TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
No RG 22/54655 - No Portalis 352J-W-B7G-CW7HZ
No : 1
Assignation du :
19 Mai 2022
ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 04 août 2022
par Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,
Assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier.
DEMANDERESSES
Société NOVARTIS AG
[Adresse 9]
[Localité 6] - SUISSE
S.A.S NOVARTIS PHARMA
[Adresse 4]
[Localité 5]
représentées par Maître Laetitia BENARD du LLP ALLEN et OVERY LLP, avocats au barreau de PARIS - #J0022,
DÉFENDERESSES
Société MYLAN IRELAND LIMITED
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 7] - IRELAND
S.A.S. VIATRIS SANTE anciennement dénommée MYLAN S.A.S
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Maître Denis SCHERTENLEIB de la SAS SCHERTENLEIB AVOCATS, avocats au barreau de PARIS - #A0948
DÉBATS
A l'audience du 28 Juin 2022, tenue publiquement, présidée par Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe, assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier,
Exposé du litige :
1. La société de droit suisse Novartis Ag appartient au groupe de taille mondiale éponyme spécialisé dans la recherche et le développement de produits de santé. Le groupe est en particulier actif dans la lutte contre les affections neurologiques telles que la sclérose en plaques. L'un des produits phares du groupe dans ce domaine est le médicament GILENYA®, dont le principe actif est le Fingolimod, indiqué sous forme de gélules à 0,5 mg comme traitement de fond des formes très actives de sclérose en plaques rémittente-récurrente. La société Novartis Pharma Sas exploite en France l'autorisation de mise sur le marché européen dont bénéficie la spécialité GILENYA® délivrée le 22 mars 2011 à la société Novartis Europharm Ltd via la procédure centralisée sous le no EU/1/11/677/001.
2. La société Novartis Ag est la titulaire inscrite de la demande de brevet européen désignant la France no 2 959 894 (ci-après « EP 894 »), ayant pour titre « Modulateurs du récepteur S1P pour traiter la sclérose en plaques », déposée en tant que demande divisionnaire de la demande de brevet européen no 2 698 154 (retirée) déposée le 27 septembre 2013, qui est elle-même une demande divisionnaire de la demande de brevet européen no 2 037 906 (retirée) déposée le 25 juin 2007, toutes ces demandes étant elles-mêmes issues de la demande internationale no 2008/000419, déposée le 25 juin 2007 sous priorité de la demande GB 2006 0612721 du 27 juin 2006.
3. L'invention concerne l'utilisation d'un modulateur des récepteurs de la S1 P ou sphingosine 1-phosphate, en l'occurrence le Fingolimod (ou 2-amino-2-[2-(4-octylphényl)éthyl]propane-1,3-diol connu sous le code "FTY720"), initialement découvert en 1992 par une équipe de chercheurs japonais et protégé par un brevet international dont la demande a été déposée le 18 octobre 1994 (PCT no 94/08943). Cette demande internationale a par la suite conduit à la délivrance d'un brevet européen no 0 627 406 ayant pour titre "Composé 2-Amino-1, 3-Propanediol et immunosuppressé". Ce brevet concernait les derivés de 2-amino-1,3-propanediol, utiles en tant qu'agents immunosuppresseurs, lesquels, en réduisant les défenses immunitaires de l'organisme par séquestration des lymphocytes diminuent les risques de rejet de greffes. Ce brevet, dont les effets ont été prolongés par la délivrance d'un CCP, a expiré le 18 octobre 2018. Le groupe Novartis, qui bénéficiait d'une licence sur le Fingolimod, expose que ses chercheurs ont découvert que les modulateurs des récepteurs de la sphingosine 1-phosphate avaient un effet inhibiteur sur la néo-angiogenèse (mécanisme qui permet de créer de nouveaux vaisseaux sanguins dans le but de nourrir une tumeur et d'assurer sa croissance), une néo-angiogénèse importante dans la partie lombaire de la moelle épinière étant associée à la sclérose en plaques.
4. La demande de délivrance du brevet EP 894 auprès de l'Office européen des brevets a été publiée le 30 décembre 2015 sous le no 2015/53 et, le 2 novembre 2020, a fait l'objet d'un rejet par la division d'examen pour défaut de nouveauté. Le 8 février 2022, la chambre de recours de l'Office a infirmé cette décision et renvoyé la demande devant la division d'examen. Les motifs de la décision de la chambre de recours ont été connus le 3 juin 2022.
5. C'est dans ce contexte que les sociétés du groupe Novartis ont engagé diverses actions en France et en Europe aux fins d'obtenir la protection des droits attachés à sa demande de brevet EP894. En particulier, les sociétés Novartis Ag et Novartis Pharma ont sollicité et obtenu l'autorisation de faire assigner en référé devant le délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris, siégeant à l'audience du 28 juin 2022 à 9h30, les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé, en leurs qualités respectives de titulaire de l'autorisation de mise sur le marché délivrée pour le "Fingolimod Mylan 0,5 mg gélule" et d'exploitante désignée de cette autorisation.
