TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
2ème section
No RG 20/06208
No Portalis 352J-W-B7E-CSLQU
No MINUTE :
Assignation du :
03 Juin 2020
JUGEMENT
rendu le 31 Mars 2023
DEMANDEURS
S.A.R.L. ZEASSOCIATES
[Adresse 1]
[Localité 8]
Monsieur [K] [H]
[Adresse 7]
[Localité 6]
représentés par Maître Pierre LAUTIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0925
DÉFENDERESSES
Société GOOGLE LLC
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 9] (ETATS-UNIS)
représentée par Maître Alexandra NERI du cabinet HERBERT SMITH FREEHILLS PARIS LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0025
S.A.S. Production Systems
[Adresse 4]
[Localité 5]
représentée par Maître Florence GAULLIER de la SELARL CABINET VERCKEN et GAULLIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0414
Société [D] représentée par Maître [A] [D] en sa qualité de mandataire judiciaire de la société PROTOTYPO
[Adresse 10]
[Adresse 10]
[Localité 3]
Copies délivrées le :
- Maître [B] # B925 - certifiée conforme
- Maître [X] #J25 - exécutoire
- Maître [P] #P414 - exécutoiredéfaillant
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Elodie GUENNEC, Vice-Présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assisté de Quentin CURABET, Greffier
DÉBATS
A l'audience du 27 Janvier 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l'audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du code de procédure civile.
En présence de Madame Anne BOUTRON, magistrat en formation
Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 31 Mars 2023.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Réputé contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
1. M. [K] [H] se présente comme l'un des pionniers de la typographie numérique, ayant notamment créé, en 1994, une famille de polices de caractères sur commande du journal Le Monde intitulée la police « Le Monde Journal ».
2. Il a fondé, fin 2011, la SARL ZeAssociates exerçant sous le nom commercial Typofonderie qui a pour activité l'édition, la publication et la distribution à distance de modèles, d'oeuvres et d'ouvrages dans les domaines spécialisés de la création, du design, de la typographie et des logiciels.
3. M. [C] [T] est un typographe ayant créé en 2014, la SAS Production Systems, une agence de création de polices de caractères numériques, qui exerce son activité sous le nom commercial Production Type. Il a collaboré avec M. [K] [H] en 2008, notamment pour convertir la police Le Monde Courrier au format Opentype.
4. La SAS Production Systems a créé la typographie « Spectral » sur commande du 5 octobre 2016 de la société américaine Google LLC qui l'a diffusée dans la cadre de son service d'hébergement gratuit de polices d'écriture numérique pour Internet Google Fonts, utilisées par les éditeurs de sites internet et les utilisateurs de logiciels de traitement de texte.
5. La SAS Prototypo est désignée comme étant « la première application en ligne permettant aux designers de créer des images de marque uniques grâce à des polices de caractères sur-mesure, en quelques clics » et elle a notamment pour associé, M. [C] [T]. Elle fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire prononcée par jugement du tribunal de commerce de Lyon en date du 27 février 2020 qui a désigné la SELARLU [D] en qualité de mandataire liquidateur.
6. Considérant que la diffusion par la société Prototypo et la société Google LLC de la typographie Spectral constituait des actes de contrefaçon de la police « Le Monde Journal » et subsidiairement de concurrence déloyale, M. [K] [H] et la société ZeAssociates ont vainement adressé une lettre de mise en demeure de 19 pages les 25 et 29 octobre 2018 aux sociétés Google France, Google LLC, Production Systems et Prototypo d'avoir à cesser leurs agissements.
7. C'est dans ces conditions que par actes des 3 juin et 8 juillet 2020, M. [K] [H] et la société ZeAssociates ont fait assigner les sociétés Production Systems, Google LLC et la SELARLU [D], ès qualités de mandataire judiciaire de la société Prototypo, devant le tribunal judiciaire de Paris.
8. Par ordonnance du 21 janvier 2022, le juge de la mise en état a déclaré irrecevables les demandes de la société ZeAssociates fondées sur la contrefaçon de droit d'auteur, constatant que les droits sur les typographies créées par M. [K] [H] ne lui avaient pas été cédés.
