TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
1ère section
No RG 21/06001
No Portalis 352J-W-B7F-CUKL6
No MINUTE :
Assignation du :
26 avril 2021
JUGEMENT
rendu le 11 mai 2023
DEMANDEUR
Monsieur [I] [O]
[Adresse 3]
[Localité 1]
représenté par Me Jean-David COHEN de l'AARPI JAD et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #G0673 et Me Florence COTTIN-PERREAU du Cabinet FCP AVOCAT, avocat au barreau de LYON, avocat plaidant
DÉFENDERESSE
Etablissement public CENTRE CULTUREL ARC EN CIEL THEATRE DE [Localité 4]
[Adresse 2]
[Localité 4]
représentée par Me Marie-Hélène VIGNES de la SELARL ARTWORK AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B696
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Madame Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Monsieur Malik CHAPUIS, Juge,
assistés de Madame Caroline REBOUL, Greffière
en présence de Madame Anne BOUTRON, magistrat en stage de pré affectation
DEBATS
A l'audience du 27 février 2023 tenue en audience publique, avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 11 mai 2023.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DU LITIGE :
1. M. [I] [O] se présente comme photographe-auteur spécialisé dans le spectacle vivant.
2. Le Centre culturel Arc-En-Ciel, Théâtre De [Localité 4] (ci-après " le théâtre de [Localité 4] ") est une régie dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière qui exploite le théâtre municipal de la ville de [Localité 4]. Pour annoncer la saison 2020-2021, le théâtre de [Localité 4] a utilisé une photographie réalisée par M. [O] du spectacle CAR/MEN de [M] [Z], en l'imprimant sur une bâche installée au mois de septembre 2020 sur un mur du théâtre.
3. Estimant que cet usage avait été réalisé en violation de ses droits d'auteur, M. [O] a mis en demeure le théâtre de [Localité 4], par une lettre recommandée du 7 septembre 2020, de démonter la bâche et de lui verser la somme de 7.000 euros en réparation du préjudice subi.
4. Par une lettre du 16 septembre 2020, le théâtre de [Localité 4] a indiqué avoir pensé la photographie libre de droits et adressé des preuves du démontage en cours ; il a proposé une indemnisation de 1.500 euros, que M. [O] a jugé insuffisante.
5. C'est dans ce contexte que M. [O] a fait assigner le théâtre de [Localité 4] par acte du 26 avril 2021 devant le tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de ses droits d'auteur. Par mesure d'administration judiciaire du 15 juin 2022, le juge de la mise en état a renvoyé au fond les fins de non-recevoir soulevées par le théâtre de [Localité 4], tirées du défaut de titularité et d'originalité de la photographie litigieuse en application de l'article 789 6o du code de procédure civile.
6. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 5 septembre 2022, M. [I] [O] demande au tribunal de :
- Recevoir son action comme légitime et fondée ;
A titre principal,
- Condamner l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] à payer à M. [I] [O] la somme de 4.000,00 euros x 2 soit la somme de 8.000,00 euros en indemnisation de l'atteinte à ses droits patrimoniaux ;
- Condamner l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] à payer à M. [I] [O] la somme de 2.000,00 euros x 2 soit la somme de 4.000,00 euros en indemnisation de l'atteinte à son droit moral ;
- Débouter l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
A titre subsidiaire,
- Condamner l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] à payer à M. [I] [O] la somme de 4.000,00 euros à titre de l'enrichissement injustifié dont il a bénéficié ;
En toute hypothèse,
- Condamner l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] à payer à M. [O] la somme de 5.000,00 euros ;
- Condamner aux entiers dépens, distraits au profit de Maître Jean-David Cohen, Avocat sur son affirmation de droit.
7. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 10 octobre 2022, le théâtre de [Localité 4] demande au tribunal de :
- Dire l'Établissement public local Centre culturel arc-en-ciel, théâtre de [Localité 4] recevable et bien fondé en ses demandes, fins et conclusions ;
À titre principal,
- Déclarer et juger que M. [O] échoue à démontrer l'originalité de la photographie revendiquée à l'appui de son action en contrefaçon de droits d'auteur ;
En conséquence,
- Déclarer et juger M. [O] irrecevable en son action en contrefaçon de droits d'auteur;
- Débouter M. [O] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions;
À titre subsidiaire,
- Déclarer et juger que M. [I] [O] n'apporte pas la preuve, qui lui incombe, du quantum du gain manqué qu'il revendique au titre de l'atteinte alléguée à son droit patrimonial;
- Fixer ce gain manqué conformément aux usages revendiqués par le demandeur, soit à la somme de 246 euros ;
- Déclarer et juger que M. [I] [O] n'apporte pas la preuve, qui lui incombe, des atteintes au droit moral alléguées;
- Le débouter purement et simplement de ses prétentions au titre du droit moral;
Très subsidiairement,
- Fixer le préjudice de M. [I] [O] au titre des atteintes alléguées au droit moral à la somme de 246 euros, conformément aux usages revendiqués par le demandeur ;
- Débouter M. [I] [O] de ses demandes au titre de l'enrichissement injustifié ;
En tout état de cause,
- Condamner M. [I] [O] à lui payer la somme de 7.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner M. [I] [O] aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL Artwork Avocats, agissant par Me Marie-Hélène Vignes.