6. Dans leurs conclusions dont elles ont repris les termes à l'audience, les sociétés Novartis et Novartis Pharma demandent au juge des référés, au visa des articles 485, 493, 834 et 835 du code de procédure civile, L. 613-1, L. 613-3, L. 614-9, L. 615-1, L. 615-3, L. 615-4, L. 615-5-2 et L. 615-7-1 du code de la propriété intellectuelle, 1240 du code civil et de la demande de brevet européen désignant la France no 2 959 894, sous le bénéfice de l'exécution provisoire de droit, de:
À titre principal :
- DIRE les demandes des sociétés Novartis et Novartis Pharma recevables et bien fondées ;
- DIRE que la spécialité générique « Fingolimod Mylan 0,5 mg, capsule » reproduit la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894, de sorte que la contrefaçon des droits de Novartis n'est pas sérieusement contestable ;
- DIRE que la commercialisation illicite des spécialités génériques « Fingolimod Mylan 0,5 mg, capsule » constitue un acte de concurrence déloyale à l'encontre de Novartis Pharma;
- INTERDIRE aux sociétés Mylan Ireland Ltd et Viatris Santé jusqu'au 25 juin 2027 inclus de fabriquer, importer, exporter, transborder, offrir en vente, mettre sur le marché, utiliser et détenir aux fins précitées, des compositions pharmaceutiques reproduisant la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894, sous astreinte de 1.000 € par comprimé fabriqué, importé, exporté, transbordé, offert en vente, commercialisé, utilisé ou détenu, quelle que soit sa forme de conditionnement, à compter de la date de la signification de l'ordonnance à intervenir ;
- ORDONNER aux sociétés Mylan Ireland Ltd et Viatris Santé de rappeler et/ou de retirer des réseaux de distribution, y compris auprès des pharmacies, toute composition pharmaceutique fabriquée, importée, exportée, transbordée, offerte en vente, utilisée et détenue aux fins précitées, reproduisant la revendication 1de la demande de brevet européen no 2 959 894, sous astreinte de 100 €par comprimé non rappelé ou non retiré des réseaux de distribution, à compter d'un délai de 48 heures suivant la date de la signification de la décision à intervenir ;
- AUTORISER les sociétés Novartis et Novartis Pharma à demander que toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894 soit remise à tout huissier de leur choix, aux seuls frais des sociétés Mylan Ireland Ltd et Viatris Santé, afin d'empêcher leur introduction dans les circuits commerciaux et la poursuite d'actes de contrefaçon et par conséquent de :
o autoriser les sociétés Novartis et Novartis Pharma à faire procéder par tout huissier instrumentaire de son choix, à la saisie réelle de toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894 dans les locaux de Viatris Santé et en tous endroits dans lesquels les opérations révéleraient la présence de produits contrefaisants, afin que ces produits soient conservés sous le contrôle de l'huissier en tout lieu de stockage approprié ;
o autoriser l'huissier instrumentaire à se faire assister d'un officier de police ou de tout représentant de la force publique qui pourra procéder même en dehors de sa circonscription, et de tout expert du choix des sociétés Novartis et Novartis Pharma, autres que les subordonnés des Demanderesses ;
o autoriser l'huissier instrumentaire à se faire assister par un serrurier, par un informaticien et par toute personne de son étude ;
o autoriser l'huissier instrumentaire à poursuivre, en cas de besoin, ses opérations au-delà de la fin du premier jour ; dans ce cas, autoriser l'huissier instrumentaire à apposer les scellés sur les produits pertinents et, d'une façon générale, à apposer tous scellés ou autres moyens dans le but de préserver, sauvegarder et conserver toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894 à saisir dans les lieux de la saisie ;
o autoriser l'huissier instrumentaire à se faire assister par un manutentionnaire, emballeur et conducteur pour le transport des produits saisis et autoriser l'huissier instrumentaire à apporter tout moyen de transporter sur les lieux de la saisie ;
- ORDONNER aux sociétés Mylan Ireland Limited et Viatris Santé, sous astreinte de 10.000 € par jour de retard passé un délai de huit jours à compter de la date de la signification de la décision à intervenir, à communiquer tous documents ou informations détenus par les sociétés Mylan Ireland Limited et Viatris Santé afin de déterminer l'origine et les réseaux de distribution des compositions pharmaceutiques reproduisant la revendication 1 de la demande de brevet européen no 2 959 894, et notamment (i) les noms et adresses des fabricants, grossistes, importateurs et autres détenteurs antérieurs de ces produits, (ii) les quantités produites, importées, commercialisées, livrées, reçues ou commandées et (iii) le prix, la marge et autres avantages obtenus pour ces produits contrefaisants, y compris le prix de vente et le prix d'achat de ces produits.
7. À titre subsidiaire, les sociétés Novartis et Novartis Pharma sollicitent la mise en oeuvre des mêmes mesures à l'expiration d'un délai de 48 heures suivant la délivrance du brevet EP 894. Elles concluent en tout état de cause au rejet de toutes les demandes des sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé, ainsi qu'à leur condamnation aux dépens, en autorisant Me [O] à les recouvrer directement conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, ainsi qu'à leur payer la somme de 200.000 euros en application de l'article 700 du même code.
8. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé demandent quant à elles au juge des référés, à titre principal, de dire irrecevables les demandes des sociétés Novartis et Novartis Pharma en ce qu'elles sont fondées sur une simple demande de brevet et, s'agissant de la société Mylan Ireland, qu'une demande d'AMM ne saurait être regardée comme un acte de contrefaçon.
9. Subsidiairement, elles concluent au rejet des demandes en raison des contestations sérieuses qu'elles élèvent sur la validité du titre, de sorte que des mesures d'interdiction seraient ici totalement disproportionnées. A titre très subsidiaire, les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé concluent à la nécessité de surseoir à statuer dans l'attente de la publication de la délivrance du brevet EP 2 959 894, et à titre encore plus subsidiaire, au caractère injustifié ici des demandes d'interdiction, de rappel et de mise en oeuvre d'un droit d'information, en rappelant, notamment, que le Fingolimod a été inventé en 1992 par une équipe de chercheurs de l'Université de [8] et non par le groupe auquel appartiennent les sociétés demanderesses. A titre infiniment subsidiaire, les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé sollicitent la protection des données qu'elles pourraient être amenées à communiquer par les mesures de protection du secret des affaires telles que prévues par l'article L.153-1 du code de commerce. En tout état de cause, les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé sollicitent la condamnation in solidum des sociétés Novartis et Novartis Pharma aux dépens, en autorisant leur avocat à les recouvrer directement selon l'article 699 du code de procédure civile, ainsi qu'à leur payer la somme de 200.000 € en application des dispositions de l'article 700 de ce même code.