9. Dans leurs dernières conclusions signifiées le 29 août 2022, M. [K] [H] et la société ZeAssociates demandent au tribunal, au visa des articles 1240 et 1358 du code civil, L.112-2, L.121-1, L.122-1, L. 122-2 et L.122-4 du code de la propriété intellectuelle 2 et 8 de l'arrangement de Vienne du 12 juin 1973, de :
- ordonner le retrait des présentations du projet et la suppression des mises à disposition au téléchargement par les sociétés Google LLC, Production Systems et Prototypo du caractère typographique Spectral et en ce qu'il constitue une contrefaçon du caractère typographique Le Monde Journal, le retrait de l'ensemble des sources, des fichiers de ce caractère, la cessation de l'ensemble de la communication et de la campagne associée à ce caractère typographique Spectral, la publication sur les sites Google Fonts, Prototypo et Production Type d'un communiqué de presse annonçant que le caractère typographique Spectral est retiré car il constitue une contrefaçon du caractère typographique Le Monde Journal,
- condamner les sociétés Production Systems, Google LLC et Prototypo, conjointement et solidairement à payer à M. [K] [H] la somme de 450.000 euros en réparation de son préjudice matériel, 150.000 euros en réparation de son préjudice moral et 75. 000 euros en réparation de son préjudice d'image et de notoriété,
- à titre subsidiaire, condamner les mêmes à payer les mêmes sommes à M. [K] [H] (préjudice moral) et la société ZeAssociates (préjudice matériel et préjudice d'image) sur le fondement de la concurrence déloyale,
- condamner les sociétés Production Type, Google LLC et Prototypo aux dépens et à payer à la société ZeAssociates la somme de 14.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
sous le bénéfice de l'exécution provisoire.
10. Dans ses dernières conclusions signifiées le 2 septembre 2022, la société Production Systems demande au tribunal, au visa des articles L. 112-2, 8o), L. 121-1 et L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, 122, 699 et 700 du code de procédure civile, 1240 et 1353 du code civil, de :
- débouter la société ZeAssociates et M. [K] [H] de l'ensemble de leurs demandes, ou, subsidiairement, ramener leurs demandes à de plus justes proportions,
- condamner la société ZeAssociates et M. [K] [H] à lui payer la somme de 50.000 euros en réparation des actes de concurrence déloyale à son égard,
- condamner solidairement la société ZeAssociates et M. [K] [H] aux dépens, dont distraction au bénéfice de la SELARL Vercken et [P], et à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- ordonner l'exécution provisoire de la décision à son seul bénéfice.
11. Dans ses dernières conclusions signifiées le 21 juin 2022, la société Google LLC demande au tribunal de :
- débouter M. [K] [H] de toutes ses demandes fondées sur le droit d'auteur faute d'originalité de la police, subsidiairement, faute de contrefaçon et, très subsidiairement, faute de préjudice,
- débouter la société ZeAssociates et M. [H] de l'ensemble de leurs demandes fondées sur la concurrence déloyale et sur le parasitisme,
- condamner la société Production Systems à la garantir contre toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre ainsi que de toute conséquence que Google pourrait justifier en application de l'article 8 du contrat de développement de police de caractères du 12 septembre 2017,
- débouter la société ZeAssociates et M. [H] de leur demande d'exécution provisoire du jugement à intervenir ;
- condamner la société ZeAssociates et M. [H] solidairement aux dépens et à lui payer la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
12. Quoique régulièrement assignée à sa personne, la SELARLU [D] n'a pas constitué avocat.
13. L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 septembre 2022.
MOTIVATION
14. En application de l'article 472 du code de procédure civile, si le défendeur ne comparaît pas, il est néanmoins statué sur le fond. Le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l'estime régulière, recevable et bien fondée.
