serait désormais impensable que l'on continue à enseigner cette oeuvre à des enfants comme c'était le cas jusqu'ici. Il conteste encore la pertinence des exemples antérieurs d'exploitation de l'oeuvre, en premier lieu car « la tolérance d'un auteur ne prouve rien contre lui », en second lieu car ils sont différents : la scène du prisonnier est mélancolique, sans violence, le suicide au fusil est certes violent mais dans un paysage naturel et magnifique, et est incomparable, selon lui, avec la violence gratuite et la brutalité qui se dégage de la scène litigieuse, dans laquelle cette violence, mise en avant jusqu'aux projections de sang, est le sujet central. Il estime que ces exemples montrent au contraire qu'il n'interdit pas abusivement toute adaptation, et soutient que les droits moraux sont « des droits discrétionnaires et subjectifs ». Il conteste enfin l'argument tiré de l'atteinte à la liberté de création, estimant que celle-ci ne peut justifier une atteinte au respect dû à l'oeuvre ou qu'à tout le moins il faut trouver un juste équilibre qui, ici, n'autorise pas cette atteinte selon lui, l'épisode ayant pu être exploité ultérieurement sans son oeuvre.

9. Sur le droit à la paternité, il critique l'absence de mention de son nom et de celui de l'oeuvre au générique de l'épisode litigieux, et estime indifférent que des tiers aient pu ultérieurement y remédier par eux-mêmes (notamment par des commentaires d'utilisateurs de la plateforme Youtube sous des vidéos reproduisant la scène concernée ou l'oeuvre elle-même). Il conteste également les « usages » invoqués par les défenderesses, estimant au contraire « audacieux » qu'elles se prévalent d'une « violation permanente du droit de paternité ». Il estime l'atteinte d'autant plus grave qu'il est particulièrement célèbre et que l'oeuvre a connu un succès très important.

10. Il allègue un préjudice tiré de l'intensité de l'exploitation dans le monde entier, exposant à cet égard que le droit moral de l'auteur est un droit de la personnalité au sens de la jurisprudence de la CJUE relative au lieu de réalisation du dommage. Il invoque un préjudice moral distinct causé par le mépris que traduisent les faits commis par les défenderesses.

11. Les sociétés Narcos et Gaumont, dans leurs dernières conclusions (21 septembre 2022), résistent à l'ensemble des demandes y compris l'exécution provisoire, demandent subsidiairement de limiter le préjudice à la somme de 5 338 euros correspondant au montant des redevances versées et de condamner la société Regent à les garantir de toute condamnation, et réclament en toute hypothèse à M. [M] 15 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens (à recouvrer par leur avocat).

12. Elles font valoir que l'oeuvre n'est pas uniquement un « hymne à la tendresse, à la pureté et à l'amour » ou destinée au romantisme, mais a aussi été utilisée de façon bien plus polémique. D'abord dans la scène finale d'un court-métrage (‘Gayniggers from outer space') dans lequel des extraterrestres éradiquent les femmes sur terre pour fonder une société entièrement homosexuelle, ladite scène montrant des hommes en slip dans une piscine posant de façon suggestive, ce qui n'a rien de romantique ; ensuite dans un épisode d'une série (‘Le Renard') où un prisonnier est emmené en détention ; enfin dans la scène d'un film (‘Kekkonen tulee !') pour illustrer le suicide d'une femme avec un fusil placé sous son menton, en présence de son fils (qui est derrière une porte) avec lequel elle discute avant d'appuyer sur la gâchette, ce dont elles soulignent la « grande violence » au moins psychologique. Elles ajoutent qu'en cédant son droit de reproduction y compris pour l'adaptation dans une oeuvre cinématographique, l'auteur a contractualisé son droit au respect de l'intégrité de son oeuvre, et estiment que l'usage dans la scène litigieuse, correctement décrite à la société Regent et approuvé par celle-ci, a dès lors été autorisé par le mandataire apparent de l'auteur, ce qui serait opposable à celui-ci en vertu de l'article 1156 du code civil. Elles soulignent la différence entre la jurisprudence invoquée par l'auteur, qui porte sur des usages publicitaires d'oeuvres dont l'une avait au demeurant un caractère religieux, et l'usage dans la présente espèce où l'oeuvre est intégrée dans une nouvelle oeuvre à visée artistique, de surcroit à titre d'illustration accessoire en raison, d'une part, de sa faible durée rapportée à celle de l'épisode et celle de la saison, d'autre part de l'absence d'adéquation entre la scène et la musique, la seconde ne rythmant pas la première malgré l'affirmation du demandeur, et le public, habitué à la synchronisation de musique classique dans des scènes violentes, n'associant pas les deux oeuvres dans ce cadre. Elles demandent également que soit prise en compte dans ce cadre la liberté de création des auteurs de l'oeuvre seconde.

