COUR D’APPEL D’AIX EN PROVENCE
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE NICE
GREFFE
M I N U T E
(Décision Civile)
JUGEMENT : [Z] [T] [J] épouse [X] c/ [W] [N] [J] épouse [K]
N°
Du 14 Juin 2024
4ème Chambre civile
N° RG 22/04396 - N° Portalis DBWR-W-B7G-OPQM
Grosse délivrée à Me Julien DARRAS
expédition délivrée à
Me Nicolas DONNANTUONI
le 14 Juin 2024
mentions diverses
Par jugement de la 4ème Chambre civile en date du quatorze Juin deux mil vingt quatre
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame SANJUAN PUCHOL Présidente, assistée de Madame PROVENZANO, Greffier.
Vu les Articles 812 à 816 du Code de Procédure Civile sans demande de renvoi à la formation collégiale ;
DÉBATS
A l'audience publique du 02 Avril 2024 le prononcé du jugement étant fixé au 04 Juin 2024 par mise à disposition au greffe de la juridiction, les parties en ayant été préalablement avisées.
PRONONCÉ
Par mise à disposition au Greffe le 14 Juin 2024, après prorogation du délibéré le 04 juin 2024, signé par Madame SANJUAN PUCHOL Présidente, assistée de Madame BOTELLA, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
NATURE DE LA DÉCISION :
contradictoire, en premier ressort, au fond.
DEMANDERESSE:
Madame [Z] [T] [J] épouse [X]
[Adresse 5],
[Localité 4]
représentée par Me Nicolas DONNANTUONI, avocat au barreau de NICE, avocat plaidant
DÉFENDERESSE:
Madame [W] [N] [J] épouse [K]
[Adresse 1],
[Localité 4]
représentée par Me Julien DARRAS, avocat au barreau de NICE, avocat plaidant
EXPOSÉ DU LITIGE
Suivant acte de donation-partage reçu le 5 mars 2002 par Maître [O] [M], notaire à [Localité 4], M. [S] [J] a fait donation à ses deux filles, Mme [Z] [J] épouse [X] et Mme [W] [J] épouse [K] de l'ensemble de ses biens propres et de ses parts et portions dans les biens qui étaient communs avec son épouse prédécédée.
Dans le cadre de cette donation à titre de partage anticipée, il a notamment fait donation à Mme [W] [J] épouse [K] de la nue-propriété de deux parcelles de terrain situées à [Localité 6] ([Localité 6]) cadastrées section 1 n° [Cadastre 2] et [Cadastre 3] qui avaient préalablement été données à bail à la société française de radiotéléphone (SFR) et à la société Bouygues Télécom pour y implanter des antennes de téléphonie et leurs accessoires.
Par acte sous seing privé daté du 5 mars 2002 intitulé " protocole d'accord ", Mme [W] [J] épouse [K], attributaire de la nue-propriété de ces deux parcelles, s'est engagée à verser la moitié du montant des loyers annuellement perçus à sa sœur, Mme [Z] [J] épouse [X], jusqu'à l'enlèvement des antennes et, dans le cas où sa sœur viendrait à décéder, à reverser la moitié desdites sommes à son époux, M. [F] [X].
M. [S] [J] est décédé le 13 novembre 2020 et, à compter de cette date, Mme [W] [J] épouse [K] a cessé de verser la moitié des loyers perçus à sa sœur.
Par acte du 20 décembre 2021, Mme [Z] [J] épouse [X] a fait assigner Mme [W] [J] épouse [K] devant le juge des référés qui, par ordonnance du 20 septembre 2022, l'a déboutée de ses demandes au motif qu'elles se heurtaient à des contestations sérieuses.
Par acte du 12 octobre 2022, Mme [Z] [J] épouse [X] a fait assigner Mme [W] [J] épouse [K] devant le tribunal judiciaire de Nice aux fins d'obtenir principalement le paiement de sa quote-part des loyers perçus depuis l'année 2020 ainsi que l'indemnisation de son préjudice.
Par jugement du 14 mars 2023, le tribunal a révoqué la clôture de la procédure et renvoyé la cause et les parties à la mise en état pour permettre à l'avocat de la défenderesse, nouvellement constitué, de communiquer ses conclusions.
***
Dans ses dernières écritures notifiées le 11 janvier 2024, Mme [Z] [J] épouse [X] sollicite la condamnation de Mme [W] [J] épouse [K] :
-à lui payer la somme de 24.527,48 euros représentant les quotes-parts de loyers perçus des trois opérateurs locataires pour les exercices 2021, 2022 et 2023,
-justifier du montant des loyers effectivement perçus depuis l'année 2022 dans un délai de 8 jours suivant la signification du jugement et, passé ce délai, sous astreinte de 800 euros par jour de retard pendant trois mois,
-à lui verser les sommes suivantes :
* 10.000 euros de dommages-intérêts,
* 6.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle soutient que sa sœur s'est arrogé le droit de ne plus respecter l'engagement clair et non équivoque qu'elle avait pris devant le notaire et devant leur père qui avait exprimé la volonté d'un tel accord. Elle explique subir un dommage en raison du non-paiement des loyers depuis trois ans, fondé sur la rupture unilatérale sans motif sérieux d'un contrat exécuté entre 1998 et 2020. Elle fait valoir que, nonobstant son intitulé de " protocole d'accord ", l'acte sous seing privé conclu le 5 mars 2002 est un contrat librement conclu et accepté par les parties et non une transaction ayant exigé des concessions réciproques, ce dont sa sœur avait parfaitement conscience. Elle soutient également que l'engagement n'est pas perpétuel puisque l'acte sous seing privé mentionne qu'il prendra fin à " l'enlèvement des antennes ". Elle réclame donc la condamnation de sa sœur à lui régler sa quote-part des loyers sur le fondement des articles 1103, 1104 et 1217 du code civil. Elle précise que si l'on se réfère à la volonté du donateur, l'accord avait pour objet de rétablir l'équilibre entre ses filles compte-tenu de la donation des deux parcelles faites à sa sœur. Elle ajoute que la mauvaise foi de sa sœur, la privation de trésorerie et la résistance abusive et injustifiée lui cause un préjudice dont elle évalue la réparation à la somme de 10.000 euros.
Dans ses dernières écritures communiquées le 18 mars 2024, Mme [W] [J] épouse [K] conclut à la nullité du protocole d'accord du 5 mars 2002 et par conséquent au débouté ainsi qu'à la condamnation de Mme [Z] [J] épouse [X] à lui payer la somme de 6.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle expose que son père, usufruitier, percevait les loyers versés par les locataires des parcelles pour les reverser à parts égales à sa fille, opérant ainsi des donations. Elle explique qu'après le décès de son père, elle a recueilli l'usufruit de ces parcelles dont elle était nu-propriétaire, ce qui inclut les loyers que revendique sa sœur.
Elle précise, à titre liminaire, avoir produit l'ensemble des pièces en sa possession pour justifier de l'ensemble des loyers perçus depuis l'année 2022, ce qui rend la demande de communication sous astreinte de ses pièces sans objet.
Elle fait valoir que l'acte qui lui est opposé ne répond pas à la définition d'une transaction, faute de concessions réciproques destinés à mettre un terme à une contestation née ou à naître. Elle indique qu'en ce cas, l'acte peut être annulé à défaut de contrepartie et donc de cause, ou requalifié en acte unilatéral lorsque l'intention déterminante était d'effectuer une libéralité et non de mettre un terme au litige. Elle considère qu'il apparaît à la lecture de la transaction qu'elle était la seule partie à procéder à une concession en s'engageant à reverser des loyers à sa sœur ou, en cas de décès de celle-ci à son époux, sans aucune contrepartie. Elle en déduit que l'accord est nul et de nul effet pour ce premier motif.
Elle ajoute avoir conclu cet accord par suite d'une erreur de droit qui a vicié son consentement, car elle pensait que sa sœur pourrait agir au décès de son père pour atteinte à la réserve héréditaire. Elle indique que c'est la raison pour laquelle son père qui souhaitait lui reverser les loyers devait le faire de manière équitable entre ses deux filles. Elle fait valoir qu'en revanche, à la liquidation de la succession, les loyers n'ont plus à être partagés puisqu'elle est devenue pleinement propriétaire des parcelles, sa sœur ne disposant plus d'aucun droit à ce titre. Elle précise que si elle avait été parfaitement informée à la date de signature de l'acte, elle ne l'aurait pas conclu en soutenant que le partage des loyers n'a jamais eu vocation à compenser les donations consenties.
Elle soutient que l'erreur de droit est d'autant plus vraie qu'elle n'avait pas qualité pour agir et procéder à la conclusion du protocole litigieux. Elle rappelle en effet qu'en vertu de l'article 1108 du code civil, la capacité de contracter est une condition essentielle à la validité d'une convention, l'article 1119 du même code précisant qu'on ne peut s'engager que pour soi-même. Elle précise que l'usufruitier peut seul percevoir les fruits de la chose, tels que les loyers, ce qui n'est pas le cas du nu-propriétaire. Or, elle fait valoir qu'à la date de l'engagement, elle n'avait pas la qualité requise pour percevoir les loyers et donc contracter sur des droits qu'elle n'avait pas et qui appartenaient exclusivement à son père. Elle en conclut que le protocole d'accord est nul et de nullité absolue et qu'il y a, en tout état de cause, été mis fin par le décès de son père qui n'y avait pas consenti.
Elle expose que les engagements perpétuels sont prohibés et qu'il est possible de mettre un terme, à tout moment, à un contrat à durée indéterminée sans avoir à justifier d'un motif si bien qu'elle était fondé à mettre un terme à l'exécution du contrat.
La clôture de la procédure est intervenue le 19 mars 2024. L'affaire a été plaidée à l'audience du 2 avril 2024. La décision a été mise en délibéré au 4 juin 2024 prorogé au 14 juin 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la validité de l'acte du 5 mars 2002
1. Sur la qualification de l'acte du 5 mars 2002
L'article 2044 du code civil, dans sa rédaction applicable le 5 mars 2002, énonce que la transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître, ajoutant que ce contrat doit être rédigé par écrit.
L'article 12 du code de procédure civile rappelle, dans son deuxième alinéa, que le juge doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.
En l'espèce, selon l'acte sous seing privé intitulé " protocole d'accord " daté du 5 mars 2002, Mme [W] [J] épouse [K] :
" Certifie et atteste louer deux parcelles de terre cadastrée [Cadastre 2] et [Cadastre 3] I sur la commune d'[Localité 6], qui m'ont été attribuées aux termes d'un acte reçu par Maître [M], notaire à [Localité 4], le 5 mars 2002, pour la pose d'antennes de télévision et de télécommunications.
Je m'engage, par la présente, à verser la moitié du montant des loyers perçus annuellement à ma sœur, Mme [Z] [X] née [J], demeurant à [Adresse 5], et ce, jusqu'à l'enlèvement desdites antennes.
Dans le cas où Mme [Z] [X] venait à décéder, je m'engage à reverser la moitié desdites sommes à M. [F] [X], son épouse, ce qui est expressément accepté par ce dernier. "
Bien que cet acte soit intitulé " protocole d'accord ", il ne peut s'analyser en une transaction car il ne contient pas de concessions réciproques et qu'aucun litige n'était né à la date de la donation.
Il ne contient qu'un engagement unilatéral de Mme [W] [J] épouse [K] de reverser la moitié des loyers payés par les locataires des parcelles de terre incluses dans sa part de la donation-partage réalisée le même jour.
Dès lors que cet acte ne constitue pas, malgré son intitulé de " protocole d'accord ", une transaction mais un contrat, le moyen de nullité tiré du défaut de concessions réciproques et donc de son absence de cause sera rejeté.
2. Sur les vices du consentement et la rupture de l'engagement
Aux termes de l'article 1109 ancien du code civil, il n'y a point de consentement valable, si le consentement n'a été donné que par erreur. L'article 1110 du même code précise que l'erreur n'est une cause de nullité de la convention que lorsqu'elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l'objet. L'exception de nullité est perpétuelle si bien que la nullité d'un acte peut toujours être invoquée par celui auquel on l'oppose.
Par ailleurs, en vertu de l'article 582 ancien du code civil, l'usufruitier a le droit de jouir de toute espèce de fruits, soit naturels, soit industriels, soit civils au nombre desquels les loyers, que peut produire l'objet dont il a l'usufruit.
L'article 1119 ancien du code civil rappelle qu'on ne peut, en général, s'engager, ni stipuler en son propre nom, que pour soi-même et, en vertu du principe Nemo plus juris, nul ne peut transmettre plus de droit qu'il n'en a.
Enfin, avant même l'entrée en vigueur de l'article 1210 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016, les engagements perpétuels étaient prohibés sous peine de nullité. Toute partie pouvait en revanche mettre un terme à un engagement à durée indéterminée, sans avoir à motiver la rupture.
En l'espèce, dans le cadre de cette donation à titre de partage anticipée du 5 mars 2002, M. [S] [J] a notamment fait donation à Mme [W] [J] épouse [K] de la nue-propriété de deux parcelles de terrain situées à [Localité 6] cadastrées section 1 n° [Cadastre 2] et [Cadastre 3] qui avaient préalablement été données à bail à la société française de radiotéléphone (SFR) et à la société Bouygues Télécom.
M. [S] [J] étant demeuré nu-propriétaire de ces deux parcelles, il avait, de ce fait, seul droit de percevoir ces loyers si bien que Mme [W] [J] épouse [K] n'avait effectivement pas le pouvoir pour en disposer et conclure cet engagement unilatéral prévoyant d'en reverser la moitié à sa sœur et à l'époux de celle-ci après son décès.
Si M. [S] [J] a signé l'acte du 5 mars 2002, il n'est pas l'auteur de cet engagement unilatéral souscrit personnellement par sa fille, Mme [W] [J] épouse [K], probablement dans le cadre d'arrangements familiaux à l'occasion de la donation-partage du même jour.
Il sera constaté toutefois que M. [S] [J] était présent lors de la conclusion de l'acte sous seing privé du 5 mars 2002, ce dont il se déduit qu'il avait, en réalité, la volonté de faire donation des loyers perçus des opérateurs de télécommunication à ses filles, à parts égales entre elles.
Il a donc consenti à cet acte dont la nullité ne sera donc pas prononcée pour défaut de consentement du titulaire de l'usufruit des parcelles, objet de la donation.
Néanmoins, cet engagement ne prévoit aucune limitation de durée, l'obligation perdurant malgré le décès de Mme [Z] [X] au bénéfice de son époux, le terme étant fixé au jour de l'enlèvement des antennes, évènement indépendant de la volonté des parties et dont la survenance est incertaine.
Il s'ensuit que cet acte unilatéral par lequel Mme [W] [J] épouse [K] a disposé de droits qu'elle n'avait pas en faveur de sa sœur, Mme [Z] [J] épouse [X], est un engagement à durée indéterminée pouvant être rompu par les parties sans motif.
Par suite du décès de M. [S] [J], Mme [W] [J] épouse [K] est devenue pleine propriétaire des parcelles litigieuses si bien qu'elle avait la faculté de rompre l'engagement unilatéral à durée indéterminée conclu du vivant de son père, sauf à être privée des attributs de son droit de propriété.
C'est donc valablement que Mme [W] [J] épouse [K] a mis un terme à l'engagement unilatéral pris le 5 mars 2002 envers Mme [Z] [J] épouse [X] à la suite du décès de leur père.
Par conséquent, Mme [Z] [J] épouse [X] sera déboutée de sa demande principale en paiement.
Sur la demande additionnelle de dommages-intérêts.
L'acte fondant la demande étant irrégulier, Mme [W] [J] épouse [K] s'étant engagée à verser des loyers qu'elle n'avait aucun droit de percevoir avec l'accord de son père, usufruitier des parcelles, pour une durée indéterminée, elle n'a pas pu commettre de faute en mettant un terme à son engagement.
Cet engagement s'analyse en effet en une volonté du donateur de faire également donation à ses filles des loyers lui revenant en sa qualité d'usufruitier par l'intermédiaire de l'une d'entre elle.
Cet engagement ne pouvait donc continuer à s'appliquer, après son décès, sans l'accord de Mme [W] [J] épouse [K], devenue pleinement propriétaire des parcelles données à bail, et pour une durée indéterminée, sauf à la contraindre à résilier les baux et à faire enlever les antennes de télécommunication pour mettre fin à son obligation.
Mme [W] [J] épouse [K] n'a donc pas commis de faute à l'origine du préjudice invoqué de sorte que Mme [Z] [J] épouse [X] sera également déboutée de sa demande additionnelle de dommages-intérêts.
Sur les demandes accessoires.
Partie perdante au procès, Mme [Z] [J] épouse [X] sera condamnée aux dépens. L'équité ainsi que la nature familiale du litige ne commande pas en revanche de faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant après débats publics, par jugement contradictoire rendu en premier ressort et prononcé par mise à disposition au greffe,
DEBOUTE Mme [Z] [J] épouse [X] de toutes ses demandes ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile et déboute Mme [W] [J] épouse [K] de sa demande formée de ce chef ;
CONDAMNE Mme [Z] [J] épouse [X] aux dépens ;
Et le Président a signé avec le Greffier.
LE GREFFIERLE PRESIDENT