I . Sur le droit d'auteur
1. Sur l'originalité
15. M. [K] [H] et la société ZeAssociates font valoir que :
- l'originalité de la police de caractères « Le Monde Journal » est établie par le long processus de création de la police et son caractère nouveau ;
- les choix artistiques réalisés par M. [H] se révèlent par les caractéristiques suivantes : caractère de style français, axe oblique, contre-formes ouvertes pour paraître plus large à l'intérieur, empattements triangulaires, emphase individuelle sur chaque lettre, caractères affirmés, plus contrastés, aspect horizontal, capitales plus petites que les hauteurs des minuscules, le tout faisant apparaître la police de caractères Le Monde Journal plus lisible que la police Times New Roman ;
- la goutte a été remplacée par une terminaison qui se finit vers une pointe en bas cassée par un trait court, ce qui constitue un parti pris esthétique constituant l'essence même du caractère typographique Le Monde Journal ;
- les instructions du journal Le Monde de réaliser une police de caractères plus lisible et prenant moins d'espace laissaient à M. [H] la place de choix arbitraires en raison de l'infinité de déclinaisons possibles;
- cette police de caractères a remporté plusieurs prix, est utilisée dans les grands dictionnaires ou encore par des cabinets interministériels, ce qui participe à établir son caractère original ;
- la personnalité de M. [H] ressort nécessairement de cette typographie car il est identifié dans son domaine comme « le créateur du dit caractère Le Monde », qui est une référence reconnue dans les ouvrages spécialisés.
16. La société Production Systems oppose l'absence d'originalité de la police de caractères Le Monde Journal.
Elle expose que :
- le processus créatif dont se prévalent les demandeurs ne constitue pas une preuve de l'originalité de la police de caractères Le Monde Journal, pas plus que le fait d'avoir été retenu par le journal Le Monde, que M. [H] ait reçu des prix ou que la typographie litigieuse soit utilisée par des administrations françaises ou étrangères ;
- les attestations produites en demande n'ont pas de caractère probant ;
- il existe de grandes similitudes de certains caractères avec des polices des XVIIIème et XIXème siècles ou encore plus récentes, en particulier sur les gouttes et terminaisons tronquées.
17. La société Google LLC conclut également au défaut d'originalité de la police de caractères Le Monde Journal au motif que les choix réalisés par M. [H] ne résultent que d'exigences techniques imposées par le cahier des charges technique du journal Le Monde exigeant une meilleure lisibilité, un gain de place dans la mise en page et un gain d'encre à l'impression, l'empêchant d'exprimer l'empreinte de sa personnalité.
Elle ajoute que la police de caractères Le Monde Journal présente des similitudes significatives avec d'autres polices de caractères antérieures et en particulier avec la police Times New Roman sur la base de laquelle M. [H] a développé la police litigieuse. Elle souligne que la notoriété de M. [H] et sa collaboration avec le journal Le Monde ne permettent pas de caractériser l'originalité revendiquée.
Sur ce,
18. Conformément à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.
Selon l'article L.112-1 du même code, ce droit appartient à l'auteur de toute oeuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination.
L'article L.112-2 du même code prévoit que "Sont considérés notamment comme oeuvres de l'esprit au sens du présent code : (...) 8o Les oeuvres graphiques et typographiques ".
19. Bénéficient ainsi de la protection du droit d'auteur, par le seul effet de leur création, tous les caractères typographiques originaux, dès lors qu'ils portent l'empreinte de la personnalité de leur auteur et constituent une création intellectuelle se manifestant par des choix libres et arbitraires, sans que leur forme ait été dictée par des exigences purement techniques.
La reconnaissance de la protection par le droit d'auteur ne repose pas sur un examen de l'oeuvre invoquée par référence aux antériorités produites, même si celles-ci peuvent contribuer à l'appréciation de la recherche créative.
20. Il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. Seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.
21. Il s'évince des écritures des demandeurs qu'ils revendiquent la protection du droit d'auteur pour la police Le Monde Journal, incluant les lettres de l'alphabet, les accents, la ponctuation, les chiffres, ainsi que des signes spéciaux, comme des symboles, ainsi que leur déclinaison en italiques, majuscules et gras, selon leur pièce no59 dont est extraite l'illustration suivante.