8. L'instruction de l'affaire a été close par une ordonnance du 18 octobre 2022 et renvoyée à l'audience du 27 février 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1o) Sur la protection de la photographie litigieuse par le droit d'auteur
Moyens des parties
9. Le théâtre de [Localité 4] conclut à l'inéligibilité de la photographie litigieuse à la protection par le droit d'auteur, motif tiré de son défaut d'originalité. Il indique à ce titre que la prise de vue porte sur une scène conçue, décorée et mise en scène par un tiers. Il fait valoir en outre que le moment auquel est pris la photographie est banal car il s'agit du seul moment où tous les interprètes du spectacle étaient présents sur scène, prenant la pose et étant immobiles. Il soutient que le cadrage est banal en ce que la photographie est prise de face, au centre de la scène. Il fait valoir que les choix d'exposition et de distance focale ont été dictés par des considérations techniques justifiées par la restitution d'une image nette et fidèle. Il souligne que le recadrage a consisté à gommer la partie inférieure de la photographie correspondant à l'espace spectateur et rétrécir les côtés droit et gauche de l'image pour qu'elle épouse le cadre de la scène.
10. Pour conclure à l'originalité de sa photographie, M. [O] fait quant à lui valoir que le choix du moment de la prise de vue lui est très personnel. Il indique qu'il a voulu montrer la symétrie de la scène et l'agencement parfait des pièces d'un jeu d'échec et indique avoir choisi de se placer face à la scène et utilisé un zoom 24/70 réglé à 41 mm pour garder la rectitude de la scène. Il ajoute avoir travaillé en mode manuel avec une vitesse de vue de 1/80e permettant de figer le mouvement des danseurs et une ouverture de 6,3 m pour la netteté des danseurs. Il explique avoir choisi un recadrage panoramique lors du travail d'édition pour augmenter l'horizontalité du plateau de danse, choix qui ressort selon lui d'un parti-pris et non de considérations techniques. Il fait valoir que sa technique consistant à travailler en mode manuel, debout et à main levée pour accompagner corporellement le déclenchement pour obtenir une image nette dans une faible lumière à vitesse réduite lui est très personnelle.
Appréciation du tribunal
11. Conformément à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial. Selon l'article L.112-1 du même code, ce droit appartient à l'auteur de toute oeuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination.
12. Selon l'article L. 112-2, 9o du même code, sont considérées comme oeuvres de l'esprit les oeuvres photographiques et celles réalisées à l'aide de techniques analogues à la photographie.
13. Il se déduit de ces dispositions le principe de la protection d'une oeuvre sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable. Néanmoins, lorsque l'originalité d'une oeuvre de l'esprit est contestée, il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. Seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.
14. En outre, selon l'article 6 "Protection des photographies" de la directive 93/98 du 29 octobre 1993, relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins, "Les photographies qui sont originales en ce sens qu'elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées conformément à l'article 1er. Aucun autre critère ne s'applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de la protection. Les États membres peuvent prévoir la protection d'autres photographies".
15. Interprétant cette disposition, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145/10, [V] [R] contre Standard VerlagsGmbH ea) a dit pour droit qu'une photographie est susceptible de protection par le droit d'auteur à condition qu'elle soit une création intellectuelle de son auteur, ce qui est le cas si l'auteur a pu exprimer ses capacités créatives lors de la réalisation de l'oeuvre en effectuant des choix libres et créatifs et ce, de plusieurs manières et à différents moments lors de sa réalisation. Ainsi, au stade de la phase préparatoire, l'auteur pourra choisir la mise en scène, la pose de la personne à photographier ou l'éclairage. Lors de la prise de la photographie de portrait, il pourra choisir le cadrage, l'angle de prise de vue ou encore l'atmosphère créée. Enfin, lors du tirage du cliché, l'auteur pourra choisir parmi diverses techniques de développement qui existent celle qu'il souhaite adopter, ou encore procéder, le cas échéant, à l'emploi de logiciels. À travers ces différents choix, l'auteur d'une photographie de portrait est ainsi en mesure d'imprimer sa " touche personnelle " (point 92 de la décision) à l'oeuvre créée.