13. Sur la fragmentation critiquée, elles soutiennent que l'oeuvre a déjà été utilisée de façon partielle avec l'accord de l'auteur, et font valoir que l'usage en cause ici reprend l'essentiel de l'oeuvre, et sans la fragmenter en diverses séquences, l'auteur ne démontrant au demeurant pas le contraire. Elles estiment enfin que le demandeur se contredit à reprocher une altération de l'oeuvre tout en percevant des redevances sur l'usage qu'il critique.

14. Sur l'absence de mention du nom de l'auteur et de l'oeuvre au générique de l'épisode, elles se prévalent d'un usage du secteur pour les séries, précisant qu'aucune oeuvre musicale reproduite dans la série ne figure au générique.

15. Elles soutiennent enfin que seul le préjudice subi en France peut être indemnisé, contestant que le droit moral soit un droit de la personnalité permettant de retenir comme lieu du dommage le lieu des intérêts du demandeur, et faisant valoir qu'en tout état de cause le demandeur n'a allégué que la loi française, et non les lois des autres territoires où le fait délictueux aurait été commis.

16. La société Regent, dans ses dernières conclusions (15 juin 2022), résiste à l'ensemble des demandes de M. [M], à la demande en garantie des sociétés Narcos et Gaumont, à l'exécution provisoire, et demande elle-même à M. [M] 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

17. Elle estime d'abord que le demandeur forme une prétention fondée sur les droits patrimoniaux et y répond que la compétence du présent tribunal a été limitée par la cour d'appel aux seuls droits moraux et que la transaction d'avril 2022 interdit un litige sur les droits patrimoniaux.

18. Sur les droits moraux, elle fait d'abord valoir qu'elle n'est pas intervenue dans les choix de création ni dans la diffusion de l'épisode litigieux. Elle conteste en tout état de cause les atteintes alléguées. À cet égard, rappelant que la preuve incombe à l'auteur qui ne peut selon elle se contenter de sa subjectivité, elle conteste toute dépréciation ou dévalorisation, argüant de ce que la destination de l'oeuvre ne s'est pas limitée à ce qu'en dit le demandeur, mais a au contraire été étendue à des usages commerciaux, comme une émission radiophonique de psychologie, des clips de hip hop ou des films, d'inspiration non romantique mais violente, outrancière ou pornographique : outre les films invoqués par les autres défenderesses, une chanson ‘Take it down' aux paroles obscènes, violentes et misogynes ayant 15 millions d'écoutes sur Spotify. Elle ajoute qu'une composition très proche de l'oeuvre en cause a également été synchronisée dans un film (‘Un Linceul n'a pas de poche') lors d'une scène d'enlèvement violent d'une femme.

19. Elle invoque également la liberté de création, au visa notamment de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, fait référence dans ce cadre au contraste, dans le film ‘Le Parrain' entre le caractère mélancolique et poétique de la musique de [T] [G] et la violence de certaines scènes. Elle nie au demeurant que les films violents cités par le demandeur pour y comparer la série litigieuse (Scarface, Reservoir Dogs) fassent l'apologie de la violence et du meurtre. Elle revendique au contraire, au titre de la liberté de création, le droit de traiter de sujets non consensuels destinés précisément à « transcender le réel » et apporter une réflexion, et expose que cette liberté se manifeste également ici par le contraste entre les aspirations contraires de l'oeuvre musicale et de la série.

20. Elle estime encore non prouvé le fait que l'oeuvre serait désormais associée par le public à un règlement de compte entre narcotrafiquants, soulignant au contraire que les enfants apprenant la mélodie sont trop jeunes pour voir la série, interdite aux moins de 16 ans, que le public ne s'est pas détourné de l'oeuvre, que les commentaires sur Youtube associant l'oeuvre à la série sont très peu nombreux, et que la série Narcos est reconnue par un public averti comme en attestent les prix qu'elle a reçus. Elle qualifie en définitive l'usage litigieux de « scène de genre » s'inspirant « de célèbres moments de cinéma » ce qui lui enlève selon elle « tout caractère dénigrant » et « crée au contraire un constraste artistique » qui valorise l'oeuvre, ce que montrent les commentaires d'internautes recherchant la source de la musique voire regrettant son remplacement (effectué du fait de la présente action). Elle ajoute alors que la musique, qui est « grand public », est utilisée dans l'épisode litigieux comme la musique d'ambiance du grand magasin où se déroule la séquence, laquelle ne voit le meurtre intervenir que dans sa deuxième partie, de sorte que cet usage n'est pas « hors contexte », et conteste enfin la pertinence de la jurisprudence invoquée par le demandeur, pour les mêmes motifs que les autres défenderesses.

