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07/04/2023 | FRANCE | N°23/52183

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, Ct0760, 07 avril 2023, 23/52183


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

No RG 23/52183 - No Portalis 352J-W-B7H-CZHAQ

No:1/MC

Assignation du :
02 Mars 2023

J U G E M E N T
rendu le 07 avril 2023

En état de référé (article 487 du code de procédure civile) par le Tribunal judiciaire de PARIS, composé de :

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Elodie GUENNEC, vice-présidente
Arthur COURILLON-HAVY, juge

Assisté de Marion COBOS, Greffier,

dans l'instance opposant :

Société LENOVO DEUTSCHLAND GmbH
Meitnerstrabe 9
70563
STUTTGA

RT - ALLEMAGNE

Société LENOVO UNITED STATES Inc.
[Adresse 4]
[Adresse 6]
ETATS UNIS D'AMERIQUE

représentées par Maître Sabine AGE de la SE...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

No RG 23/52183 - No Portalis 352J-W-B7H-CZHAQ

No:1/MC

Assignation du :
02 Mars 2023

J U G E M E N T
rendu le 07 avril 2023

En état de référé (article 487 du code de procédure civile) par le Tribunal judiciaire de PARIS, composé de :

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Elodie GUENNEC, vice-présidente
Arthur COURILLON-HAVY, juge

Assisté de Marion COBOS, Greffier,

dans l'instance opposant :

Société LENOVO DEUTSCHLAND GmbH
Meitnerstrabe 9
70563
STUTTGART - ALLEMAGNE

Société LENOVO UNITED STATES Inc.
[Adresse 4]
[Adresse 6]
ETATS UNIS D'AMERIQUE

représentées par Maître Sabine AGE de la SELARL VERON et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS - #P0512, et par Maître Amandine METIER de la SELARL VERON et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS - #P512

à :

S.A. VANTIVA
[Adresse 3]
[Localité 2]

S.A.S. THOMSON LICENSING
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 1]

représentées par Maître Raphaëlle DEQUIRÉ-PORTIER de l'AARPI GIDE LOYRETTE NOUEL AARPI, avocat au barreau de PARIS - #T0003

DÉBATS

A l'audience du 20 Mars 2023, tenue publiquement, par le tribunal.

EXPOSÉ DU LITIGE :

1. La norme HEVC (High Efficiency Video Coding), est une norme de codage et de compression de vidéos destinée à améliorer leur débit de transmission sur le réseau. Cette norme est élaborée sous l'égide de l'Union Internationale des Télécommunication (IUT).

2. Le 5 février 2017, la société de droit français Thomson Licensing a déclaré auprès de l'IUT certains des brevets détenus par sa mère, la société Technicolor, devenue Vantiva, spécialisée dans la conception et la fabrication de systèmes de transmission d'images, comme essentiels à la norme HEVC. En contrepartie de cette déclaration, la société Technicolor a l'obligation d'octroyer à toute personne intéressée par l'utilisation de cette technologie une licence à des conditions RAND (Reasonable And Non Discriminatory).

3. Par un contrat du 30 juillet 2018, la société Thomson Licensing a cédé la quasi totalité de ces brevets essentiels à la société de droit américain InterDigital VC Holdings.

4. Le groupe Lenovo conçoit et fabrique des système informatiques tels que des ordinateurs, des téléphones, des serveurs ou encore des téléviseurs connectés. La société Lenovo Deutschland GmbH est sa filiale représentant le groupe en Allemagne, tandis que la société Lenovo United States Inc. est celle en charge de la négociation des licences avec la société Interdigital VC Holdings, qui ont d'abord concerné les brevets essentiels aux normes de télécommunication 3G et 4G, avant de s'étendre en 2018 aux brevets essentiels à la norme HEVC.

5. Ces négociations n'ayant pas abouti à la conclusion d'un accord de licence, la société InterDigital a fait assigner en 2019 les sociétés Lenovo devant la High Court of England and Wales en contrefaçon de ses brevets essentiels aux normes de télécommunication 3G et 4G, d'une part, puis en Allemagne (devant les Landgericht de Manheim et de Munich) en contrefaçon de 3 brevets essentiels à la norme HEVC.