10. L'affaire a été plaidée à l'audience du 28 juin 2022 et mise en délibéré au 4 août 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1o) Sur la recevabilité de demandes de mesures provisoires fondées sur une demande de brevet contestée en défense
Moyens des parties
11. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé soutiennent, en substance, que les textes applicables excluent que le titulaire d'une demande de brevet européen, auquel l'article L.613-1 du code de la propriété intellectuelle n'est pas applicable, ce txte étant réservé aux brevets français, puisse agir par la voie du référé, aux fins d'obtenir le prononcé de mesures provisoires, l'article L.614-9 du code de la propriété intellectuelle, qui détermine l'étendue de la protection conférée par une demande de brevet européen, n'incluant pas l'article L. 615-3 du même code qui fonde l'action visant à interdire des actes de contrefaçon vraisemblable. Selon les sociétés défenderesses, la jurisprudence (CA Paris, 12 décembre 1997, RG no97/19382) et la doctrine ([R] [T], Droit de la propriété industrielle,Tome 2, Brevets d'invention, protections voisines, LGDJ 2013, page 787) sont sur ce point univoques, en faveur de l'irrecevabilité des demandes en référé fondées sur une simple demande de brevet européen.
12. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé ajoutent que la requête auxilliaire du 18 novembre 2019, visée par la division d'opposition comme contenant la nouvelle revendication 1 unique modifiée, ne leur a pas été notifiée, de sorte qu'à ce titre encore, la demande est irrecevable comme invoquant une protection dont l'étendue ne lui est pas opposable, ce d'autant moins ici, que les modifications opérées aboutissent à étendre la portée du titre et qu'en l'absence de decsription définitive, la portée du titre demeure en outre incertaine.
13. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma concluent quant à elle à la recevabilité de leur action, invoquant l'application combinée des articles L.615-3 et L.615-4 du code de la propriété intellectuelle, et rappelant le principe d'égalité des protections conférées aux brevets européens et nationaux posé par l'article 67 de la Convention sur le Brevet européen. Ces sociétés ajoutent qu'au cas particulier le texte de l'unique revendication du brevet est parfaitement connu et figé, en l'état de la décision de la division d'opposition, que son texte a été notifié aux sociétés défenderesses par le biais d'une mise en demeure, tandis que la description ne connaîtra que des adaptations mineures, qu'elles produisent.
Appréciation du juge des référés
14. Selon l'article L. 613-1 du code de la propriété intellectuelle, "Le droit exclusif d'exploitation mentionné à l'article L. 611-1 prend effet à compter du dépôt de la demande." L'article L. 615-4 de ce même code précise que "Par exception aux dispositions de l'article L. 613-1, les faits antérieurs à la date à laquelle la demande de brevet a été rendue publique en vertu de l'article L. 612-21 ou à celle de la notification à tout tiers d'une copie certifiée de cette demande ne sont pas considérés comme ayant porté atteinte aux droits attachés au brevet. Toutefois, entre la date visée à l'alinéa précédent et celle de la publication de la délivrance du brevet : 1o Le brevet n'est opposable que dans la mesure où les revendications n'ont pas été étendues après la première de ces dates ; (...) Le tribunal saisi d'une action en contrefaçon sur le fondement d'une demande de brevet surseoit à statuer jusqu'à la délivrance du brevet." S'agissant des brevets européens enfin, l'article L. 614-9 alinéa 1er prévoit que "Les droits définis aux articles L. 613-3 à L. 613-7, L. 615-4 et L. 615-5 du présent code peuvent être exercés à compter de la date à laquelle une demande de brevet européen est publiée conformément aux dispositions de l'article 93 de la Convention de Munich."
15. De tout ce qui précède il résulte que l'action en contrefaçon est recevable dès la publication de la demande et que, si le tribunal saisi au fond est tenu de surseoir à statuer jusqu'à la délivrance du brevet, le titulaire d'une telle demande est recevable à solliciter des mesures provisoires, notamment celles destinées à mettre fin à des actes argués de contrefaçon ou à prevenir une atteinte imminente, conformément aux dispositions de l'article L. 615-3 du code de la propriété intellectuelle, dont les dispositions s'appliquent expressément à toute personne recevable à agir en contrefaçon.
16. En l'occurrence, la demande de délivrance du brevet EP 894 a été publiée le 30 décembre 2015 et mentionne la société Novartis. Cette société apparaît dès lors recevable à agir sur le fondement de l'article L. 615-3 du code de la propriété intellectuelle, et la société Novartis Pharma à agir pour solliciter la réparation du préjudice qui lui est propre sur le fondement du droit commun, au regard, dans l'un et l'autre cas, de l'imminence de l'atteinte établie et qui résulte ici de l'obtention d'une AMM pour la spécialité Fingolimod Mylan, de l'inscription de cette spécialité au répertoire des groupes génériques, de l'octroi d'un prix et d'un taux de remboursement, ainsi enfin que des données GERS arrêtées au 21 juin 2022.
17. Il est en outre observé que les moyens des sociétés défenderesses tirés de l'incertitude quant à la délivrance et au texte du futur brevet relèvent du contrôle de l'opportunité et de la proportionnalité des mesures, tandis que par sa décision du 8 février 2022, la division d'opposition a annulé la décision de la division d'examen, lui renvoyant l'affaire "avec instruction de délivrer un brevet sur la base de la revendication unique de la requête principale déposée le 18 novembre 2019 qui sous-tend la décision attaquée et resoumise avec l'exposé des motifs du recours, ainsi qu'une description à adapter à celle-ci." de sorte qu'en application des Directives relatives à l'examen (Règles 9.1 b) et 9.2 du Chapitre XII de la partie E de ces Directives), la délivrance du brevet est ici certaine et le texte de son unique revendication parfaitement connu.
18. Les fins de non-recevoir soulevées par les sociétés Viatris Santé et Mylan Ireland doivent donc être écartées.
2o) Sur l'office du juge des référés
19. L'article L.615-3 du code de la propriété intellectuelle prévoit que " Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l'encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d'actes argués de contrefaçon. (...) Saisie en référé ou sur requête, la juridiction ne peut ordonner les mesures demandées que si les éléments de preuve, raisonnablement accessibles au demandeur, rendent vraisemblable qu'il est porté atteinte à ses droits ou qu'une telle atteinte est imminente. La juridiction peut interdire la poursuite des actes argués de contrefaçon, la subordonner à la constitution de garanties destinées à assurer l'indemnisation éventuelle du demandeur ou ordonner la saisie ou la remise entre les mains d'un tiers des produits soupçonnés de porter atteinte aux droits conférés par le titre, pour empêcher leur introduction ou leur circulation dans les circuits commerciaux. (...)"
20. Selon le 22ème considérant de la directive no2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, dont les dispositions précitées réalisent la transposition en droit interne, "Il est également indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l'atteinte sans attendre une décision au fond, dans le respect des droits de la défense, en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d'espèce, et en prévoyant les garanties nécessaires pour couvrir les frais et dommages occasionnés à la partie défenderesse par une demande injustifiée. Ces mesures sont notamment justifiées lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire d'un droit de propriété intellectuelle."
21. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions que, saisi de demandes présentées au visa de l'article L.615-3 du code de la propriété intellectuelle, le juge des référés doit statuer sur les contestations élevées en défense, y compris lorsque celles-ci portent sur la validité du titre lui-même. Il lui appartient alors d'apprécier le caractère sérieux ou non de la contestation et, en tout état de cause, d'évaluer la proportion entre les mesures sollicitées et l'atteinte alléguée par le demandeur et de prendre, au vu des risques encourus de part et d'autre, la décision ou non d'interdire la commercialisation du produit prétendument contrefaisant.
22. Il convient donc d'examiner les moyens soulevés aux fins de contester la validité du titre après la présentation de l'invention objet de la demande de brevet.
3o) Présentation de l'invention objet de la demande de brevet
23. Le premier paragraphe du fascicule de la demande de brevet prévoit que l'invention concerne l'utilisation d'un modulateur du récepteur de la S1P pour une utilisation dans le traitement ou la prévention de la néo-angiogenèse associée à une maladie démyélinisante telle que la sclérose en plaque récurrente-rémittente. La description enseigne encore que les modulateurs des récepteurs de la S1P sont connus pour avoir des propriétés immunosuppressives ou des propriétés anti-angiogéniques dans le traitement des tumeurs, comme décrit dans l'art antérieur et en particulier les documents EP627406A1 , WO 04/103306, WO 05/000833, WO 05/103309, WO 05/113330 ou WO 03/097028.
24. La description (§ [0023]) précise ensuite que la sclérose en plaques est une maladie à médiation immunitaire du système nerveux central avec une démyélinisation inflammatoire chronique entraînant un déclin progressif des fonctions motrices et sensorielles et une invalidité permanente, tandis que le traitement de la sclérose en plaques n'est que partiellement efficace et n'offre dans la plupart des cas qu'un court différé de progression de la maladie, de sorte qu'il existe un besoin d'agents qui soient efficaces dans l'inhibition ou le traitement de la démyélinisation et la perte d'axones et d'oligodendrocytes. La description poursuit en mentionnant qu'un lien a été récemment établi entre l'inflammation chronique et l'angiogenèse, la néovascularisation semblant avoir un rôle important dans la progression de la maladie (§ [0024] in fine) et ajoute qu'il a été découvert que les modulateurs des récepteurs de la S1P ont un effet inhibiteur sur la néo-angiogenèse associée aux maladies démyélinisantes comme la sclérose en plaques (§ [0025]).
25. Les paragraphes [0031] et suivants contiennent des données in vivo sur le Fingolimod obtenues dans un modèle de rongeur d'encéphalomyélite auto-immune expérimentale (« EAE »). Les paragraphes [0033] et suivants divulguent un essai clinique humain portant sur l'administration d'une dose quotidienne de 0,5 mg de fingolimod chez des patients atteints de sclérose en plaques récurrente-rémittente ("[0033] Étude du bénéfice clinique d'un agoniste des récepteurs de la S1P, par ex. un composé de formule I, par ex. le composé A. Vingt patients atteints de sclérose en plaques récurrente-rémittente reçoivent ledit composé par voie orale à une dose quotidienne de 0,5, 1,25 ou 2,5 mg. L'état clinique général du patient est étudié chaque semaine par un examen physique et de laboratoire. L'état de la maladie et les changements dans la progression de la maladie sont évalués tous les 2 mois par un examen radiologique (IRM) et un examen physique. Au départ, les patients reçoivent un traitement pendant 2 à 6 mois. Par la suite, ils restent sous traitement tant que leur maladie ne progresse pas et que le médicament est bien toléré.")
26. La demande de brevet ne comprend désormais qu'une seule revendication 1 ainsi libellée: Un modulateur du récepteur S1P pour une utilisation dans le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente, par administration orale d'une dose quotidienne de 0,5 mg, le modulateur du récepteur S1P étant le 2-amino-2-[2-(4-octylphényl)éthyl]propane-1,3-diol sous forme libre ou sous une forme de sel pharmaceutiquement acceptable.
4o) Sur la proportionnalité et le caractère sérieux des contestations élevées en défense
Moyens des parties
27. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé font ici grief à la demande de brevet de, tout à la fois, réaliser une extension indue, comporter une invention insuffisamment décrite, au surplus dépourvue de nouveauté et souffrant d'évidence. Ces sociétés soutiennent en premier lieu que la demande initiale ne visait que le traitement de la néo-angiogénèse et non celui de la sclérose en plaques récurrente-rémittente, cette modification de l'objet de l'invention constituant selon elles une généralisation intermédiaire interdite par les articles 138 et 123 de la Convention sur le brevet européen.
28. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé font également valoir que la demande ne décrit que l'effet du Fingolimod sur la néo-angiogénèse et un unique exemple, que le fascicule de la demande qualifie lui-même de "prophétique", rédigé au présent, ce qui accrédite l'idée qu'à la date de dépôt, aucun test ne décrivait l'effet thérapeutique sur la sclérose en plaques d'un dosage journalier de Fingolimod à 0,50 mg. Les sociétés défenderesses, qui soutiennent qu'il ne peut en aucun cas être palié à cette insuffisance par des documents postérieurs au dépôt, en déduisent que l'invention souffre indiscutablement d'insuffisance de description.
29. Les sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé soutiennent enfin que l'invention n'est ni nouvelle ni inventive. Selon elles, en effet, l'homme du métier, informé du lancement d'essais de phase III comportant un bras auquel serait administré un dosage journalier de Fingolimod à 0,5 mg pour le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente, en aurait nécessairement conclu, aidé de ses connaissances générales et des documents Kappos (qui n'enseigne des précautions éthiques que pour les patients auxquels le placebo a été administré et non la dose à 0,5 mg qui ne peut dès lors être regardée comme un "bras de futilité") et Kovarik ou encore Park (qui divulguent que l'effet du Fingolimod sur la sclérose en plaques n'est pas dose-dépendant), tous antérieurs à la date de priorité, qu'il existait une attente raisonnable de succès d'un tel dosage dans le traitement de la sclérose en plaques, ce dont la jurisprudence, tant des chambres de recours de l'OEB que de ce tribunal, déduit l'absence d'activité inventive ou éventuellement de nouveauté.
30. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma concluent pour leur part à l'absence de contestation sérieuse de la validité du brevet qui sera prochainement délivré par l'office européen. Elles indiquent en premier lieu que l'objet de la revendication 1 ne s'étend pas au-delà du contenu de la demande telle que déposée. En effet, la description de la demande EP 894, comme du document de priorité WO 419, divulguent un essai clinique impliquant l'administration quotidienne orale de doses de 0,5, 1,25 et 2,5 mg de Fingolimod à des patients atteints de sclérose en plaques récurrente-rémittente. Les sociétés demanderesses précisent d'ailleurs que l'objet de leurs demandes de brevet n'a jamais été modifié ainsi qu'en attestent leurs titres qui visent tous le traitement de la sclérose en plaques et non celui de la néo-angiogénèse.
31. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma soutiennent encore que l'invention est exposée de façon suffisamment claire et complète pour permettre à l'homme du métier de l'exécuter. Elles rappellent l'hypothèse des inventeurs quant à la composante vasculaire de la sclérose en plaques et, plus particulièrement, que le développement des lésions était lié à la formation anormale de vaisseaux sanguins au niveau de la moelle épinière, de sorte que l'inhibition de l'angiogénèse pourrait prévenir voire interrompre le développement de la maladie, ce qui a été dans un premier temps démontré par des essais in vivo réalisés sur des rats, essais divulgués en détail par la demande. Ces tests rendaient selon les demanderesses plausible l'efficacité thérapeutique du Fingolimod à 0,5 mg, la demande de brevet enseignant d'ailleurs que le bénéfice clinique du Fingolimod pourrait être mise en évidence par des essais comprenant une administration quotidienne orale à 0,5, 1,5 ou 2,5 mg à des patients atteints de sclérose en plaques récurrente-rémittente. Les sociétés demanderesses en déduisent que l'invention est suffisamment décrite et répond aux conditions posées par la Cour de cassation dans sa décision "Finastéride".
32. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma soutiennent ensuite que l'invention est nouvelle et inventive. En particulier, elles font valoir que l'information quant au lancement d'essais de phase III ne saurait en aucun cas être regardée comme destructrice de nouveauté, aucun des documents produits aux débats ne divulgant l'invention avec les mêmes éléments, dans la même forme et le même agencement et le même fonctionnement en vue du même résultat, selon les critères de ce tribunal comme de l'Office européen des brevets, et comme l'a retenu la Division d'opposition ici.
33. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma exposent, s'agissant de l'activité inventive, que l'homme du métier est ici constitué d'une équipe pluridisciplinaire composée d'un clinicien ayant de l'expérience dans le traitement des patients atteints de sclérose en plaques et d'un scientifique compétent dans le domaine de la pharmacocinétique (PK) et de la pharmacodynamique (PD), tandis que le problème technique objectif à résoudre était ici, selon elles, de fournir un traitement pour la sclérose en plaques récurrente-rémittente au moins aussi efficace qu'une dose journalière de 1,25 mg de fingolimod, connue de l'art antérieur.
34. Ces sociétés indiquent ensuite que l'homme du métier n'aurait jamais envisagé l'utilisation d'une dose orale quotidienne de 0,5 mg de fingolimod dans le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente avec des chances raisonnables de succès, une telle attente ne pouvant en aucun cas découler de la simple inclusion du bras de 0,5 mg dans des essais cliniques de phase III, dont les raisons ne sont pas connues. Sur ce point les sociétés demanderesses font valoir qu'aucun document de l'art antérieur ne suggère l'efficacité thérapeutique de cette dose, laquelle n'avait jamais été testée dans le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente. Les demanderesses ajoutent que l'homme du métier aurait nécessairement été dissuadé de réaliser un tel essai compte tenu des enseignements de l'état de la technique sur le fingolimod chez les patients transplantés et les patients atteints de SEP à la date de priorité lesquels démontraient que l'efficacité du Fingolimod était dose-dépendante et que cette dose de 0,5 mg était inefficace comme ne permettant pas d'atteindre le taux recherché de 70% de séquestration de lymphocytes, seul marqueur étudié dans l'action du Fingolimod à la date de priorité. En conséquence, selon elles, l'homme du métier ne pouvait qu'être surpris de l'efficacité de la dose de 0,5 mg dans le traitement de a SEP RR, ce d'autant plus qu'il aurait considéré la forte variabilité des résultats obtenus avec des doses inférieures. Les sociétés Novartis et Novartis Pharma soutiennent enfin que l'homme du méter n'était pas incité à diminuer la dose de Fingolimod en présence d'effets secondaires de gravité légère qui n'ont au demeurant nullement empêché la poursuite des essais cliniques avec les mêmes doses.