22. S'agissant de l'originalité du "caractère typographique le Monde Journal", il se déduit de leurs écritures et de leur pièce no59, document rédigé par M. [H], que celui-ci estime qu'elle est constituée par :
- le contraste réduit,
- la hauteur d'?il (a, e, n, o) agrandie par rapport aux ascendantes (b, d, h) pour élargir la perception,
- les capitales dessinées plus petites que les ascendantes des minuscules,
- les proportions des lettres (larges et étroites),
- les ouvertures intérieures des lettres, les ouvertures des contre-formes,
- les empattements du bas des minuscules et des capitales, dessinées en trapèzes,
- les empattement des glyphes s, S, C, G dessinés sans le retour courbe du haut,
- les empattements d'attaque des minuscules (haut du n, p, etc) et quelques sorties empattement du bas du a, d etc) dessinés avec un angle sur le fût qui permet d'ouvrir la contreforme du haut,- les terminaisons en forme de goutte remplacées par une forme arrondie qui se finit en pointe cassée par un trait court
- le dégraissage des verticales au profit des horizontales.
23. Il est constant que la typographie Le Monde Journal a été créée à partir de la police de caractères Times New Roman antérieurement utilisée par ce quotidien et qu'elle est le point de départ du travail de M. [H] qui a proposé une typographie qui s'en démarque, comme le montre le document de comparaison établi à la demande de la société Production Systems.
24. Il s'agit d'une typographie dite à empattement, destinée à la création de textes pour la presse papier, soumise à une exigence de lisibilité. Cette contrainte n'exclut cependant pas la création, puisque le typographe travaille sur un nombre important de caractéristiques et de variantes, à savoir, sans être exhaustif, l'empattement, le fût, la goutte, l'axe la chasse, la graisse, la hauteur d'?il, notions expliquées sur la figure suivante.
25. La reproduction ci-après, extraite de la pièce no67 des demandeurs, présentant un texte dans les deux polices en litige ainsi que deux autres polices courantes, montre cependant la subtilité des différences entre différentes typographies à empattement.
26. C'est à juste titre que les défendeurs soutiennent que l'existence de travaux préparatoires, le succès commercial de la police et de son créateur et le prestige de celui-ci sont inopérants pour caractériser l'originalité de la typographie Le Monde Journal.
27. Il n'est pas discuté que la police Le Monde Journal présente les caractéristiques précitées que sont la hauteur d'?il agrandie par rapport aux jambages, la taille des capitales plus petites que les ascendantes des minuscules, les empattements du bas des minuscules et des capitales, dessinées en trapèze, les terminaisons en forme de goutte remplacées par une forme arrondie qui se finit en pointe cassée par un trait court et le dégraissage des verticales au profit des horizontales.
28. Aucun de ces choix n'est inédit et chacun se rerouve dans certaines autres typographies traditionnelles ou polices de caractères récentes . En particulier, le remplacement de la goutte par une terminaison qui se finit vers une pointe en bas cassée par un trait court, présentée par M. [H] comme un parti pris esthétique constituant l'essence même du caractère typographique Le Monde Journal, se retrouve dans des typographies du XVIIIème siècle et aussi des polices actuelles (Charter, Swiss works, Malabar).
Toutefois, la typographie Le Monde Journal présente un aspect particulier obtenu par différents parti-pris tels que le dégraissage des verticales au profit des horizontales, la taille respective des hauteurs d'?il d'une part, majuscules et ascendantes d'autre part, ainsi que les détails d'empattements trapézoïdaux et le dessin particulier des gouttes.
Cette combinaison, qui permet d'atteindre l'objectif de gains de lisibilité et d'espace mais qui aurait pu être obtenu par d'autres moyens, est originale, révèle des choix arbitraires et reflètent l'empreinte de la personnalité de son auteur.
29. Dès lors la combinaison des caractéristiques énumérées au point 27 ci-dessus fait de la police Le Monde Journal une oeuvre typographique originale protégeable en tant que telle par le droit d'auteur.
2. Sur la contrefaçon de l'oeuvre typographique Le Monde Journal par la police de caractères Spectral
30. M. [H] et la société ZeAssociates font valoir que :
- la police Spectral reprend entièrement le parti pris esthétique qui est l'essence même du caractère typographique « Le Monde Journal »,
- la comparaison de certains glyphes superposés (z, a g, c, r, £, 5, 0) montre qu'à une taille identique, les proportions, les graisses, les traits, les formes, les courbes additionnés sont identiques, de même que les terminaisons (c, e),
- ces superpositions se répètent de manière systématique pour les différents signes et pour les différents styles, écarte la possibilité du cas fortuit,
- la société Production Systems a ainsi nécessairement obtenu ce caractère illégalement, car il n'a jamais été commercialisé,
- les antériorités sont insignifiantes, particulièrement la police Charter dont l'auteur indique lui-même qu'il ne les estime pas ressemblantes,
- les expertises ont été réalisées par des personnes qui ont toutes affirmé l'originalité de la typographie Le Monde Journal,
- l'utilisation de logiciels facilite la manipulation des fontes et les défendeurs ne rapportent pas la preuve d'un processus créatif à l'origine de la police Spectral,
- les différences relevées sont infimes.
31. En réponse, la société Production Systems fait valoir que :
- l'appréciation de la contrefaçon suppose l'examen non seulement des points de ressemblance mais également des différences du fait que l'existence de similitudes est inhérente à l'art de la typographie ;
- les similitudes existantes entre les deux typographies ne portent pas sur des éléments protégeables par le droit d'auteur en raison de leur banalité ;
- les ressemblances alléguées ne portent que sur peu de caractères et se retrouvent dans d'autres polices de caractères ;
- les contraintes de la typographie font que des correspondances de points et de tensions de courbes sont banales ;
- il existe en revanche des différences sur des éléments permettant les choix créatifs, tels les empattements, les espacements entre les caractères, les interlignages ainsi que sur l'impression d'ensemble que dégagent les deux polices de caractères, qui excluent toute contrefaçon, ce qui est démontré par des analyses de créateurs et enseignants en typographie qui concluent à l'existence de différences sur les proportions verticales des deux typographies ainsi que des ascendants, descendants et hauteur du glyphe x (hauteur d'x ou hauteur d'oeil) des minuscules, le crénage, les empattements, triangulaires et non trapézoïdaux, les caractères ronds des majuscules plus circulaires, sur les italiques et soulignant la couleur typographique plus sombre de la police Le Monde Journal ;
- la police de caractère Spectral est une création originale de M. [T] qui s'est inspiré de la police de caractères Elzevir no9 de la fonderie Warnery et d'une image du mot party, tiré d'une vieille édition du livre Gargantua comme M. [H] s'était inspiré de la police Times New Roman ;
- les italiques du Spectral ont été entièrement créées ;
- la similitude d'organisation des caractères n'est pas une contrefaçon s'agissant d'un élément non protégeable par le droit d'auteur.
32. La société Google développe une argumentation similaire pour conclure à l'absence de contrefaçon en faisant valoir que les caractéristiques arguées de similitudes ne sont pas originales et ne portent que sur cinq caractères, les polices de caractères Le Monde Journal et Spectral présentant des impressions d'ensemble distinctes, et souligne que les attestations produites par les demandeurs ne sont pas probantes. Elle ajoute que les équipes Google Fonts ne peuvent se substituer au juge pour apprécier le caractère contrefaisant d'une typographie.
Sur ce,
33. Selon l'article L. 122-1 du code de la propriété intellectuelle, le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction.
Aux termes de l'article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque.
34. La contrefaçon s'apprécie par la recherche des points de ressemblances des caractéristiques protégeables de l'oeuvre.
35. Il convient de constater à titre liminaire que les pièces 61 à 77 des demandeurs, émanant de 16 professionnels de la typographie, appuient leur opinion sur l'originalité du caractère Le Monde Journal, la parenté du caractère Spectral avec celle-ci et la probabilité que la seconde se soit inspirée de la première mais force est de constater, qu'à l'exception de deux, elles procèdent par affirmations sans aucune démonstration ni exemple.
36. La plus précise (traduction de l'attestation de M. [U] [G] du 6 septembre 2021, pièce no67) conclut :
"Le Monde Journal a fortement influencé la conception de Spectral.
De nombreusesformes de glyphes de Spectral sont inconfortablement proches de celles du Monde Journal. La similitude de la construction des courbes est indéniablement celle du Monde Journal et de la main de son créateur, [K] [H].
On peut dire que Spectral est presque une évolution du Monde Journal. Plusieurs formes de glyphes de Spectral peuvent être considérées comme les premières versions du Monde Journal.