6. Après avoir vainement sollicité la production des licences comparables portant sur ces brevets auprès, tant des sociétés Interdigital que Vantiva et Thomson Licencing, et redoutant que les juridictions allemandes n'ordonnent pas la production forcée de ces pièces par la société InterDigital, les sociétés Lenovo ont sollicité et obtenu l'autorisation de faire citer en référé,devant le délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris siégeant à l'audience du 20 mars 2023 à 10 heures, les sociétés de droit français Vantiva et Thomson Licensing aux fins d'obtenir, aux visas des articles L.615-17 du code de la propriété intellectuelle et 834 et 835 du code de procédure civile, qu'il leur soit enjoint, sous astreinte, de communiquer les accords de licence portant sur les brevets déclarés comme essentiels à la norme HEVC, en particulier ceux conclus avec les sociétés Sony et LG Electronics.

7. Aux termes de leurs assignations délivrées le 2 mars 2023 dont elles ont développé et complété les termes à l'audience du 20 mars 2023, les sociétés Lenovo demandent au juge des référés de :
- Ordonner à la société Vantiva et la société Thomson Licensing la communication aux sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. des accords de licence conclus par elles avec les sociétés Sony et LG Electroniques sur les brevets déclarés essentiels à la norme HEVC qu'elles détenaient (notamment les brevets européens EP 2 449 782, EP 2 452 498 et EP 3 267 684) antérieurement à leur cession à la société InterDigital, sous astreinte de 100 000 € par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance ;
- Ordonner à la société Thomson Licensing et à la société Vantiva la communication aux sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. de tout autre accord de licence conclu par elles sur leur portefeuille de brevets déclarés essentiels à la norme HEVC antérieurement à sa cession à la société InterDigital, en particulier de la licence concédée début 2016 sur le portefeuille HEVC mentionnée dans son document de référence 2015 (pièce Vantiva no4, page 2) sous astreinte de 100 000 € par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance ;
- Dire que les extraits de ces accords éligibles à une protection au titre du secret des affaires seront communiqués dans le cadre d'un cercle de confidentialité comprenant les conseils français et allemands et à deux représentants de chacune des sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. dans la procédure les opposant à la société InterDigital devant le Landgericht de Mannheim, sous couvert de la signature par ces derniers d'un engagement de confidentialité ;
- Dire que les pièces communiquées pourront être utilisées dans le cadre de la procédure opposant les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. à la société InterDigital en Allemagne, sous couvert de la protection des informations confidentielles qui y seront contenues ;
- Condamner solidairement la société Thomson Licensing et la société Vantiva à verser aux sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. la somme de 30 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civil ;
- Condamner solidairement la société Thomson Licensing et la société Vantiva aux entiers dépens et dire qu'ils seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

8. Aux termes de leurs conclusions notifiées le 19 mars 2023 et développées oralement à l'audience, les sociétés Vantiva et Thomson Licensing demandent quant à elles au juge des référés de:
In limine litis :
? Se Déclarer incompétent au profit des juridictions allemandes compétentes;
? À titre subsidiaire, se déclarer incompétent au profit du président du tribunal de commerce de Paris ;
À titre principal :
? Déclarer la société Lenovo Deutschland GmbH et la société Lenovo United States Inc. irrecevables en leur demande à l'encontre de la société Vantiva ;
? Débouter la société Lenovo Deutschland GmbH et la société Lenovo United States Inc. de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions :
À titre subsidiaire :
? Débouter la société Lenovo Deutschland GmbH et la société Lenovo United States Inc. de leurs demandes d'astreinte ;
À titre infiniment subsidiaire,
? Juger que l'astreinte commencera à courir 15 jours ouvrés après la signification de l'ordonnance à intervenir et ramener son montant à de plus justes proportions ;
À titre reconventionnel :
? Condamner les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. à payer aux sociétés Vantiva et Thomson Licensing la somme de 500.000 euros au titre de la procédure abusive ;
En tout état de cause :

? Condamner solidairement les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. à payer aux sociétés Vantiva et Thomson Licensing la somme de 90.000 euros, en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
? Condamner les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. aux entiers dépens de la présente instance, dont distraction au profit de Maître Raphaëlle Dequiré-Portier, en application de l'article 699 du code de procédure civile.