Appréciation du juge des référés
35. Aux termes de l'article L.614-12 du code de la propriété intellectuelle, "la nullité du brevet européen est prononcée en ce qui concerne la France par décision de justice pour l'un quelconque des motifs visés à l'article 138, paragraphe 1, de la Convention de Munich." Selon l'article 138 § 1 de cette Convention, "Sous réserve de l'article 139, le brevet européen ne peut être déclaré nul, avec effet pour un Etat contractant, que si:
a) l'objet du brevet européen n'est pas brevetable en vertu des articles 52 à 57 ;
b) le brevet européen n'expose pas l'invention de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter ;
c) l'objet du brevet européen s'étend au-delà du contenu de la demande telle qu'elle a été déposée ou, lorsque le brevet a été délivré sur la base d'une demande divisionnaire ou d'une nouvelle demande déposée en vertu de l'article 61, si l'objet du brevet s'étend au-delà du contenu de la demande antérieure telle qu'elle a été déposée ;".
36. Il résulte en outre de l'article 54 "Nouveauté" de la Convention sur le brevet européen qu' "Une invention est considérée comme nouvelle si elle n'est pas comprise dans l'état de la technique." et de l'article 56 de la même Convention qu' "une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d'une manière évidente de l'état de la technique."
37. En application de ces dispositions, l'élément de l'art antérieur n'est destructeur de nouveauté que s'il renferme tous les moyens techniques essentiels de l'invention dans la même forme, le même agencement et le même fonctionnement en vue du même résultat technique. L'antériorité, qui est un fait juridique dont l'existence, la date et le contenu doivent être prouvés par tous moyens par celui qui l'invoque, doit être unique et être révélée dans un document unique dont la portée est appréciée globalement.
38. En outre, pour apprécier l'activité inventive d'un brevet, il convient de déterminer d'une part, l'état de la technique le plus proche, d'autre part le problème technique objectif à résoudre et enfin d'examiner si l'invention revendiquée aurait été évidente pour l'homme du métier.
39. Force est en l'occurrence de constater que toutes les caractéristiques de la revendication 1 se déduisent explicitement et sans ambiguïté du document de priorité GB 0612721 du 27 juin 2006, qui enseigne une administration orale quotidienne du Fingolimod en tant qu'inhibiteur de la S1P aux fins de traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente et décrit notamment un dosage journalier à 0,5 mg. Aucune extension indue n'apparaît donc caractérisée.
40. En matière de brevets de seconde application thérapeutique, ce qui est le cas de la demande EP 894, il est jugé que "Lorsqu'une revendication porte sur une application thérapeutique ultérieure d'une substance ou d'une composition, l'obtention de cet effet thérapeutique est une caractéristique technique fonctionnelle de la revendication, de sorte que si, pour satisfaire à l'exigence de suffisance de description, il n'est pas nécessaire de démontrer cliniquement cet effet thérapeutique, la demande de brevet doit toutefois refléter directement et sans ambiguïté l'application thérapeutique revendiquée, de manière que l'homme du métier comprenne, sur la base de modèles communément acceptés, que les résultats reflètent cette application thérapeutique." ( Com., 6 décembre 2017, pourvoi no 15-19.726, Bull. 2017, IV, no 160)
41. Il en résulte que :
- l'effet thérapeutique recherché doit être précisé dans les revendications,
- pour qu'il soit satisfait à l'exigence de suffisance de description, le brevet relatif à une seconde application thérapeutique doit comporter, par toute sorte de données, les informations établissant clairement et sans ambiguïté l'effet thérapeutique revendiqué, sans qu'il soit nécessaire de fournir à ce stade le résultat d'essais cliniques, l'effet thérapeutique étant alors considéré comme "plausible".
42. En l'occurrence, ainsi qu'il a été vu, la revendication 1 précise l'effet thérapeutique recherché dans le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente au moyen de l'administration orale d'une dose quotidienne de 0,5 mg de Fingolimod, tandis que la demande divulgue des tests réalisés sur des rats et en particulier un effet thérapeutique à différentes doses (0,1 et 0,3 mg) du Fingolimod sur l'angiogénèse, observé par moulage vasculaire, et la réduction associée des poussées de sclérose en plaques.
43. Aucun élément ne démontre qu'à la date de priorité, l'homme du métier n'aurait pas considéré ces tests comme modélisables ou communément acceptés, de sorte que l'invention doit être regardée comme suffisamment décrite.
44. Inversement, lorsqu'il est divulgué, avant la date de priorité ou de publication de la demande, qu'une étude clinique est en cours, l'homme du métier est conduit à considérer qu'il existe une espérance de succès suffisante dans le traitement, de nature à rendre l'invention dépourvue d'activité inventive. C'est en ce sens que se sont prononcées plusieurs décisions de ce tribunal comme des chambres de recours de l'Office européen des brevets et en particulier la décision suivante :
"3.10 Le document D2 divulgue qu'une étude clinique de phase I évaluant le traitement combiné du cancer avec Yondelis (ET-743) et Doxil (PLD) était en cours. Par conséquent, à la date de publication de D2, l'information selon laquelle le traitement combiné en question était envisagé par les chercheurs pharmaceutiques avec une espérance de succès suffisante pour justifier un essai clinique de phase I était disponible. Dans ce contexte, il est souligné que les composés pharmaceutiques devant être utilisés dans un essai clinique sur des sujets humains ne sont pas sélectionnés sur la base d'une approche générale « try and see », mais sur la base de données scientifiques favorables existantes, pour des raisons à la fois éthiques et économiques. Un essai clinique n'est donc pas un simple exercice de criblage.
3.11 Contrairement à ce qui a été soutenu par les titulaires du brevet, le dossier ne contient aucune autre information qui aurait amené l'homme du métier à modifier cette appréciation et à estimer, à la date de priorité du brevet en litige, qu'il n'y avait finalement aucune espérance raisonnable de réussite pour la polythérapie avec ET-743 et PLD.
3.12 Il était connu que les deux médicaments étaient bien tolérés en monothérapie chez des patients humains (voir D16a pour PLD ; D2 et D7 : pages 1189 et 1190 pour ET-743) et présentaient des toxicités limitant la dose différentes pour la plupart des types de cancer. Ces informations ne vont au moins pas à l'encontre de l'association des médicaments, étant donné qu'il est avantageux de choisir des substances présentant des effets secondaires limitant la dose différents afin d'obtenir un bénéfice d'un traitement combiné (voir point 3.8 ci-dessus et D35 : page 292). Bien que des données expérimentales relatives à la sécurité de l'association ne soient pas disponibles, la simple absence de telles informations n'aurait pas été une raison pour l'homme du métier de s'attendre à l'échec de la polythérapie. À cet égard, les titulaires du brevet ont fait valoir que le taux de réussite des essais en oncologie était généralement très faible, d'environ 5 % (comme indiqué dans la déclaration d'expert D50 : page 2), et il était donc surprenant que les études qu'ils avaient conduites montraient que la polythérapie pouvait être réalisée avec succès à des doses sûres.
3.12.2 La chambre observe que la déclaration contenue dans le document D50 et citée par les titulaires du brevet concernant les faibles taux de succès des médicaments en oncologie fait référence à des essais effectués sur de nouveaux médicaments individuels plutôt que sur des traitements combinés avec des médicaments anticancéreux connus. En tout état de cause, l'argument des titulaires du brevet n'est pas recevable, étant donné que la considération générale selon laquelle tout essai clinique est susceptible d'échouer ne jette aucun doute supplémentaire sur la polythérapie particulière envisagée et n'est donc pas suffisante pour établir une activité inventive. La raison pour laquelle des études cliniques sont conduites est que leurs résultats sont incertains. Mais ce sont des essais de routine et le fait que leur résultat soit incertain ne transforme pas en soi leurs résultats en invention."
(Décision de la chambre de recours technique du 4 octobre 2016, noT 2506/12 ; voir aussi T 239/16 du 13 septembre 2017)
45. Il est rappelé que l'homme du métier est celui du domaine technique où se pose le problème que l'invention, objet du brevet, se propose de résoudre (Cass. Com., 20 novembre 2012, pourvoi no11-18.440). L'homme du métier est donc ici une équipe pluridisciplinaire constituée d'un médecin ayant une expérience dans le traitement de la sclérose en plaques et d'un pharmacologue.
46. Trois mois avant la date de priorité, cet homme du métier a connaissance d'une présentation faite le 21 juin 2005 par les chercheurs du groupe Novartis, et diffusée sur le site internet du groupe sous l'intitulé "Données présentées à la Société Européenne de Neurologie". Cette présentation était accessible à l'adresse etlt;www.novartis.cometgt; dans la rubrique "Healthcare congresses" (pièces Mylan no120 et 121), depuis à tout le moins depuis le 16 mars 2006, ainsi qu'il résulte du constat d'huissier réalisé sur le site d'archivage "wayback machine", dont aucun élément ne démontre que cette pièce serait dépourvue de force probante ou de fiabilité.
47. Cette présentation fait ainsi indiscutablement partie de l'état de la technique opposable. Elle ne saurait toutefois être regardée comme destructrice de nouveauté dès lors qu'elle n'enseigne aucun résultat. A la date de priorité, cette présentation ne comprend donc pas tous les éléments qui constituent l'invention dans la même forme, selon le même fonctionnement en vue du même résultat technique, en particulier l'effet thérapeutique dans le traitement de la sclérose en plaque récurrente-rémittente (s'agissant d'un brevet de seconde application thérapeutique) de l'administration d'une dose quotidienne de 0,5 mg de Fingolimod. L'invention apparaît donc comme étant nouvelle.
48. La présentation divulgue toutefois les résultats d'essais cliniques de phase II portant sur le FTY720 (Code du Fingolimod) en administration orale quotidienne à des partients atteints de sclérose en plaques aux doses de 5 mg, 1,25 mg et un placebo. Ci-dessous le graphique extrait de la présentation relatant l'efficacité identique des doses à 1,25 mg et à 5 mg :
49. Cette présentation enseigne à l'homme du métier que les effets du Fingolimod ne sont pas dose-dépendants dans le traitement de la sclérose en plaques ("No obvious differences between doses for efficacy"), tandis que les effets indésirables sont majorés avec la dose la plus élevée ("Drug-related events seem to occur more frequently with the higher dose"), ce dernier élément l'incitant à réduire la dose administrée de Fingolimod. Cette présentation annonce d'ailleurs le lancement, dès le 4ème trimestre de l'année 2005, d'essais cliniques de phase III portant sur le FTY720 dosé à 0,5 mg ou encore moins, comme suggéré le 5 juin par l'organisme américain de sécurité des médicaments ("End of phase II FDA meeting June 05 : Placebo controlled 2 year Phase III study, Concur with lower 0.5 mg dose as additional arm in phase III, Suggested considering even lower doses").
50. L'homme du métier sait au demeurant par le document Park (pièce Novartis no604), qui est un article intitulé "Pharmacokinetic/pharmacodynamic relationships of FTY720 in kidney transplant recipients" du "Brazilian Journal of Medical and Biological Research" de 2005, que, si l'effet du Fingolimod est décrit dans cet article comme étant dose-dépendant, ce produit atteint néanmoins 50% de son effet maximal sur la réduction lymphocytaire dès la dose de 0,5 mg, pour ensuite avoir un effet quasi linéaire, ainsi que le révèlent les figures 6 et 7 reproduites ci-dessous de ce document :
51. L'homme du métier sait donc qu'au-delà de 0,5 mg l'effet immunosuppresseur du Fingolimod est presque linéaire ou plat, ce dont il se déduit que les sociétés demanderesses ne peuvent être suivies lorsqu'elles affirment que l'homme du métier était dissuadé de considérer comme efficace un dosage à 0,5 mg de Fingolimod.
52. L'homme du métier sait également, par la lecture du document Kapos (pièce Mylan no122, article du supplément du 2 mai 2006 du Journal of neurology, consacré aux Seizième rencontres de la société européenne de neurologie, intitulé "Design of a randomised, placebo-controlled study of oral fingolimod (FTY720) in relapsing-remitting multiple sclerosis"), que les essais de phase III annoncés le 21 juin 2005 ont été conduits avec un unique groupe de contrôle par placebo, sans bras supplémentaire de futilité : "Les considérations éthiques relatives à l'utilisation du placebo ont été prises en compte en informant pleinement les participants des traitements en cours, y compris les patients qui refusent formellement les thérapies disponibles, et en obtenant un nouveau consentement formel et bien informé en cas de rechute ou de progression du handicap."
53. Le professeur [E] confirme d'ailleurs dans sa déclaration (pièce Novartis no620) que l'homme du métier, compte tenu des considérations éthiques liées à la conduite des essais cliniques, aurait nécessairement pensé que le groupe Novartis, promoteur des essais cliniques de phase III, s'attendait à un effet thérapeutique de la dose quotidienne de 0,5 mg de Fingolimod pour le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente : "Il devrait également y avoir des raisons impérieuses d'inclure des doses qui n'ont pas été testées dans les études de Phase II dans les études de Phase III. Les études de Phase III sont menées sur un nombre beaucoup plus important de patients que dans la Phase II et sont conçues pour « confirmer » les résultats observés en Phase II sur une population de patients suffisamment importante pour convaincre le sponsor de l'essai clinique et les autorités réglementaires que le médicament expérimental produit des effets thérapeutiques qui l'emportent sur les effets secondaires dans la population de patients en question. Bien que le spécialiste en PKPD s'en remette à un clinicien spécialiste dans le domaine de la maladie en question lors de la conception des essais cliniques de Phase II et de Phase III, je note d'après Cohen 2010 que les essais cliniques pour le fingolimod chez les patients atteints de SEP prennent au moins 12 mois et que les critères d'évaluation cliniques sont la réduction des taux de poussées, c'est-à-dire une mesure qui ne peut être déterminée qu'en fin d'étude en raison de la nécessité de comparer les taux de poussées en début de traitement avec ceux après une période de traitement. Il est également généralement connu, et spécifiquement décrit dans Thomson, que la SEP est une maladie évolutive et peut entraîner une invalidité grave. Il y a donc ici un risque particulier si les patients du bras traitement sont « sous-dosés » plutôt que de recevoir un traitement alternatif efficace compte tenu des conséquences à long terme. L'inclusion d'une dose d'un médicament expérimental dont on ne s'attendrait pas à ce qu'elle soit cliniquement efficace dans la SEP ni dans les études de Phase II ni dans les études de Phase III serait donc particulièrement difficile à justifier compte tenu de la nécessité de mener des essais cliniques selon des principes éthiques."
54. De tout ce qui précède il résulte qu'ayant connaissance des résultats "prometteurs" (communiqué de presse Novartis du 6 avril 2006, pièce Mylan no119) des essais de phase II, qui l'incitent à réduire la dose administrée de Fingolimod, et du lancement d'essais de phase III portant sur la dose réduite à 0,5 mg, l'homme du métier, combinant la présentation du groupe Novartis aux documents Park et Kapos, et aidé de ses connaissances générales, serait parvenu à la conclusion qu'il existait, avant la date de priorité revendiquée, une espérance raisonnable de succès quant à l'effet thérapeutique du Fingolimod administré à une dose quotidienne de 0,5 mg dans le traitement de la sclérose en plaques récurrente-rémittente (un dosage efficace du Fingolimod dans le traitement de la sclérose en plaques étant le problème technique objectif résolu par la demande de brevet).
55. Aussi, la critique tirée du défaut d'activité inventive de la demande de brevet EP 894 apparaît à ce stade comme un moyen sérieux de nature à remettre en cause l'apparente validité de ce titre qui justifie, au vu des risques encourus de part et d'autre, de rejeter les demandes présentées en référé par les sociétés Novartis et Novartis Pharma France, celles-ci apparaissant disproportionnées en référé.
4o) Dispositions finales
56. Parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, les sociétés Novartis et Novartis Pharma seront condamnées in solidum aux dépens, ainsi qu'à payer aux sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé, sous la même solidarité imparfaite, la somme de 60.000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Le juge des référés, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Dit la société Novartis recevable à agir sur le fondement de l'article L. 615-3 du code de la propriété intellectuelle et la société Novartis Pharma recevable à agir pour solliciter la réparation du préjudice propre que lui cause l'atteinte vraisemblable à la demande de brevet qu'elle exploite;
Dit toutefois n'y avoir lieu à référé en l'état du moyen sérieux de nature à remettre en cause l'apparente validité de la demande de brevet servant de fondement aux demandes ;
Condamne in solidum les sociétés Novartis et Novartis Pharma aux dépens et autorise Maître Schertenleib, avocat, à recouvrer directement ceux dont il aurait fait l'avance sans avoir reçu provision conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum les sociétés Novartis et Novartis Pharma à payer aux sociétés Mylan Ireland et Viatris Santé la somme de 120.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est de plein droit exécutoire par provision.
Fait à Paris le 04 août 2022.
Le Greffier, Le Président,
Minas MAKRIS Nathalie SABOTIER