21. Contre le préjudice, la société Regent soutient elle aussi que seul le préjudice subi en France peut être réparé car le tribunal n'est saisi que de l'atteinte au droit moral du demandeur protégé par la loi française en France, précisant que la jurisprudence de la CJUE invoquée par le demandeur s'applique quant à elle aux atteintes à la vie privée et au droit à l'image.

MOTIVATION

Clarification de l'objet du litige

22. Si le demandeur invoque des faits de reproduction et de représentation de son oeuvre, qui relèvent, comme le soulève la société Regent, des droits patrimoniaux, c'est seulement pour caractériser les atteintes à son droit moral, comme il le dit expressément lorsqu'il expose qu'il serait nécessaire de caractériser une reproduction ou une représentation de l'oeuvre pour caractériser la violation d'un attribut du droit moral (ses conclusions, p. 23). C'est ce que révèle encore la partie de son dispositif commençant par plusieurs expressions en « dire que », visée dans l'exposé ci-dessus, et qui synthétise en définitive ce raisonnement sans former une prétention distincte. La demande est donc bien une demande en atteinte aux droits moraux de l'auteur, et aucune prétention n'est fondée distinctement sur une atteinte aux droits patrimoniaux.

I . Demandes fondées sur l'atteinte aux droits moraux de l'auteur

1 . Atteinte au droit au respect de l'oeuvre

23. L'article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle instaure au profit de l'auteur un droit, personnel, perpétuel, inaliénable et imprescriptible, au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

a. Association avec une scène violente (atteinte à l'esprit de l'oeuvre)

24. Il est constant que M. [M] a consenti à l'usage de son oeuvre dans d'autres oeuvres et en particulier des oeuvres audiovisuelles, et ce qu'il conteste au cas présent n'est pas le principe d'un tel usage, mais le sens qu'il attribue à la scène concernée au regard de l'esprit (ou de la destination) de son oeuvre.

25. Il est constant que cette scène, entièrement accompagnée au plan sonore par une interprétation de l'oeuvre musicale Ballade pour Adeline, porte sur un meurtre de vengeance, dans le contexte du crime organisé, au moyen spectaculaire d'une batte de baseball : l'assassin, accompagné de complices, pénètre en silence dans la boutique de centre commercial où travaille désormais la victime, qui les regarde puis comprend qu'elle est condamnée, ce que la mise en scène souligne par un plan serré sur sa main lâchant les chaussures destinées à une cliente et un plan sur son visage, les yeux se fermant. Le film montre l'assassin porter de nombreux coups de batte, le résultat du premier coup étant montré de manière indirecte par un plan sur la vitrine qu'éclabousse une projection de sang, les suivants étant montrés alternativement d'un point de vue éloigné ou du point de vue de la victime au sol, entrecoupés d'une vue du corps déjà ensanglanté de la victime le visage dans une flaque de sang, vu du dessus, avant le coup final asséné avec le sommet de la batte à la verticale, de bas en haut, sur le visage. Il n'est pas contesté que cette scène, tant par son sujet que par sa mise en scène, est particulièrement violente, et il en ressort qu'elle vise à provoquer un choc, sans rien atténuer ou dissimuler de la détermination inhumaine de l'assassin, dont on voit jusqu'au visage enlaidi par la crispation, et qui contraste avec la résignation passive de la victime.

26. Un tel usage de l'oeuvre pour illustrer la représentation de la violence n'est en soi illicite que si l'esprit de l'oeuvre y est incompatible, ce qui ne se présume pas. Or si la légèreté du thème musical, le contexte de sa création en l'honneur de la fille de l'auteur, et son emploi récurrent, non contesté, tant dans l'apprentissage du piano par des enfants que dans un contexte se voulant romantique (nom d'un album où elle est reproduite, répertoire habituel de son interprète le plus célèbre) sont des indices en se sens, ils ne traduisent pas à eux seuls un esprit unique ou exclusif : en particulier, la légèreté du thème et la dédicace à la fille de l'auteur n'induisent pas nécessairement un esprit univoque de l'oeuvre, et il n'est pas démontré que l'usage de celle-ci soit strictement limité à l'interprétation par ou pour des enfants, ou pour illustrer « l'amour » ou la « tendresse ».

27. Au contraire, les défenderesses font état de plusieurs usages que l'auteur ne conteste pas avoir admis (il s'en prévaut même pour montrer sa bonne foi, dans ses conclusions, pp. 47-48, points 318 et 322) et qui témoignent d'un esprit plus subtil et moins manichéen que les seuls « amour », « tendresse », ou « pureté » qu'il allègue aujourd'hui : en particulier, dans le film finlandais Kekkonen tulee !, il est constant que l'oeuvre illustre une scène de suicide au fusil à bout portant sous le menton par une femme en présence de son jeune enfant, avec lequel elle échange quelques mots juste avant d'appuyer sur la gâchette, ce qui est particulièrement violent et perturbant. L'oeuvre est encore utilisée en sample dans la chanson Take it down, dont le demandeur ne conteste pas que les paroles sont a minima violentes comme l'affirme la société Regent.

28. Ainsi, l'oeuvre a été conçue, ou du moins a évolué avec l'accord de l'auteur, dans un esprit qui n'est pas exclusivement la tendresse, l'amour ou la pureté, et qui n'interdit pas par principe l'association avec la représentation choquante de la violence.

29. Une scène violente peut certes porter atteinte au respect dû à l'oeuvre de par la façon concrète dont elle représente la violence ou le message qu'elle véhicule. Mais, à cet égard, il ne ressort pas de la scène elle-même que la violence qui y est représentée soit valorisée ou encouragée, et le demandeur n'expose pas en quoi cela résulterait du reste de l'épisode ou même de la série dans son ensemble. Au contraire, il peut être observé que le contraste entre la victime et l'auteur, déjà décrit, et la brutalité même de la narration invitent le spectateur à « réfléchir » comme le souligne la société Regent, en ne lui cachant rien de la réalité de ce que cette vengeance implique. On ne peut dès lors affirmer que l'oeuvre aurait été associée à une « apologie » du crime, de la drogue ou de la violence.

30. La musique est en outre utilisée dans la scène litigieuse comme un accompagnement, détaché du sujet de la scène : elle débute comme la musique d'ambiance du centre commercial, ce qui est un usage tout à fait attendu de ce type de musique, et se poursuit, certes plus fort, mais sans rupture, alors que la scène, elle, bascule dans l'horreur. Ce décalage atténue alors encore l'impact de la scène sur la perception de l'oeuvre et l'association qui en résulte entre celle-ci et le sujet.

31. Il en résulte que l'accompagnement de la scène de meurtre litigieuse par Ballade pour Adeline ne porte pas atteinte à l'esprit de cette oeuvre et ne viole donc pas le droit au respect de l'oeuvre de ce fait.

b. Fragmentation (intégrité de l'oeuvre)

32. Il est constant que l'auteur a consenti contractuellement à l'exploitation de « fragments » de l'oeuvre litigieuse. Il en résulte nécessairement qu'il a lui-même estimé que la reproduction partielle de cette oeuvre ne la dénaturait pas, sans que cela s'assimile aucunement en une cession de son droit moral. Que ceux qui se prévalent de ce fait soient ou non partie aux contrats par lesquels l'auteur a manifesté ces choix est parfaitement indifférent.

c. Absence de mention aux crédits de l'épisode (droit à la parternité)

33. Il est constant que ni l'oeuvre ni son auteur ne sont mentionnés au générique de l'épisode où celle-là est reproduite. Les défenderesses se contentent d'alléguer un usage dans les séries, qu'elles n'étayent par aucune explication et aucune preuve. La violation du droit à la paternité est donc caractérisée.

2 . Préjudice

34. Il est constant que la compétence du présent tribunal est fondée uniquement sur l'article 46 du code de procédure civile, c'est-à-dire à raison du lieu du fait dommageable ou du lieu où le dommage a été subi, et non à raison du domicile des trois défendeurs, qui résident aux États-Unis.

35. S'il est exact qu'en matière de droit de la personnalité le lieu du fait dommageable, entendu comme celui de la matérialisation du dommage, au sens du règlement 1215/2012 sur la compétence judiciaire (qui inspire désormais également l'interprétation des règles nationales étendues lorsque le défendeur ne réside pas dans l'Union européenne), peut être le lieu où la victime a le centre de ses intérêts, il en va différemment dans les autres matières, où le lieu de matérialisation du dommage est celui où le dommage allégué se manifeste concrètement (CJUE, 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, point 27 et jurisprudence citée), et non de tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d'un fait ayant causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu (même arrêt, point 23, et CJCE, 19 septembre 1995, Marinari, C-364/93, point 14), ni, en particulier, le lieu où se trouve le centre du patrimoine du demandeur au seul motif qu'il y aurait subi un préjudice financier (CJCE, 10 juin 2004, Kronhofer, C-168/02, dispositif).

36. Or le droit moral de l'auteur n'est pas un droit de la personnalité au sens de ces dispositions, et le dommage causé par l'atteinte au droit d'un auteur au respect de son nom et de sa qualité se manifeste concrètement en chaque lieu où des personnes accèdent à la reproduction ou la représentation litigieuse de son oeuvre ; le domaine de compétence du présent tribunal s'étend donc seulement à la diffusion en France de l'épisode 10 de la saisie 2 de la série Narcos - Mexico.

37. En toute hypothèse, s'agissant de la loi applicable, et comme le soulèvent encore les défenderesses, une personne ne saurait se voir reprocher la création puis la diffusion d'un contenu dans un territoire donné au motif que la loi d'un autre territoire l'estime contraire aux droits d'auteur : une telle extra-territorialité n'est pas attachée au droit d'auteur, qui est au contraire caractérisé par le principe de territorialité. Et seule la loi française étant invoquée ici par le demandeur, seul le préjudice subi à raison de faits commis en France peut être réparé.

38. Le demandeur invoque lui-même d'une part sa très grande célébrité et celle de l'oeuvre en cause, d'autre part la facilité avec laquelle des internautes se renseignaient entre eux sur le nom de l'oeuvre reproduite dans l'épisode en cause et son auteur. L'absence de « crédit » (mention au générique) pour l'usage de son oeuvre dans l'épisode litigieux n'a donc eu aucune conséquence sur sa renommée et sur l'exploitation de l'oeuvre.

39. Elle n'a causé qu'un préjudice moral caractérisé par le simple désagrément de découvrir qu'une de ses prérogatives n'a pas été respectée par un tiers, et qui peut être évalué ici, en tenant compte de la très grande diffusion de l'oeuvre en France mais aussi de la faible gravité du manquement, à 1 000 euros, que doivent être condamnées à payer, in solidum, les personnes à l'origine du manquement, c'est-à-dire la société Narcos, productrice de la série, et la société Gaumont, qui se défend avec elle sans contester être tenue à la même responsabilité qu'elle.

40. La demande dirigée contre la société Regent, qui conteste sa responsabilité et n'est pas à l'origine de l'atteinte au droit de paternité, doit être rejetée, et il en va de même de la demande en garantie à ce titre.

3 . Autres mesures

Le préjudice subi est entièrement réparé par les dommages et intérêts prononcés, sans qu'il y ait lieu ni à interdiction, ni à publication.

II . Dispositions finales

41. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.

42. Perdant en toutes ses demandes sauf une, laquelle n'est accueillie que pour une partie infime, le demandeur perd le procès pour l'essentiel, de sorte qu'il doit être tenu aux dépens, mais l'équité commande de rejeter les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile, à l'exception de celle de la société Regent contre M. [M], à hauteur de 4 000 euros.

43. L'exécution provisoire est de droit et rien ne justifie ici de l'écarter.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Rejette la demande de M. [J] [M] en dommages et intérêts pour atteinte à son droit au respect de l'oeuvre ;

Condamne in solidum les sociétés Narcos productions et Gaumont television USA à payer à M. [M] 1 000 euros de dommages et intérêts au titre de la violation de son droit à la paternité,

Rejette la demande de M. [M] au même titre dirigée contre la société Regent music corp ;

Rejette la demande en garantie formée par les sociétés Narcos productions et Gaumont television USA contre la société Regent music corp au titre de cette condamnation ;

Rejette la demande distincte de M. [M] en dommages et intérêts pour préjudice moral ;

Rejette ses demandes en interdiction et publication ;

Condamne M. [M] aux dépens (avec recouvrement par les avocats qui en auraient fait l'avance sans en recevoir provision)

Condamne M. [M] à payer 4 000 euros à la société Regent music corp au titre de l'article 700 du code de procédure civile et rejette les autres demandes formées à ce titre.

Fait et jugé à Paris le 09 Juin 2023

Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 20/06038
Date de la décision : 09/06/2023

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire.paris;arret;2023-06-09;20.06038 ?
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