9. A l'audience du 20 mars 2023, l'affaire a été immédiatement renvoyée en état de référé devant la formation collégiale de la juridiction siégeant le même jour, conformément aux dispositions de l'article 487 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Moyens des parties

10. Les sociétés Vantiva et Thomson Licensing rappellent que c'est l'article 35 du Règlement dit de Bruxelles 1 bis qui fixe la compétence spéciale du juge des référés et que ce texte exclut la compétence au juge français pour connaître ici des demandes des sociétés Lenovo. Elles soutiennent en effet que des mesures d'instruction ne peuvent être obtenues au visa de ce texte que dans l'hypothèse d'un risque de dépérissement des preuves, c'est à dire un risque imminent de destruction. Elles soulignent à cet égard que les licences se trouvent entre les mains des sociétés InterDigital et qu'aucun risque de dépérissement de ces pièces n'existe. Les sociétés Vantiva et Thomson Licensing font également valoir que les pièces, quoique demandées à des sociétés établies en France, sont en réalité destinées à être produites devant des juridictions allemandes dans des litiges concernant la contrefaçon de parties allemandes de brevets, ce qui est contraire à la loi de blocage de 1968, comme d'ailleurs au droit de l'Union. Elles ajoutent que les présentes demandes ne visent qu'à contourner les règles applicables en matière de communication de pièces devant les juridictions allemandes, l'essentiel de leurs pièces visant à convaincre le tribunal de que ces juridictions refuseront leurs demandes, ce qui n'est selon elles pas acceptable.

11. Les sociétés Lenovo rappellent quant à elles que leurs demandes sont fondées sur l'article 4 du Règlement dit de Bruxelles 1 bis et le domicile des défenderesses, en l'occurrence situé en France. Elles contestent que cette disposition ne concernerait que le fond, s'agissant selon elles d'une règle générale protectrice du défendeur. Au visa de l'article 35 du même Règlement, elles concluent de la même manière à la compétence du présent tribunal en raison du risque de déperdition des preuves tenant au fait que la cession est intervenue il y a près de 5 ans désormais.

12. S'agissant des mesures sollicitées, elles rappellent que le débat porte sur la question de savoir si la société InterDigital a mené des négociations RAND, ce qu'elle ne peut savoir sans connaître les licences que lui ont cédées les défenderesses ici attraites. Elles ajoutent que la décision rendue récemment en Grande Bretagne a mis en évidence le comportement "non RAND" des sociétés InterDigital, tandis qu'il est selon elle hautement probable que les juges allemands saisis des actions en contrefaçon rejettent leurs demandes de production forcée de ces licences, ou ne fassent droit à leurs demandes en ce sens qu'après avoir ordonné des mesures provisoires. Les soiciétés Lenovo soulignent en outre que les sociétés Vantiva et Thomson Licensing continuent de percevoir un pourcentage sur les licences de leur ancien portefeuille de sorte qu'elles n'ont pas la qualité de tiers au litige ici. Les sociétés Lenovo précisent que les secrets d'affaires des sociétés défenderesses peuvent aisément être protégés par les règles du code de commerce relatives à ces secrets.

13. Les sociétés Vantiva et Thomson Licensing soutiennent que les sociétés Lenovo peuvent parfaitement obtenir les pièces qu'elles sollicitent ici auprès des tribunaux allemands ainsi que le démontre selon elle le témoignage de l'avocat allemand des sociétés InterDigital qu'elles versent aux débats. Elles ahoutent, qu'ainsi que les sociétés Lenovo le savent parfaitement, par un accord passé en 2019, il a été mis un terme au partage du produit des licences concernant le portefeuille de brevets essentiels à la norme HEVC. En droit, les sociétés Vantiva et Thomson Licensing font valoir que ni les dispositions de l'article 834, ni même celles des articles 138 et suivants du code de procédure civile, ne leur permettent d'obtenir les pièces dont elles sollicitent ici la production forcée.