16. En l'espèce, le tribunal observe que s'agissant d'un cliché pris lors d'un spectacle de danse, M. [O] n'a eu la maîtrise ni de la mise en scène, ni des décors, ni des costumes ou de la lumière.
17. En outre, la photographie litigieuse a été prise "sur le vif" de sorte que M. [O] n'a pas eu la maîtrise de la pose et de l'expression des danseurs à l'instant de la prise de vue.
18. De plus, si M. [O] fait état de choix techniques non contestés, il n'établit pas être allé au-delà du savoir-faire technique du photographe quant à la sélection et au réglage du matériel (choix du mode manuel, de l'objectif, de la vitesse et de l'ouverture) ; en effet, le cadrage apparaît ici dicté par le cadre scénique et l'emplacement des danseurs, tandis que le recadrage n'apparait pas empreint d'un parti-pris esthétique personnel mais se révéle banal, de même que le choix d'une représentation nette, comme tend à le montrer la photographie du spectacle réalisée par un autre photographe et versée aux débat par le théâtre de [Localité 4].
19. Ainsi, les explications de M. [O] sont insuffisantes à conférer à la photographie litigieuse les qualités propres à révéler le parti-pris esthétique et le choix d'une composition arbitraire témoignant d'une approche personnelle de photographe.
20. Il en résulte que la photographie litigieuse n'apparaît pas protégeable par le droit d'auteur, de sorte que les demandes de M. [O] fondées sur la contrefaçon ne peuvent qu'être rejetées.
2o) Sur la demande subsidiaire de M. [O] fondée sur l'enrichissement injustifié
Moyens des parties
21. M. [O] fait valoir à titre subsidiaire qu'en exploitant pendant deux semaines sa photographie sans le rémunérer, le théâtre de [Localité 4] a bénéficié d'un enrichissement injustifié. Il sollicite en conséquence sa condamnation à l'indemniser à hauteur de 4000 euros.
22. Le théâtre de [Localité 4] conclut au rejet de cette demande au motif qu'elle se heurte à l'existence de l'action en contrefaçon qui tend aux mêmes fins ainsi qu'à l'obstacle de droit fondé sur l'absence d'originalité de la photographie litigieuse.
Appréciation du tribunal
23. L'article 1303 du code civil dispose qu' "En dehors des cas de gestion d'affaires et de paiement de l'indu, celui qui bénéficie d'un enrichissement injustifié au détriment d'autrui doit, à celui qui s'en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l'enrichissement et de l'appauvrissement". L'article1303-1 du même code prévoit que "L'enrichissement est injustifié lorsqu'il ne procède ni de l'accomplissement d'une obligation par l'appauvri ni de son intention libérale". L'article1303-3 précise que "l'appauvri n'a pas d'action sur ce fondement lorsqu'une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription."
24. En l'espèce, M. [O] n'est pas fondé à invoquer à l'encontre du théâtre de [Localité 4] un enrichissement injustifié alors que lui était ouverte l'action en responsabilité délictuelle fondée sur les agissements parasitaires.
25. En tout état de cause, M. [O] ne démontre pas l'existence d'un tel enrichissement injustifié dès lors que le théâtre de [Localité 4] établit avoir conclu avec le producteur du spectacle, la société Quartier Libre Productions, un contrat de cession de droits d'exploitation du spectacle CAR/MEN aux termes duquel ce producteur s'est engagé, moyennant le paiement d'une contrepartie financière, outre la fourniture du spectacle, à lui remettre également des photographies libres de droit pour la publicité de ce spectacle.
26. M. [O] est en conséquence débouté de sa demande d'indemnisation fondée sur l'enrichissement injustifié.
27. Partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile, M. [O] supportera les dépens et sera condamné à payer au théâtre de [Localité 4] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
28. En application des articles 514 et suivants du code de procédure civile, l'exécution provisoire est de droit et aucun motif ne commande de l'écarter au cas présent.
PAR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL,
REJETTE la demande principale de M. [I] [O] fondée sur la contrefaçon de droit d'auteur ;
REJETTE la demande subsidiaire de M. [I] [O] fondée sur l'enrichissement injustifié ;
CONDAMNE M. [I] [O] aux dépens et autorise Me Marie-Hélène VIGNES à recouvrer directement ceux dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
CONDAMNE M. [I] [O] à payer au Centre culturel Arc-En-Ciel, Théâtre de [Localité 4] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
RAPPELLE que la présente décision est de plein droit exécutoire.
Fait et jugé à Paris le 11 mai 2023
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE