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12/06/2024 | FRANCE | N°21/00366

France | France, Tribunal judiciaire de Marseille, Gnal sec soc: cpam, 12 juin 2024, 21/00366


REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 4]


JUGEMENT N°24/02631 du 12 Juin 2024

Numéro de recours: N° RG 21/00366 - N° Portalis DBW3-W-B7F-YMZT

AFFAIRE :
DEMANDERESSE
Madame [C] [M] veuve [J], agissant également en sa qualité de représentante légale de ses fils mineurs [P] [J] (né le 04/02/2007) et [E] [J] (né le 17/09/2010)
née le 16 Décembre 1974 à [Localité 15] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 7]
[Localité 3]
représentée par Me Laure DAVIAU, avocat au b

arreau de MARSEILLE


c/ DEFENDERESSE
Association [16]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me Solenne RIVAT, avocat au b...

REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 4]

JUGEMENT N°24/02631 du 12 Juin 2024

Numéro de recours: N° RG 21/00366 - N° Portalis DBW3-W-B7F-YMZT

AFFAIRE :
DEMANDERESSE
Madame [C] [M] veuve [J], agissant également en sa qualité de représentante légale de ses fils mineurs [P] [J] (né le 04/02/2007) et [E] [J] (né le 17/09/2010)
née le 16 Décembre 1974 à [Localité 15] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 7]
[Localité 3]
représentée par Me Laure DAVIAU, avocat au barreau de MARSEILLE

c/ DEFENDERESSE
Association [16]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me Solenne RIVAT, avocat au barreau de MARSEILLE

Appelées en la cause:
Compagnie d’assurance [14]
[Adresse 6]
[Localité 8]
représentée par Me Béatrice GASPARRI-LOMBARD, avocat au barreau de MARSEILLE

Organisme CPCAM DES BOUCHES-DU-RHONE
[Localité 5]
dispensée de comparaître

DÉBATS : À l'audience publique du 03 Avril 2024

COMPOSITION DU TRIBUNAL lors des débats et du délibéré :

Président : MEO Hélène, Première Vice-Présidente

Assesseurs : PESCE-CASTELLA Catherine
AMIELH Stéphane
L’agent du greffe lors des débats : MULLERI Cindy

À l'issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 12 Juin 2024

NATURE DU JUGEMENT

contradictoire et en premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Monsieur [W] [J] a été engagé à compter du 29 septembre 2008 par l'Institut [16] ([16]) par contrat de travail à durée déterminée en qualité de chef de service éducatif au sein des foyers [17]. Selon avenant à son contrat de travail en date du 3 juillet 2017, Monsieur [W] [J] a accepté d'être muté à l'Institut [10] pour occuper sur les sites " [13] " et " [11] " la fonction de " Chef de service de la Section d'Education et d'Enseignement Spécialisé ".

Le 11 juin 2018, Monsieur [W] [J] s'est suicidé pendant une journée de travail en se jetant du toit d'un immeuble.

Après avoir initialement refusé par décision du 6 septembre 2018, le caractère professionnel de l'accident, la caisse primaire centrale d'assurance maladie (ci-après CPCAM) des Bouches-du-Rhône, par décision du 30 janvier 2019, a reconnu en accident de travail le suicide de Monsieur [W] [J].

Par courrier du 25 mai 2020, Madame [C] [M]-[J] a saisi la CPCAM des Bouches-du-Rhône d'une demande de tentative de conciliation aux fins de voir reconnaître la faute inexcusable de l'employeur. Le 2 juillet 2020, un procès-verbal de non-conciliation a été dressé.

Par lettre recommandée avec accusé de réception expédiée le 8 février 2021 et reçue le 9 février 2021, Madame [C] [M]-[J], agissant tant en son nom propre, qu'en celui de ses enfants mineurs, [P] [J] et [E] [J], a saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Marseille d'une requête aux fins de voir reconnaître que l'accident de travail dont a été victime Monsieur [W] [J] est imputable à la faute inexcusable de son employeur, l'[16].

La société d'assurance, la [14], assureur responsabilité civile de l'[16], est intervenue volontairement dans la procédure.

Les parties ont été convoquées à une audience de mise en état dématérialisée en date du 29 novembre 2023 au cours de laquelle a été ordonnée la clôture de la procédure avec effet différé au 19 mars 2024. L'affaire a été fixée pour plaidoirie à l'audience du 3 avril 2024.

Madame [C] [M]-[J], agissant tant en son nom propre, qu'en celui de ses enfants mineurs, [P] [J] et [E] [J], représentée par son conseil reprenant oralement ses dernières conclusions, demande au tribunal, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, de:
Rejeter l'argument tiré de la prescription de l'action ;Dire et juger qu'en sa qualité d'employeur de [W] [J], l'[16] a commis une faute inexcusable à l'origine de l'accident mortel dont il a été victime le 11 juin 2018 ;Fixer au maximum la majoration de la rente servie au conjoint survivant Madame [C] [M]-[J] et à ses fils mineurs [P] [J] et [E] [J] ;Fixer le préjudice résultant des souffrances physiques et morales de Monsieur [W] [J] à la somme de 100.000 € ;Fixer le préjudice moral d'[P] et [E] [J] à la somme de 70.000 € chacun ;Juger que la caisse primaire d'assurance maladie fera l'avance de l'indemnisation des préjudices de Madame [C] [M]- [J], agissant tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de ses deux fils mineurs ;Condamner l'[16] à verser la somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses prétention, Madame [C] [M]-[J] fait valoir que son action en reconnaissance de la faute inexcusable est recevable car elle a saisi le tribunal dans un délai de deux ans à compter du procès-verbal de non-conciliation de la CPCAM des Bouches-du-Rhône en date du 2 juillet 2020. Sur le fond, Madame [C] [M]-[J] expose qu'en l'espèce, le bénéfice de la faute inexcusable est de droit en application de l'article L. 4131-4 du code du travail, les représentants du personnel de l'[16] ayant alerté l'employeur sur l'existence d'un danger grave et imminent pour les salariés, et qu'en tout état de cause elle rapporte la preuve que l'employeur avait conscience du danger auquel son époux était exposé et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour en préserver ce dernier.

L'[16], représentée à l'audience par son conseil, indique à l'audience qu'elle renonce à se prévaloir du moyen tiré de la prescription de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable. Reprenant oralement ses dernières conclusions en réplique, l'[16] sollicite du tribunal de :
À titre principal :
Constater que Madame [C] [M]-[J] et Messieurs [P] et [E] [J] ne peuvent pas prétendre à la faute inexcusable de droit invoquée car ils n'en rapportent pas les conditions ;À titre subsidiaire :
Constater que Madame [C] [M]-[J] et Messieurs [P] et [E] [J] échouent dans la démonstration de la preuve concernant la faute inexcusable invoquée ;En conséquence :
À titre principal :
Rejeter la demande de reconnaissance de faute inexcusable à l'encontre de l'association [16] ;Débouter Madame [C] [M]-[J] et Messieurs [P] et [E] [J] de l'ensemble de leurs demandes ;Rejeter la demande de majoration de la rente versée à Madame [C] [M]-[J] et Messieurs [P] et [E] [J] à son taux maximum ;Rejeter la demande de paiement des sommes suivantes :100.000 € au titre des souffrances physiques et morales de Monsieur [W] [J] ;70.000 € au titre du préjudice moral de Madame [C] [M]-[J] ;70.000 € au titre du préjudice moral de Monsieur [E] [J] ;70.000 € au titre du préjudice moral de Monsieur [P] [J] ;À titre subsidiaire :
Dire et juger l'absence d'action récursoire de la CPCAM des Bouches-du-Rhône à l'encontre de de l'[16] au titre des condamnations compte-tenu de la décision initiale de la caisse de refus de prise en charge de l'accident ;En tout état de cause :
Rejeter la demande indemnitaire sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;Rejeter la demande d'exécution provisoire de la décision à intervenir ;Condamner Madame [C] [M]-[J] et Messieurs [P] et [E] [J] au paiement d'une somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.
À l'appui de ses prétentions, l'[16] soutient qu'elle n'avait pas été informée du risque de survenance d'un suicide d'un de ses salariés de manière imminente par les institutions représentatives du personnel et que, dès lors, Madame [C] [M]-[J] est mal fondée à se prévaloir d'une présomption de faute inexcusable.

L'[16] expose par ailleurs que sa responsabilité ne saurait davantage être recherchée sur le fondement de la faute inexcusable prouvée dans la mesure où Madame [C] [M]- [J] ne démontre pas que l'[16] a exposé Monsieur [J] à un danger dont elle avait conscience.

La [14], assureur responsabilité civile de l'[16], demande au tribunal par conclusions écrites soutenues oralement par son conseil de :
In liminis :
Prescrite l'action des consorts [J] à l'encontre de l'employeur de feu Monsieur [J] ;À titre principal :
Constater que les consorts [J] ne peut pas prétendre à la faute inexcusable de droit invoquée car il n'en rapporte pas les conditions ;À titre subsidiaire :
Constater que les consorts [J] échoue dans la démonstration de la preuve concernant la faute inexcusable invoquée ;En conséquence :
À titre principal :
Rejeter la demande de reconnaissance de faute inexcusable à l'encontre de l'[16] ;Débouter les consorts [J] de l'ensemble de leurs demandes ;Rejeter la demande de majoration de la rente versée à Madame [C] [M]-[J] et à Messieurs [P] et [E] [J] à son taux maximum ;Rejeter les réclamations des consorts [J] tant au titre des souffrances physiques et morales de Monsieur [J] qu'au titre du préjudice moral respectif ;À titre subsidiaire :
Dire et juger l'absence d'action récursoire de la CPCAM des Bouches-du-Rhône à l'encontre de l'[16] au titre des condamnations compte-tenu de la décision initiale de la CPAM du refus de prise en charge de l'accident ;
La [14] se joint aux moyens développés par son assuré.

La CPCAM des Bouches-du-Rhône, dispensée de comparaître, s'en remet à la sagesse du tribunal quant à la reconnaissance de la faute inexcusable et, en cas de reconnaissance de la faute inexcusable, demande que l'employeur soit condamné à lui rembourser la totalité des sommes dont elle sera tenue d'assurer par avance le paiement et que les éventuelles sommes allouées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ne soient pas mises à sa charge.

L'affaire a été mise en délibéré au 12 juin 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la recevabilité des demandes

L'article L. 431-2 du code de la sécurité sociale dispose :
" Les droits de la victime ou de ses ayants droit aux prestations et indemnités prévues par le présent livre se prescrivent par deux ans à dater :
1°) du jour de l'accident ou de la cessation du paiement de l'indemnité journalière ;
2°) dans les cas prévus respectivement au premier alinéa de l'article L. 443-1 et à l'article L. 443-2, de la date de la première constatation par le médecin traitant de la modification survenue dans l'état de la victime, sous réserve, en cas de contestation, de l'avis émis par l'expert ou de la date de cessation du paiement de l'indemnité journalière allouée en raison de la rechute ;
3°) du jour du décès de la victime en ce qui concerne la demande en révision prévue au troisième alinéa de l'article L. 443-1 ;
4°) de la date de la guérison ou de la consolidation de la blessure pour un détenu exécutant un travail pénal ou un pupille de l'éducation surveillée dans le cas où la victime n'a pas droit aux indemnités journalières.
L'action des praticiens, pharmaciens, auxiliaires médicaux, fournisseurs et établissements pour les prestations mentionnées à l'article L. 431-1 se prescrit par deux ans à compter soit de l'exécution de l'acte, soit de la délivrance de la fourniture, soit de la date à laquelle la victime a quitté l'établissement.
Cette prescription est également applicable, à compter du paiement des prestations entre les mains du bénéficiaire, à l'action intentée par un organisme payeur en recouvrement des prestations indûment payées, sauf en cas de fraude ou de fausse déclaration.
Les prescriptions prévues aux trois alinéas précédents sont soumises aux règles de droit commun.
Toutefois, en cas d'accident susceptible d'entraîner la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, ou de ceux qu'il s'est substitué dans la direction, la prescription de deux ans opposables aux demandes d'indemnisation complémentaire visée aux articles L. 452-1 et suivants est interrompue par l'exercice de l'action pénale engagée pour les mêmes faits ou de l'action en reconnaissance du caractère professionnel de l'accident ".

Par ailleurs, il résulte d'une jurisprudence constante que le délai de prescription biennale de l'article L. 431-2 du code de la sécurité sociale, est interrompu par la saisine de la caisse d'une demande de tentative de conciliation aux fins de voir reconnaitre la faute inexcusable et ne recommence à courir qu'à compter de la notification du résultat de la tentative de conciliation.

L'[16] a indiqué oralement à l'audience qu'elle renonçait à soulever le moyen tiré de la prescription de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable.

Il convient néanmoins d'examiner la recevabilité des demandes de Madame [C] [M]-[J] au regard d'une éventuelle prescription de son action, la [14] maintenant pour sa part un tel moyen.

En l'espèce, l'accident mortel est survenu le 11 juin 2018 et a été reconnu en accident du travail le 30 janvier 2019 de telle sorte qu'à compter de cette date, a commencé à courir le délai de prescription de deux ans de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur.

Madame [C] [M]-[J] a saisi le 25 mai 2020 la CPCAM des Bouches-du-Rhône d'une tentative de conciliation dont l'échec a été constatée le 2 juillet 2020.

Il en résulte que le délai biennal de prescription a été suspendu et a de nouveau couru à compter du 2 juillet 2020

Ayant saisi le tribunal par lettre recommandée avec accusé de réception le 8 février 2021, soit avant l'expiration du nouveau délai de prescription de deux ans, Madame [C] [M]-[J] ne peut se voir opposer la prescription.

En conséquence, Madame [C] [M]-[J] sera déclarée recevable en son action aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur.

Sur la reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur

L'employeur est tenu envers son salarié d'une obligation légale de sécurité qui découle des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

En effet, l'article L. 4121-1 du code du travail prévoit que " l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1 ;
2° Des actions d'information et de formation ;
3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.
L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes".

Le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsqu'il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié, mais il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes auraient concouru au dommage.

Il appartient au salarié d'établir d'une part les circonstances et les causes de l'accident et d'autre part que les éléments constitutifs de la faute inexcusable - la conscience du danger et l'absence de mise en place des mesures nécessaires pour l'en préserver - sont réunis.

C'est donc au salarié qu'incombe la charge de la preuve de la faute inexcusable.

Toutefois, il résulte de l'article L. 4131-4 du code du travail, dans sa version antérieure à l'ordonnance du 22 septembre 2017, applicable au présent litige, que: " Le bénéfice de la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé ".

Les dispositions précitées établissent une présomption irréfragable de faute inexcusable de l'employeur lorsque le salarié ou un représentant du personnel a signalé le risque qui s'est réalisé et a causé le dommage. Il appartient au juge de vérifier l'existence d'un lien entre le risque signalé et celui qui s'est réalisé.

Madame [C] [M]-[J] fonde sa demande au titre des dispositions de l'article L. 4131-4 du code du travail, d'une part, sur une réunion du Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) du 30 juin 2017 ayant eu pour objet d'alerter l'employeur sur l'existence d'un risque grave et imminent suite à la menace de suicide d'un salarié de l'[10] et, d'autre part, sur une réunion du 7 décembre 2017 du CHSCT au cours de laquelle a été voté compte tenu de l'absence totale d'information sur les suites données à la procédure de danger grave et imminent, le recours à l'assistance d'un expert, avec mission notamment de procéder à " l'analyse détaillée des situations de travail et des causes des incidents répétés ayant révélé un risque grave pour la santé mentale et physique au travail ".

Le procès-verbal de la réunion du CHSCT du 7 décembre 2017 fait état notamment des constatations suivantes pour justifier le recours à une expertise, à savoir : " L'existence d'un risque grave de souffrance au travail et de risques psychosociaux (RPS) avérés depuis 2014 dans l'établissement " et " l'absence de Plan efficace d'actions de réduction de ces risques ".

Mais encore, il est fait mention d'" un turn-over préoccupant de l'équipe de Direction ces dernières années " et de l'existence de " témoignages auprès des membres du CHSCT laissant à appréhender un état de souffrance actuel des salariés ayant atteint un seuil critique ".

L'[16] objecte que la présomption de faute inexcusable prévue par l'article L. 4131-4 du code du travail ne trouve pas à s'appliquer dans le présent cas d'espèce en l'absence d'un danger grave et imminent porté à la connaissance de l'employeur et en l'absence d'un signalement concernant précisément Monsieur [W] [J].

Il convient de relever que l'article L. 4131-4 du code du travail ne conditionne pas expressément le bénéfice de la présomption de faute inexcusable à l'existence d'un danger grave et imminent, cette condition étant seulement visée de manière formelle par les articles L. 4131-1 et L. 4131-2 du code du travail se rapportant respectivement au droit de retrait des salariés et au droit d'alerte des représentant du personnel.

Il suffit, pour que la présomption de droit énoncée par l'article L. 4131-4 du code du travail s'applique, qu'un lien puisse être établi entre un risque signalé à l'employeur et la matérialisation d'un dommage.

Or, force est de constater qu'en l'espèce, le CHSCT a interpellé l'employeur sur le cas d'un salarié ayant menacé de se suicider et, dans des termes dépourvus de toute équivoque, sur la persistance au sein de l'[10] d'une situation de souffrance au travail affectant l'ensemble des salariés et en particulier les salariés de l'équipe de direction, sujette à " un turn over préoccupant ", équipe de direction dont faisait partie Monsieur [W] [J].

Le tribunal de grande instance de Marseille, saisi par l'employeur contestant la décision du CHSCT de recourir à une expertise, a pris la juste mesure dans sa décision du 2 mars 2018 du signalement adressé à l'employeur par le CHSCT puisqu'il a considéré que " le CHSCT de l'[10] produit des éléments objectifs établissant l'existence d'un niveau élevé de probabilité de survenance d'atteintes significatives à l'intégrité physique et/ou mentale des salariés ".

En l'occurrence, le signalement par le CHSCT d'un risque grave de souffrance au travail au sein de l'[10] s'est matérialisé par le suicide de Monsieur [W] [J], suicide dont il est démontré qu'il résulte d'une dégradation de l'état de santé psychique de Monsieur [W] [J].

Il s'évince en effet du courrier du Docteur [T] en date du 8 juin 2018 et des attestations émanant d'amis du couple et d'anciens salariés de l'[16] que Monsieur [W] [J] présentait avant son suicide des signes d'effondrement psychologiques causés par une charge de travail anormale.

Il est constant que les missions dévolues à Monsieur [W] [J] étaient particulièrement larges puisque ce dernier était tenu aux termes de l'avenant à son contrat de travail du 3 juillet 2017 d'intervenir sur deux sites, " [13] " et " [11] " et devait assumer à la fois les fonctions de chef de service de la scolarité interne et de responsable de l'internat.

Il est d'ailleurs indiqué dans le rapport d'enquête de l'inspection du travail, établi après le suicide de Monsieur [W] [J], sans que cela ne soit contesté par l'employeur, que les missions anciennement dévolues à Monsieur [W] [J] ont été, après le décès de celui-ci, finalement réparties entre 4 salariés différents.

Il résulte de ce qui précède que Madame [C] [M]-[J] est fondée à solliciter le bénéfice de la présomption de faute inexcusable de droit prévue par l'article L. 4131-4 du code du travail. Il convient donc de reconnaître que l'accident dont a été victime Monsieur [W] [J] le 11 juin 2018, et dont il est décédé, est dû à la faute inexcusable de son employeur.

Sur les conséquences de la faute inexcusable

Selon l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, " lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants ".

Sur la majoration de la rente d'ayant droit

L'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale dispose :
" Dans le cas mentionné à l'article précédent, la victime ou ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leur sont dues en vertu du présent livre.
Lorsqu'une indemnité en capital a été attribuée à la victime, le montant de la majoration ne peut dépasser le montant de ladite indemnité.
Lorsqu'une rente a été attribuée à la victime, le montant de la majoration est fixé de telle sorte que la rente majorée allouée à la victime ne puisse excéder, soit la fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de capacité, soit le montant de ce salaire dans le cas d'incapacité totale.
En cas d'accident suivi de mort, le montant de la majoration est fixé sans que le total des rentes et des majorations servies à l'ensemble des ayants droit puisse dépasser le montant du salaire annuel ; lorsque la rente d'un ayant droit cesse d'être due, le montant de la majoration correspondant à la ou aux dernières rentes servies est ajusté de façon à maintenir le montant global des rentes majorées tel qu'il avait été fixé initialement ; dans le cas où le conjoint, le partenaire d'un pacte civil de solidarité ou le concubin survivant recouvre son droit à la rente en application du troisième alinéa de l'article L. 434-9, la majoration dont il bénéficiait est rétablie à son profit ".

En vertu des dispositions précitées, il y a lieu d'ordonner la majoration à son taux maximum de la rente servie à Madame [C] [M]-[J] et à ses enfants, [P] [J] et [E] [J], suivant notification du 27 mars 2019.

Sur l'action successorale

En application de l'article L. 452-3 alinéa 1er du code de la sécurité sociale, "Indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit en vertu de l'article précédent, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation".

Madame [C] [M]-[J] est par conséquent fondée à solliciter l'indemnisation des souffrances morales et physiques endurées par son époux lors de la commission de l'acte suicidaire.

En l'espèce, Monsieur [W] [J] s'est jeté du haut de l'immeuble [Adresse 12] à [Localité 15] et a écrit ses adieux avant de se jeter dans le vide. Même s'il est certainement décédé très rapidement après s'être jeté dans le vide, il n'est pas contestable qu'il endurait des souffrances physiques ainsi qu'une immense souffrance morale liée à la conscience de sa mort imminente, comme en témoignent les écrits retrouvés, étant précisé qu'il était âgé de 50 ans, marié depuis 13 ans, et père de deux jeunes garçons de 11 ans et presque 8 ans.

Ce préjudice sera justement indemnisé par le versement d'une somme de 30.000€, la victime ayant eu conscience de sa mort imminente.

Sur l'indemnisation du préjudice moral des ayants droit

L'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale dispose : " De même, en cas d'accident suivi de mort, les ayants droit de la victime mentionnés aux articles L. 434-7 et suivants ainsi que les ascendants et descendants qui n'ont pas droit à une rente en vertu desdits articles, peuvent demander à l'employeur réparation du préjudice moral devant la juridiction précitée.
La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur ".

Monsieur [W] [J] est décédé à l'âge de 50 ans.

Les époux [J] ont été mariés pendant 13 années et ont eu deux enfants respectivement âgés de 11 ans et 8 ans au jour du suicide de Monsieur [W] [J].

Le décès de Monsieur [W] [J], survenu de façon soudaine dans des circonstances dramatiques, a nécessairement causé un préjudice moral important à sa conjointe et à ses enfants.

Le préjudice moral de Madame [C] [M]-[J] sera justement indemnisé par le versement d'une somme de 45.000 €.

Le préjudice moral de chacun des enfants de Monsieur [W] [J] sera justement indemnisé par le versement d'une somme de 30.000 €.

Sur l'action récursoire de la CPCAM des Bouches-du-Rhôneà l'encontre de l'[16]

En application des dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la caisse est habilitée dans le cadre de son action récursoire à récupérer auprès de l'employeur les sommes dont elle est tenue de faire l'avance au titre de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur.

La CPCAM des Bouches-du-Rhône demande au tribunal sur le fondement des dispositions précitées que l'[16] soit condamné à lui rembourser la totalité des sommes dont elle est tenue de faire aux victimes de la faute inexcusable.

L'[16] conclut au débouté de la demande de la CPCAM des Bouches-du Rhône au motif que la CPCAM des Bouches-du Rhône a par une première décision du 6 septembre 2018 refusé de reconnaître le caractère professionnel de l'accident avant de reconnaître par une décision du 30 janvier 2019 le suicide de Monsieur [W] [J] comme étant un accident du travail.

L'[16] soutient qu'en vertu du principe d'indépendance des rapports, le refus initial de la caisse de reconnaître le caractère professionnel de l'accident lui est définitivement acquis et qu'en conséquence, la CPCAM des Bouches-du Rhône est mal fondée à exercer à son encontre une action récursoire au titre de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale.

Ce moyen sera rejeté en l'état de la jurisprudence de la Cour de cassation laquelle a confirmé dans un arrêt du 29 février 2024 (Cass. civ, 29 février 2024, pourvoi n°22-13.228) rendu par la seconde chambre civile que la caisse bénéficie d'une action récursoire à l'encontre de l'employeur nonobstant l'inopposabilité de la décision de prise en charge de l'accident du travail.

Il s'ensuit que la CPCAM des Bouches-du-Rhône sera habilitée en application de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale à récupérer auprès de l'[16] les sommes dont elle aura fait l'avance aux victimes en indemnisation des préjudices consécutifs à la faute inexcusable de l'employeur.

Sur les demandes accessoires

En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, l'[16], qui succombe dans ses prétentions, sera condamné aux entiers dépens.

Il y a lieu de condamner l'[16] à payer aux consorts [J] la somme de 3.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Sur l'exécution provisoire et l'opposabilité du jugement

Compte-tenu de l'ancienneté des faits et des circonstances de l'espèce, il y a lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision.

Le présent jugement sera déclaré opposable à la société d'assurance [14].

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant après débats publics, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et en premier ressort :

DÉCLARE recevables et non prescrites les demandes formées par Madame [C] [M]-[J], agissant tant en son nom personnel qu'en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, [P] [J] et [E] [J] ;

DIT que l'accident dont a été victime Monsieur [W] [J] le 11 juin 2018, et dont il est décédé, est dû à la faute inexcusable de son employeur, l'Institut [16] ;

ORDONNE la majoration de la rente servie à Madame [C] [M]-[J] et à ses fils mineurs, [P] [J] et [E] [J], à son taux maximum ;

FIXE l'indemnisation des souffrances physiques et morales Monsieur [W] [J] à la somme de 30.000 €, laquelle sera versée directement par la CPCAM des Bouches-du-Rhône à la succession de [W] [J] ;

FIXE l'indemnisation des préjudices moraux des ayants droit comme suit :
[C] [M]-[J] (conjointe) : 45.000 € ;[P] [J] (enfant mineur) : 30.000 € ;[E] [J] (enfant mineur) : 30.000 € ;
DIT que ces sommes seront directement versées par la CPCAM des Bouches-du-Rhône à Madame [C] [M]-[J], agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de ses enfants mineurs;

DIT que la CPCAM des Bouches-du-Rhône récupèrera auprès de l'Institut [16] les sommes dont elle est tenue de faire l'avance à raison de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur;

CONDAMNE l'Institut [16] à verser à Madame [C] [M]-[J], agissant en son nom personnel et es qualité de ses enfants mineurs, la somme totale de 3.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

DÉCLARE opposable la présente décision à la société d'assurance [14] ;

ORDONNE l'exécution provisoire ;

CONDAMNE l'Institut [16] aux dépens ;

DIT que tout appel du présent jugement doit, à peine de forclusion, être formé dans le mois suivant la réception de sa notification.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Marseille
Formation : Gnal sec soc: cpam
Numéro d'arrêt : 21/00366
Date de la décision : 12/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 18/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-12;21.00366 ?
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