Appréciation du tribunal

14. Selon l'article 4 du Règlement no 1215/2012 du parlement européen et du conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, "1. Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre."

15. En outre, aux termes de l'article 35 de la section 10 "Mesures provisoires et conservatoires"de ce même Règlement "Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d'un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d'un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond."

16. Interprétant les dispositions identiques de la Convention signée à Bruxelles le 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (article 24), la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, 28 avril 2005, Aff. C-104/03, St. Paul Dairy Industries NV contre Unibel Exser BVBA) a dit pour droit que ne relève pas de la notion de «mesures provisoires ou conservatoires» une mesure ordonnant l'audition d'un témoin dans le but de permettre au demandeur d'évaluer l'opportunité d'une action éventuelle, de déterminer le fondement d'une telle action et d'apprécier la pertinence des moyens pouvant être invoqués dans ce cadre.

17. Aux points 12 à 17 de sa décision, la Cour a rappelé que l'article 24 instaurait une compétence dérogatoire dont l'objectif était d'éviter aux parties un préjudice résultant de la longueur des délais inhérente à toute procédure internationale, de sorte que conformément à cette finalité, par «mesures provisoires ou conservatoires» au sens de cette disposition, il y avait lieu d'entendre les mesures qui, dans les matières relevant du champ d'application de la convention, sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond (arrêts du 26 mars 1992, Reichert et Kockler, C-261/90, point 34, et arrêt du 17 novembre 1998, Van Uden, C-391/95, point 37). Elle a également rappelé que, de façon générale, le juge devait subordonner son autorisation à toutes les conditions qui garantissent le caractère provisoire ou conservatoire de la mesure qu'il ordonne (arrêts du 21 mai 1980, [V], 125/79, point 15, et Van Uden, précité, point 38). La Cour a ensuite précisé qu'une mesure d'instruction telle que l'audition d'un témoin pour évaluer l'opportunité d'une action éventuelle au fond ne répondait pas à l'objectif de l'article 24.

18. Tirant les conséquences de ces décisions, la Cour de cassation a jugé que c'est à bon droit, et sans avoir à déterminer la juridiction compétente pour connaître du fond, qu'une cour d'appel se déclare compétente pour ordonner, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, avant tout procès, une mesure d'expertise devant être exécutée en France et destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige opposant une société allemande et une société française liées par un contrat comportant une clause d'attribution de compétence aux juridictions allemandes. (Cass. Civ. 1ère , 14 mars 2018, pourvoi no 16-19.731, Bull. 2018, I, no 52) ; elle a également jugé que prive sa décision de base légale au regard de l'article 35 du règlement 1215/2012 et de l'article 145 du code de procédure civile, la cour d'appel qui ne recherche pas si une demande visant à obtenir la communication de documents en possession des parties adverses n'avait pas pour objet de prémunir la partie requérante contre un risque de dépérissement d'éléments de preuve dont la conservation pouvait commander la solution du litige. (Cass. Civ.1ère , 27 janvier 2021, pourvoi no 19-16.917)

19. Il apparaît probable ici que les sociétés Vantiva et Thomson Licencing ne conserveront pas indéfiniment les licences portant sur les brevets essentiels à la norme HEVC dont la production forcée est ici sollicitée, de sorte qu'un risque de dépérissement des preuves pourrait éventuellement être invoqué. Force est toutefois de constater que la société InterDigital, désormais titulaire de ces brevets a vocation à conserver ces documents de sorte qu'un risque de dépérissement de ces mêmes preuves la concernant n'apparaît pas concevable.

20. Il en résulte que les conditions d'application de l'article 35 du Règlement no 1215/2012 ne sont pas réunies ici, en l'absence de risque de dépérissement des preuves qui se trouvent nécessairement entre les mains de la société InterDigital.

21. Néanmoins, les défenderesses étant établies en France, les juridictions françaises apparaissent compétentes pour connaître des demandes dirigées contre elles, conformément aux dispositions de l'article 4 du Règlement no1215/2012 précité, ainsi que le soutiennent à juste titre les sociétés Lenovo.

22. Il est en outre rappelé que selon l'article L. 615-17 du code de la propriété intellectuelle "Les actions civiles et les demandes relatives aux brevets d'invention, y compris dans les cas prévus à l'article L. 611-7 ou lorsqu'elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant des tribunaux judiciaires, déterminés par voie réglementaire, à l'exception des recours formés contre les actes administratifs du ministre chargé de la propriété industrielle qui relèvent de la juridiction administrative. (...)"

23. Cette disposition est constamment interprétée comme réservant aux tribunaux judiciaires, et en particulier celui de [Localité 7], toute demande impliquant l'examen de l'existence ou de la maconnaissance d'un droit de brevet (Cass. Com., 16 février 2016, pourvoi no 14-24.295, Bull. 2016, IV, no 30).

24. Il n'est pas douteux que la demande nécessite ici l'examen de la méconnaissance d'un droit de brevet, et au cas particulier des brevets déclarés comme essentiels par leur titulaire auprès de l'organisme de normalisation, et de l'obligation qui est attachée à ces brevets pour leurs titulaires d'octroyer une licence "RAND". Cette demande relève bien du tribunal judiciaire de Paris et non du tribunal de commerce.

25. Les exceptions d'incompétences, interne et internationale, de la juridiction sont donc écartées. Les demandes des sociétés Lenovo doivent ainsi être examinées au regard des dispositions du code de procédure civile.

26. Il résulte ainsi de l'article 834 du code de procédure civile que, dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal judiciaire peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend (Toutes les emphases sont le fait du tribunal).

27. Cette disposition ne pose aucune exigence relative à la notion de différend justifiant l'intervention du juge des référés. Elle ne précise notamment pas qu'il doit s'agir d'un différend entre les parties. La Cour de cassation a néanmoins jugé récemment que le différend au sens de ce texte devait concerner les mêmes parties, au fond et en référé (Cass. Civ. 2ème , 8 septembre 2022, pourvoi no 20-18.953, non publié, rendu sur avis contraire de l'avocat général et contraire à Cass. Soc., 25 mars 1985, pourvoi no83-12.714, Bull. 1985, V, no 204).

28. Les règles relatives à la communication des pièces résultent en outre, en principe, des articles 138 à 145 du code de procédure civile, aux termes desquels, avant un procès, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. Au cours d'un procès, le juge (saisi), s'il estime cette demande fondée, ordonne la délivrance ou la production de l'acte ou de la pièce, en original, en copie ou en extrait selon le cas, dans les conditions et sous les garanties qu'il fixe, au besoin à peine d'astreinte.

29. Les demandes ne pouvent ainsi prospérer au visa de ces dispositions de droit interne qui exigent que le différend concerne les mêmes parties, conformément aux dispositions de l'article 834 du code de procédure civile tel qu'interprété en dernier lieu par la Cour de cassation. Les demandes ne pourraient davantage prospérer en application du droit commun de la production de pièces qui, soit attribuent compétence au juge saisi de l'affaire (article 139 du code de procédure civile), soit exigent qu'une action soit envisageable au fond (en France). Il n'est toutefois pas soutenu ici qu'il pourrait être envisagé par les sociétés Lenovo d'agir au fond en France contre les sociétés Vantiva et Thomson Licensing, y compris en présence de la société InterDigital.

30. Ainsi d'ailleurs qu'elles l'admettent, la demande des sociétés Lenovo vise en réalité à contourner les règles du code de procédure civile allemand (article 142 de la Zivil Prozess Ordnung) selon lesquelles le tribunal peut ordonner à une partie ou à un tiers de présenter les documents et autres documents en leur possession auxquels une partie s'est référée ("Das Gericht kann anordnen, dass eine Partei oder ein Drifter die in irhem oder seinem Besitz befindlichen Urkunden und sonstigen Unterlagen, auf die sich eine Partei bezogen hat vorlegt").

31. Ces dispositions sont interprétées par les tribunaux allemands comme prohibant toute procédure de "discovery avant procès des documents qui est courante aux Etats-Unis" et fixant comme condition préalable à la communication forcée d'une pièce "la présentation d'une déclaration concluante se référant à des faits concrets relatifs aux documents à produire (...) et expliquant pourquoi ils contiennent des informations décisives" (traduction de la lettre de Mme [I] [X] du 17 mars 2023, p. 8, pièce Gide no6 bis).

32. Il apparaît ainsi effectivement possible que les sociétés Lenovo ne parviennent pas à démontrer en quoi des pièces qu'elles ne connaissent pas pourraient contenir des "informations décisives", en l'état de surcroît de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne qui, par un arrêt du 16 juillet 2015 (aff. C-170/13, Huawei Technologies Co. Ltd contre ZTE Corp.,ZTE Deutschland GmbH) a énoncé au point 64 in fine de sa décision que "le titulaire du BEN est mieux placé que le contrefacteur allégué pour examiner si son offre respecte la condition de non-discrimination." (pour en déduire la manière dont il convient d'apprécier l'existence ou non d'un abus de position dominante de la part du titulaire de brevets essentiels), ce qui peut paraître paradoxal, le titulaire de BEN étant, non seulement le mieux placé, mais surtout le seul, à pouvoir communiquer les éléments concernant les licences comparables qui pourraient permettre d'exclure un comportement discriminatoire et non équitable.

33. La recherche en France par les sociétés Lenovo de ces pièces déterminantes, et que le titulaire du BEN devrait en toute logique être contraint à produire s'il ne le faisait pas spontanément, est ainsi compréhensible. Ces considérations ne permettent néanmoins pas d'écarter les règles, internes comme internationales, qui régissent l'obtention des preuves dans les procès.

34. En tout état de cause, aux termes de l'article 1 bis de la Loi no 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, "Sous réserve des traités ou accords internationaux et des lois et règlements en vigueur, il est interdit à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des documents ou renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci." ce qui est bien le cas ici.

35. Il doit donc être dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes des sociétés Lenovo.

36. Les sociétés Vantiva et Thomson Licensing, qui ne caractérisent pas autre chose qu'une mauvaise appréciation de leurs droits par les sociétés Lenovo, seront déboutées de leur demande de dommages-intérêts pour procédure abusive.

37. En revanche, parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, les sociétés Lenovo seront condamnées aux dépens, ainsi qu'à payer aux société Vantiva et Thomson Licensing la somme de 50.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

38. Il sera rappelé que conformément aux dispositions de l'article 514-1, troisième alinéa, du code de procédure civile, le juge ne peut écarter l'exécution provisoire de droit lorsqu'il statue en référé.

PAR CES MOTIFS,

Le tribunal,

Ecarte les exceptions de procédure tirées de l'incompétence du tribunal judiciaire de Paris ;

Dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes des sociétés Lenovo ;

Rejette la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive présentée par les sociétés Vantiva et Thomson Licensing ;

Condamne in solidum les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. aux dépens et autorise Maître Raphaëlle Dequiré-Portier à recouvrer directement ceux dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

Condamne in solidum les sociétés Lenovo Deutschland GmbH et Lenovo United States Inc. À payer aux sociétés Vantiva et Thomson Licensing la somme de 50.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rappelle que l'exécution provisoire de la présente décision ne peut être écartée.

Fait à Paris le 07 avril 2023.

Le Greffier, Le Président,

Marion COBOS Nathalie SABOTIER


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : Ct0760
Numéro d'arrêt : 23/52183
Date de la décision : 07/04/2023

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire.paris;arret;2023-04-07;23.52183 ?
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