Avant que les détails ne soient travaillés au fur et à mesure du développement de la conception du caractère. Les empattements, bien que différents,sontdans un espace de conception similaire. (...) Il est dit que le Spectral doit une grande partie de sa conception visuelle au caractère historique Elzévir no9, un caractère publié par la fonderie Warnery en 1882. Cependant, il y a plus de différences que de similitudes,surtout si l'on considère les détails de conception propres au Monde Journal. Il semblerait que les italiques et les chiffres du Monde Journal aient eu une forte influence là où l'Elzévir no9 n'en avait pas. "
Il illustre ces conclusions par les exemples des glyphes a, c, e, 5 et £.
37. Dans la pièce 74 (traduction de l'attestation de M. [J] [R] du 5 septembre 2021), il est indiqué "Il y a une similitude dans la structure (largeur, hauteur, contre-forme) entre ces caractères" et les exemples suivants sont donnés : la même courbure de la bosse des m et n, des ressemblances très fortes du a et du q, une courbure à gauche identique du e et une quasi-identité du g, du e, du 0, du 5, de £, du r et du 5.
38. De son côté, la société Production Systems produit cinq rapports d'experts (ses pièces 42, 47, 52, 55 et 56) qui aboutissent à des conclusions radicalement opposées.
39. M. [E] [V] (pièce no47 traduction de l'attestation du 14 juin 2022) indique en particulier pour les minuscules : "proportions des ascendants et des descendants et de la hauteur x sont totalement différentes entre les deux polices", prenant les exmples du a, du h, du m, du n, du u et du w.
40. Prenant les exemples de ces caractères ainsi que du b, du H, du x, du o, du v, du c, du f, du r, du £, du 5, du ! et de *, M. [Z] [O] (pièce no52 traduction de l'attestation du 15 juin 2022) conclut : " en général, les similitudes entre ces deux polices de caractères résident dans certains détails, et ces détails sont similaires, mais pas du tout identiques. À l'inverse, les différences sont grandes et profondes, et concernent de très nombreux glyphes de la police".
41. Les demandeurs caractérisent la contrefaçon par la reproduction des empattements de forme trapézoïdale-triangulaire, des points de construction, graisses et proportions des glyphes (les glyphes z, a, g, c, r, £ et les chiffres 5 et 0 se superposent de manière quasi-parfaite pour les différents styles (romain, gras, italique, etc.), les traits, formes, ratios et dessins courbes identiques.
42. A l'appui de leurs allégations, ils comparent les capitales C, D, G, H, N, O, R, S, Z et des minuscules s, z, r, a, c, n et e, ainsi que des chiffres 0, 3, 5 et 7 et des signes @, £ et * mettent en évidence des similitudes au niveau de la largeur des graisses, des courbes et des points de construction lorsque les caractères sont superposés, selon les exemples ci-dessous :
Toutefois, les similitudes ainsi identifiées ne portent que sur un nombre très limité de glyphes comportant trois des cinq caractéristiques constituant l'originalité, énumérées au point 27 supra.
43. De plus, comme le soulignent à juste titre les défendeurs, les empattements des extrémités supérieures apparaissant nettement plus fins dans la police Le Monde Journal, de même que les extrémités de la panse apparaissent plus fines dans la police Spectral, rendant ces deux glyphes bien distincts et la forme de trapèze n'est pas identique à la forme de triangle.
Le Monde Journal Spectral Le Monde Journal Spectral
44. Les demandeurs ne démontrent pas plus la présence des autres éléments dont la combinaison a été retenue pour caractériser l'originalité de la police Le Monde Journal que sont la hauteur d'?il agrandie par rapport aux jambages, la taille des capitales plus petites que les ascendantes des minuscules et le dégraissage des verticales au profit des horizontales.
45. Notamment, il n'est pas contesté que les proportions des caractères sont manifestement différentes dans l'une et l'autre des typographies : la différence de hauteur d'oeil est plus élevée dans le monde Journal et les caractères sont plus étroits, ainsi que le souligne notamment Mme [L] dans son rapport du 13 juin 2022 (pièce no56 de la société Production Systems).
Or, la hauteur d'oeil est une caractéristique essentielle de l'aspect des caractères en ce qu'elle change l'impression d'ensemble qui se dégage du texte et elle est revendiquée au titre de l'originalité de la typographie.
46. C'est ainsi que la comparaison de bloc de textes rédigés dans chacune des polices Le Monde Journal et Spectral laisse apparaître une nette différence à la lecture : la typographie Le Monde Journal est plus foncée et plus dense que Spectral, comme le montre la reproduction suivante (extrait de la pièce no38 de la société Production Systems).
Le Monde Journal
Spectral
47. Il ressort de ce qui précède que la combinaison des caractéristiques originales de la typographie Le Monde Journal ne se retrouve pas dans la police Spectral de sorte que la contrefaçon n'est pas caractérisée.
Toutes les demandes présentées sur ce fondement sont rejetées.
II . Sur la concurrence déloyale
48. M. [H] et la société ZeAssociates font valoir, à titre subsidiaire, que :
- la société Production Systems a commis des actes de concurrence déloyale par agissements déloyaux et parasitaires ;
- la société ZeAssociates, qui exploite commercialement la police Le Monde Journal est bien fondée à agir en concurrence déloyale;
- les sociétés Production Systems et Prototypo ont eu des comportements parasitaires en captant sa clientèle par l'usage massif de la police Spectral et en accroissant de façon indue leur notoriété et celle de M. [T] et ont eu un effet néfaste sur l'exploitation commerciale de la police Le Monde Journal ;
- l'exploitation massive et gratuite de la police par la société Google LLC affaiblit la valeur de la police Le Monde Journal , met à mal toute la profession des créateurs de caractères et s'inscrit dans une logique d'abus de position dominante plusieurs fois sanctionnée par le Commission de l'Union européenne.
49. La société Production Systems soutient que :
- les demandeurs allèguent au titre de la concurrence déloyale des actes de contrefaçon et ne caractérisent pas de faute s'agissant des allégations de parasitisme
- elle n'a pas profité des investissements réalisés par les demandeurs et elle établit avoir effectué ses propres travaux d'étude et ses propres investissements humains et financiers pour créer la police Spectral ;
- le préjudice allégué n'est démontré ni dans son principe ni dans son quantum ;
- il n'existe pas de lien de causalité entre la publication de la police Spectral et le préjudice allégué.
50. La société Google LLC fait valoir qu'elle n'a pas commis d'agissements déloyaux ou parasitaires. Elle ajoute avoir versé la somme de 75 000 dollars à M. [T] pour obtenir le droit d'héberger la police Spectral qu'elle fournit de manière gratuite sous licence libre via son service Google Fonts.
Sur ce,
51. L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Aux termes de l'article 1241 du code civil, chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.
52. Selon l'article 9 du code de procédure civile, il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.
53. La concurrence déloyale doit être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce, ce qui implique qu'un signe ou un produit qui ne fait pas l'objet de droits de propriété intellectuelle puisse être librement reproduit, en l'absence de faute qui peut être constituée par la création d'un risque de confusion sur l'origine du produit dans l'esprit de la clientèle, circonstance attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce.
L'appréciation de cette faute au regard du risque de confusion doit résulter d'une approche concrète et circonstanciée des faits de la cause prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de la reproduction ou de l'imitation, l'ancienneté de l'usage, l'originalité et la notoriété de la prestation copiée.
La concurrence déloyale exige la preuve d'une faute relevant de faits distincts de ceux allégués au titre de la contrefaçon.
54. Le parasitisme, qui s'apprécie dans le même cadre que la concurrence déloyale dont il constitue une déclinaison mais dont la caractérisation est toutefois indépendante du risque de confusion, consiste dans le fait pour une personne physique ou morale de profiter volontairement, de manière injustifiée et sans bourse délier des investissements, d'un savoir-faire ou d'un travail intellectuel d'autrui, produisant une valeur économique individualisée et générant un avantage concurrentiel.
55. En l'espèce, il a été jugé que la police de caractères Spectral n'est pas une copie servile de la police de caractères Le Monde Journal et l'existence de similitudes limitées à un nombre restreint de glyphes est insuffisante à caractériser un risque de confusion entre les deux polices de caractères en litige dans l'esprit de clients moyennement vigilants et attentifs.
56. Les demandes au titre de la concurrence déloyale contre les sociétés Production Systems et Prototypo sont donc rejetées.
57. Les demandeurs ne rapportent pas la preuve d'une imitation fautive de la police Le Monde Journal, les similitudes étant restreintes à quelques glyphes, ce qui n'est pas de nature à procurer un avantage concurrentiel aux défendeurs.
Ils ne démontrent pas plus que M. [T] aurait exploité les fichiers auxquels il a eu accès lorsqu'il travaillait à l'adaptation d'une autre police (Le Monde Courrier) entre 2005 et 2010.
Au contraire, il n'est pas contesté que M. [T] est un professionnel internationalement reconnu dans le milieu de la typographie et les pièces versées aux débats par la société Production Type permettent de constater que la police Spectral a fait l'objet de travaux propres de M. [T] et de ses équipes.
58. Ainsi, il ne ressort pas des éléments versés aux débats de faits caractérisant la volonté de la société Production Systems de se placer dans le sillage de la société ZeAssociates, ni d'avoir profité de son savoir-faire ou d'une valeur économique procurant un avantage concurrentiel.
59. Les demandeurs ne démontrent pas les faits de parasitisme qui pourraient être imputés aux sociétés Production Systems et Prototypo.
60. S'agissant de la société Google, elle établit avoir versé à M. [T] la somme de 75.000 dollars pour avoir le droit d'héberger la police Spectral sur son service Google Fonts de sorte qu'il ne peut lui être reproché d'avoir économisé des investissements en utilisant le fruit du travail des demandeurs qui manquent en conséquence à établir le parasitisme à son encontre.
Les allégations de position dominante de la société Google LLC dans des secteurs distincts du marché de la typographie sont inopérantes pour caractériser des agissements de concurrence déloyale ou de parasitisme.
61. M. [H] et la société ZeAssociates sont dès lors déboutés de leurs demandes indemnitaires fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme contre tous les défendeurs.
III . Sur la demande reconventionnelle de la société Production Systems pour dénigrement
62. La société Production Systems fait valoir que l'envoi d'une mise en demeure pour des allégations de contrefaçon peut être constitutif de dénigrement et que les demandeurs ont procédé à des actes de dénigrement par la diffusion auprès de sa clientèle d'allégations mensongères lui causant un préjudice moral.
63. M. [H] et la société ZeAssociates soutiennent que M. [H] a recherché une solution amiable.
Sur ce,
64. Le dénigrement consiste à jeter publiquement le discrédit sur les produits, l'entreprise ou la personnalité d'un concurrent pour en tirer un profit par la divulgation d'une information.
Une information qualifiant ces produits de contrefaçons alors qu'aucune décision de justice n'a encore été rendue en ce sens, constitue un acte de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure.
Elle constitue une faute au sens de l'article 1240 du code civil, précité.
65. En l'espèce, le seul acte de dénigrement invoqué par la société Production Systems est l'envoi de lettres de mise en demeure des 25 et 29 octobre 2018 à son adresse.
Pour être fautif, un message dénigrant doit être public, quand bien même il ne serait adressé qu'à un tiers. La lettre précitée n'ayant été envoyée qu'à la société Production Systems, elle n'a pas pu constituer un dénigrement de nature à détourner sa clientèle.
66. Il convient par conséquent de rejeter la demande de la société Production Systems à ce titre.
IV . Sur les demandes accessoires
67. Il n'y a pas lieu d'examiner l'appel en garantie formé par la société Google LLC qui n'a pas été condamnée.
68. Parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, M.[H] et la société ZeAssociates seront condamnés aux dépens, ainsi qu'à payer la somme de 20.000 euros à la société Production Systems et la somme de 10.000 euros à la société Google LLC chacune par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
69. Il est rappelé que l'exécution provisoire est de droit.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal,
Rejette l'ensemble des demandes de M. [K] [H] et la société ZeAssociates ;
Rejette la demande reconventionnelle de la société Production Systems ;
Condamne in solidum M. [K] [H] et la société ZeAssociates aux dépens, qui pourront être recouvrés directement par la SELARL Vercken et [P] conformément à l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne M. [K] [H] et la société ZeAssociates in solidum à payer à la société Production Systems la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne M. [K] [H] et la société ZeAssociates in solidum à payer à la société Google LLC la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Fait et jugé à Paris le 31 Mars 2023
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC