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16/04/2024 | FRANCE | N°19/04259

France | France, Tribunal judiciaire de Marseille, Gnal sec soc: cpam, 16 avril 2024, 19/04259


REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 6]
[Adresse 6]
[Localité 2]


JUGEMENT N°24/01662 du 16 Avril 2024

Numéro de recours: N° RG 19/04259 - N° Portalis DBW3-W-B7D-WO65

AFFAIRE :
DEMANDEUR
Monsieur [W] [S]
né le 25 Juin 1974 à [Localité 10] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 1]
représenté par Me Alban BORGEL, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par
Me Juliette OBERTI, avocat au barreau de MARSEILLE

c/ DEFENDERESSE
S.A. [7]
[Adresse 9]

[Adresse 9]
[Localité 5]
représentée par Me Denis FERRE, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par
Me Myriam BENDAFI, avocat au barreau ...

REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 6]
[Adresse 6]
[Localité 2]

JUGEMENT N°24/01662 du 16 Avril 2024

Numéro de recours: N° RG 19/04259 - N° Portalis DBW3-W-B7D-WO65

AFFAIRE :
DEMANDEUR
Monsieur [W] [S]
né le 25 Juin 1974 à [Localité 10] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 1]
représenté par Me Alban BORGEL, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par
Me Juliette OBERTI, avocat au barreau de MARSEILLE

c/ DEFENDERESSE
S.A. [7]
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 5]
représentée par Me Denis FERRE, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par
Me Myriam BENDAFI, avocat au barreau de MARSEILLE

Appelée en la cause:
Organisme CPCAM DES BOUCHES-DU-RHONE
[Localité 3]
dispensée de comparaître

DÉBATS : À l'audience publique du 07 Février 2024

COMPOSITION DU TRIBUNAL lors des débats et du délibéré :

Président : PASCAL Florent, Vice-Président

Assesseurs : LARGILLIER Bernard
MITIC Sonia

L’agent du greffe lors des débats : [G] [Y]

À l'issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 16 Avril 2024

NATURE DU JUGEMENT

contradictoire et en premier ressort
EXPOSÉ DU LITIGE

Monsieur [W] [S] a été embauché par la société anonyme à directoire et conseil de surveillance dénommée [7] (ci-après la société [7]), située sur la commune d'[Localité 5], en tant que manœuvre puis ouvrier qualifié, par contrat de travail à durée indéterminée en date du 8 décembre 1997.

Le 9 juin 2016 à 15h15, il a été victime d'un accident du travail ainsi décrit par la déclaration d'accident du travail établie par son employeur le 13 juin 2016 : "En manipulant une scie circulaire, le salarié s'est entaillé les doigts de la main droite ".

Monsieur [W] [S] a été transporté au service des urgences de l'hôpital de [8]. Le certificat médical initial établi le 16 juin 2016 par le Professeur [P] mentionne : " plaie de la main droite (2°- 3°- 4°- 5° doigts) opérée. Poses de broches ".

Par décision en date du 29 juin 2016, la caisse primaire centrale d'assurance maladie (ci-après la CPCAM) des Bouches-du-Rhône a notifié à Monsieur [W] [S] la prise en charge de ses lésions au titre de la législation sur les risques professionnels.

Par décision en date du 15 septembre 2017, la caisse lui a également notifié que son état de santé en rapport avec l'accident du 9 juin 2016 était déclaré consolidé à la date du 13 juillet 2017 après avis du service médical. Son taux d'incapacité permanente partielle a par ailleurs été fixé à 19 %, et il s'est vu attribuer une rente annuelle d'un montant de 3.529,86 euros à compter du 14 juillet 2017.

La maison départementale des personnes handicapées des Bouches-du-Rhône a reconnu à Monsieur [W] [S] la qualité de travailleur handicapé à compter du 1er avril 2019.

Monsieur [W] [S] a introduit devant ce tribunal un recours le 6 juin 2019 afin de voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur, la société [7], comme étant à l'origine de l'accident du travail dont il a été victime le 9 juin 2016.

Par jugement mixte en date du 19 octobre 2022, la juridiction a reconnu que l'accident du travail du 9 juin 2016 est dû à la faute inexcusable de la société [7]. Le tribunal a en outre fixé la rente servie à Monsieur [W] [S] à son taux maximum, fixé à la somme de 7.000 euros le montant de la provision, et ordonné une expertise médicale aux fins de déterminer et d'évaluer les préjudices personnels de Monsieur [W] [S].

Le Docteur [J], désigné en qualité d'expert, a adressé au tribunal un premier rapport d'expertise le 16 janvier 2023, puis un second le 23 février 2023, après avoir répondu aux dires du conseil de Monsieur [W] [S].

Lors de l'audience du 26 juin 2023, Monsieur [W] [S] a contesté la régularité du rapport du Docteur [J], et sollicité la mise en œuvre d'une nouvelle expertise, ainsi que l'allocation d'une provision complémentaire de 20.000 euros.

Par jugement du 11 septembre 2023, le tribunal a rejeté l'intégralité des demandes du requérant et renvoyé le dossier à l'audience de plaidoirie du 7 février 2024, à laquelle il a été retenu.

Par voie de conclusions déposées par son conseil lors de l'audience, Monsieur [W] [S] demande au tribunal de :
condamner la société [7] à lui payer les sommes de :14.400 euros au titre du besoin en tierce personne temporaire ;960 euros au titre des frais d'assistance à expertise médico-légale ;22.637,50 euros au titre des frais de véhicule adapté ;6.610 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire ;2.500 euros au titre du préjudice esthétique temporaire ;20.000 euros au titre des souffrances endurées ;107.548,91 euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;10.000 euros au titre du préjudice d'agrément ;6.000 euros au titre du préjudice esthétique permanent ;10.000 euros au titre du préjudice sexuel ;50.000 euros au titre de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle ;soit un total de 250.656,41 euros en réparation des préjudices subis des suites de l'accident du travail dont il a été victime le 9 juin 2016 et non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ;
juger que la provision de 7.000 euros versée en application du jugement rendu en date du 19 octobre 2022 sera déduite ;condamner la société [7] à lui payer la somme de 5.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;juger que ces sommes seront versées directement par la CPCAM des Bouches-du-Rhône ;condamner la société [7] aux entiers dépens ;ordonner l'exécution provisoire du présent jugement.
Par voie de conclusions déposées lors de l'audience par son conseil, la société [7] demande au tribunal de :
débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre de l'assistance tierce personne, subsidiairement juger que la somme de 349,20 euros bruts est satisfactoire ;juger que la somme de 720 euros au titre des frais d'assistance à expertise médico-légale est satisfactoire ;débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre des frais de véhicule adapté ;juger que la somme de 1.740 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire total est satisfactoire ;juger que la somme de 1.565 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire partiel est satisfactoire ;débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre du préjudice esthétique temporaire ;juger que la somme de 8.000 euros au titre des souffrances physiques et morales endurées est satisfactoire ;juger que la somme de 24.300 euros au titre du déficit fonctionnel permanent est satisfactoire ;débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre du préjudice d'agrément ;juger que la somme de 4.000 euros au titre du préjudice esthétique permanent est satisfactoire ;débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre du préjudice sexuel ;débouter Monsieur [W] [S] de sa demande au titre de la perte ou la diminution des possibilités de promotion professionnelle ;juger que, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, la CPCAM des Bouches-du-Rhône sera tenue de faire l'avance des condamnations ;déduire la provision d'un montant de 7.000 euros versée ;débouter Monsieur [W] [S] du reste de ses demandes.
Dispensée de comparaître, la CPCAM des Bouches-du-Rhône indique, aux termes de ses écritures, qu'elle s'en rapporte à droit sur l'évaluation des préjudices subis par Monsieur [W] [S] et demande au tribunal de rappeler que la société [7] a été condamnée à lui rembourser les sommes dont elle sera tenue de faire l'avance par jugement du 19 octobre 2022.

En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions déposées par les parties à l'audience pour un exposé plus ample de leurs moyens et prétentions.

L'affaire a été mise en délibéré au 16 avril 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur l'indemnisation des préjudices

Conformément à l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants.

En vertu des dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, telles qu'interprétées par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément, du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle, ainsi que de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV dudit code.

***

En l'espèce, Monsieur [W] [S] a été victime, le 9 juin 2016, d'un accident du travail au cours duquel, en utilisant une scie circulaire, il s'est blessé à la main droite.
Le bilan lésionnel fait état de plaies aux doigts D2, D3, D4, D5, et une fracture ouverte de D5.
Il a subi de nombreux actes médicaux, dont un cross finger entre le troisième et le quatrième doigt de la main droite qui a été sevré le 13 juin 2016, et des broches, qui ont été retirées le 3 août 2016.

L'état de santé de santé de Monsieur [W] [S] a été déclaré consolidé le 13 juillet 2017, soit plus de treize mois après l'accident.

À ce jour, il demeure atteint d'un déficit fonctionnel des articulations métacarpo-phalangiennes de D2 et D4, des articulations inter phalangiennes distales de D2 et D3, une ankylose complète de l'inter phalangienne de D4 et D5, et un raccourcissement de D5 avec persistance unguéale.

La caisse a fixé son taux d'incapacité permanente partielle à 19 %, et la MDPH lui a reconnu la qualité de travailleur handicapé du 1er avril 2019 au 31 mars 2024.

Compte-tenu du rapport d'expertise du Docteur [J], dans sa version postérieure aux observations des parties, et de la situation de Monsieur [W] [S], droitier, âgé de 42 ans lors de l'accident et de 49 ans au jour du présent jugement, il y a lieu d'évaluer ses préjudices comme suit :

Sur les préjudices temporaires

Sur le déficit fonctionnel temporaire

Le déficit fonctionnel temporaire inclut, pour la période antérieure à la consolidation, la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant les suites de l'accident. L'évaluation des troubles dans les conditions d'existence tient compte de la durée de l'incapacité, du taux de cette incapacité, et des conditions de vie de la victime.

Monsieur [W] [S] sollicite l'allocation d'une somme mensuelle au moins égale à 1.200 euros, ce qui correspond à une base journalière de 40 euros.

La société [7] demande au tribunal d'indemniser ce poste de préjudice sur une base de 20 euros par jour.

La date de consolidation a été fixée par la CPCAM des Bouches-du-Rhône au 13 juillet 2017.

Il ressort de la lecture du rapport d'expertise que Monsieur [W] [S] a subi une période de déficit fonctionnel temporaire total du 9 juin 2016 au 3 septembre 2016, soit 87 jours correspondant aux périodes d'hospitalisation, et une période de déficit fonctionnel temporaire partiel de 25 %, du 4 septembre 2016 jusqu'à la date de consolidation, soit 313 jours.

Compte-tenu des lésions initiales et des soins nécessaires, Monsieur [W] [S] a subi une gêne dans l'accomplissement des actes de la vie courante et une perte temporaire de qualité de vie qui seront indemnisées sur la base d'un revenu forfaitaire de 28 euros.

Ce poste de préjudice sera par conséquent évalué de la manière suivante :
2.436 euros au titre de la période de déficit fonctionnel temporaire total (87 jours x 28 euros) ;2.191 euros au titre de la période de déficit fonctionnel temporaire partiel de 25 % (313 jours x 28 euros x 0.25) ;soit un total de 4.627 euros.

Il sera donc alloué à Monsieur [W] [S] une somme de 2.436 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire total et 2.191 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire partiel de 25 %.

Sur les souffrances endurées

Il s'agit des douleurs physiques et morales endurées par la victime pendant la maladie traumatique jusqu'à la consolidation, du fait des blessures subies et des traitements institués.

L'indemnisation sollicitée par Monsieur [W] [S] à hauteur de 20.000 euros est contestée par la société [7] qui concède une somme de 8.000 euros.

L'expert évalue ce poste de préjudice à 4/7, ce qui correspond à des souffrances moyennes, compte tenu du nombre d'interventions chirurgicales subies.

Eu égard aux douleurs physiques et morales liées aux circonstances de l'accident et à sa prise en charge, ce poste ce préjudice sera liquidé à la somme de 14.000 euros.

Sur le préjudice esthétique temporaire

Il s'agit du préjudice lié aux éléments de nature à altérer l'apparence physique de la victime avant la consolidation de son état de santé.

Monsieur [W] [S] sollicite une indemnisation de 2.500 euros.

La société [7] fait valoir que l'expert n'a pas retenu ce poste de préjudice, et conclut au débouté de cette demande.

Le tribunal observe en effet que l'expert n'a pas évalué ce poste de préjudice malgré la mission qui lui avait été confiée et les observations qui lui ont été présentées par le conseil de Monsieur [W] [S].

Toutefois, s'il existe un préjudice esthétique permanent, il existe nécessairement un préjudice esthétique temporaire qu'il convient d'indemniser. L'évaluation peut être faite par référence au préjudice esthétique permanent, en tenant compte cependant de son caractère temporaire.

Monsieur [W] [S] produit des photographies de sa main droite contemporaines de l'accident. Elles font apparaître un état cicatriciel important sur la face palmaire des doigts D2, D3, D4, D5. La phalange supérieure de l'auriculaire (D5) a été sectionnée, un bout d'os est visible.

Monsieur [W] [S] a par ailleurs subi des interventions chirurgicales ayant altéré l'apparence de sa main, notamment un parage, un cross finger, une greffe, et la pose de broches. Les photographies produites montrent que les deux broches posées sur les doigts D4 et D5 dépassent de plusieurs millimètres au niveau unguéal.

Dans ces circonstances, ce poste de préjudice sera indemnisé à hauteur de 2.500 euros.

Sur l'assistance tierce-personne

Ce poste de préjudice vise à donner à la victime, dans le cas où cette dernière a besoin du fait de son handicap d'être assistée par une tierce personne, les moyens de financer le coût de cette tierce personne.

L'assistance par une tierce personne ne se limite pas aux seuls besoins vitaux de la victime, mais indemnise sa perte d'autonomie la mettant dans l'obligation de recourir à un tiers pour l'assister dans l'ensemble des actes de la vie quotidienne, y compris, le cas échéant, lors des périodes d'hospitalisation.

Monsieur [W] [S] déplore que l'expert n'ait pas retenu le besoin d'assistance par tierce personne en dépit des difficultés alléguées. Il fait valoir que, du fait de son accident, il n'a pu participer aux besoins du foyer (bricolage, entretien du véhicule, courses) et que ces tâches ont dû être réalisées par ses proches.

Il demande ainsi au tribunal de retenir un besoin d'aide temporaire quotidien par tierce personne de deux heures par jour, du 9 juin 2016 au 13 juillet 2017, et un taux horaire de 18 euros, soit l'allocation de la somme totale de 14.400 euros (2 heures x 18 euros x 400 jours).

La société [7] demande au tribunal de ne pas indemniser ce poste de préjudice conformément à l'avis de l'expert. À défaut, elle demande de retenir un besoin équivalent à 3 heures mensuelles à compter du retour du domicile jusqu'à la date de consolidation, avec un taux horaire correspondant au SMIC, soit la somme totale de 349,2 euros bruts (3 heures x 11,64 euros x 10 mois).

En l'espèce, le rapport d'expertise mentionne que l'assistance par tierce personne n'est pas justifiée après trois mois d'hospitalisation, dont la quasi-totalité a été réalisée en centre de rééducation.

Or, il est constant que Monsieur [W] [S] est droitier, et que les dommages subis à sa main droite, ainsi que les suites opératoires, ont nécessairement entraîné une perte d'autonomie le contraignant à recourir à un tiers pour l'assister dans certains actes de la vie quotidienne.

Monsieur [W] [S] produit un certificat du Docteur [U] indiquant que, compte-tenu de ses lésions, il est cohérent de " retenir trois heures de tierce personne temporaire au-delà du retour à la maison jusqu'à la consolidation et par mois, puis après la consolidation et à titre viager ".

Dans ces conditions, il convient de retenir la nécessité d'une tierce personne pour assister Monsieur [W] [S] selon le volume horaire attesté par le docteur [U], avec un taux horaire de 12 euros.

Il sera par conséquent alloué à Monsieur [W] [S] de ce chef la somme de 360 euros (3 heures x 12 euros x 10 mois) sur l'ensemble de la période ayant justifié l'assistance d'une tierce personne.

Sur les préjudices permanents

Sur le déficit fonctionnel permanent

Par deux arrêts en date du 20 janvier 2023, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a opéré un revirement de jurisprudence en décidant que la rente versée par la caisse de sécurité sociale aux victimes d'accident du travail ou de maladie professionnelle n'indemnise pas leur déficit fonctionnel permanent.

Dès lors que le déficit fonctionnel permanent n'est plus susceptible d'être couvert en tout ou partie par la rente, et donc par le Livre IV du code de sécurité sociale, il peut faire l'objet d'une indemnisation, compte-tenu de la réserve d'interprétation posée par le Conseil constitutionnel le 18 juin 2010 et rappelée ci-dessus, selon les conditions de droit commun.

Le tribunal rappelle à ce titre que le taux d'incapacité permanente fixé par la caisse sert pour la majoration de la rente en application de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale. Le déficit fonctionnel permanent et le taux retenu pour l'évaluer relèvent désormais de l'application du droit commun, étant rappelé que ce poste de préjudice répare les incidences du dommage qui touchent exclusivement la sphère personnelle de la victime.

En effet, au sens de la nomenclature Dintilhac, ce poste de préjudice permet, pour la période postérieure à la consolidation, d'indemniser l'atteinte objective à l'intégrité physique et psychique, mais également les douleurs physiques et psychologiques, ainsi que la perte de qualité de vie et les troubles ressentis dans les conditions d'existence personnelles, familiales et sociales.

L'indemnité réparant le déficit fonctionnel est fixée en multipliant le taux du déficit fonctionnel par une valeur du point. La valeur du point est elle-même fonction du taux retenu par l'expert et de l'âge de la victime à la date de consolidation. Elle est d'autant plus élevée que le taux est plus fort et que l'âge de la victime est plus faible.

En l'espèce, l'expert a retenu un déficit fonctionnel permanent de 12 %, compte-tenu du syndrome algofonctionnel et du retentissement psychologique.

Monsieur [W] [S] étant né le 25 juin 1974, il était âgé de 43 ans à la date de la consolidation.

La jurisprudence constante retient, en l'état de ces éléments, une valeur du point de 2.025 euros.

Il convient dès lors d'évaluer le déficit fonctionnel permanent de Monsieur [W] [S] à la somme de 24.300 euros (2.025 euros x 12).

Sur le préjudice esthétique permanent

Il s'agit du préjudice lié aux éléments de nature à altérer l'apparence physique de la victime après sa consolidation.

Monsieur [W] [S] demande au tribunal de lui accorder à ce titre la somme de 6.000 euros. La société [7] concède une indemnisation à hauteur de 4.000 euros.

L'expert évalue ce poste de préjudice à 2,5/7, ce qui correspond à un préjudice léger à modéré.

Le rapport fait état d'un raccourcissement du 5è doigt avec persistance unguéale ; d'une cicatrice du 3è doigt avec dépigmentation sur 1cm 2 à la face palmaire ; d'une cicatrice très peu visible en zone 1 du 2è et du 3è doigt ; d'une greffe cutanée hyperpigmentée à la jonction de l'inter phalangienne distale du 4è doigt. Il constate en outre que les doigts se referment correctement sur la paume de la main sauf le 4ème dont la pulpe reste soulevée.

Compte-tenu de la rançon cicatricielle, du raccourcissement du 5è doigt, de la raideur des doigts longs et du syndrome algofonctionnel, le préjudice esthétique permanent de Monsieur [W] [S] sera indemnisé à hauteur de 5.000 euros.

Sur le préjudice sexuel

Ce poste de préjudice répare trois types de préjudice de nature sexuelle : le préjudice morphologique lié à l'atteinte aux organes sexuels résultant du dommage subi, le préjudice lié à l'acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l'accomplissement de l'acte sexuel (perte de l'envie ou de la libido, perte de la capacité physique de réaliser l'acte sexuel, perte de la capacité à accéder au plaisir) et le préjudice lié à l'impossibilité ou difficulté à procréer.

L'indemnisation de 10.000 euros sollicitée par Monsieur [W] [S] est contestée par la société [7] qui conclut au débouté de cette demande, faute d'élément probant de ce chef.

Le Docteur [J] retient une perturbation de la sensualité par les caresses, sans gêne à la gymnastique corporelle.

Il conviendra dès lors d'allouer à Monsieur [W] [S] la somme de 500 euros à ce titre.

Sur le préjudice d'agrément

Ce poste de préjudice répare l'impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs. Il répare également les limitations ou les difficultés à poursuivre ces activités.

Pour solliciter une indemnisation de 10.000 euros, Monsieur [W] [S] fait valoir que les diverses activités de loisir (bricolage) et sportives (judo) qu'il pratiquait ont été interrompues depuis son accident.

La société [7] demande au tribunal de ne pas indemniser ce poste de préjudice puisque Monsieur [W] [S] ne justifie pas de la pratique des activités alléguées, et que l'expert n'a reconnu aucune inaptitude.

L'expert retient néanmoins une gêne à la pratique du judo.

Monsieur [W] [S] produit par ailleurs trois attestations concordantes des proches, Monsieur [A] [S], son frère, Monsieur [F] [S], son fils, et Madame [N] [H], son épouse, qui attestent la pratique régulière du bricolage et d'autres activités sportives (vélo, football), ainsi que les difficultés à poursuivre ces activités depuis l'accident.

Par conséquent, il y a lieu de liquider ce poste de préjudice à la somme de 2.000 euros.

Sur la perte ou la diminution des possibilités de promotion professionnelle

La rente majorée servie à la victime d'un accident du travail présente un caractère viager et répare notamment les pertes de gains professionnels, y compris la perte des droits à la retraite, et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation.

L'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale permet néanmoins la réparation du préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle.

Monsieur [W] [S] sollicite l'allocation d'une somme de 50.000 euros à ce titre.

Il fait essentiellement valoir qu'il a toujours exercé des métiers manuels, et que les séquelles de son accident du travail ne lui permettent plus d'exercer pareilles professions. Il ajoute que son état de santé complexifie ses recherches d'emploi et ses capacités d'évolution dans un poste.

Le tribunal observe cependant que, sous couvert d'une demande d'indemnisation de la perte de possibilités de promotion professionnelle, Monsieur [W] [S] sollicite en réalité l'indemnisation d'une incidence professionnelle.

En effet, il appartient à celui qui prétend obtenir réparation au titre de la perte de chance de démontrer la réalité et le sérieux de la chance perdue en établissant que la survenance de l'événement dont il a été privé était certaine avant la survenance du fait dommageable.

Or, en l'espèce, Monsieur [W] [S] n'allègue ni ne justifie d'aucune possibilité concrète et sérieuse de promotion à l'intérieur ou à l'extérieur de l'entreprise.

L'expert retient d'ailleurs une incidence professionnelle et non une perte ou une diminution des possibilités de promotion professionnelle.

Si l'incidence professionnelle des séquelles de l'accident n'est pas contestable, la rente dont Monsieur [W] [S] bénéficie en application de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale indemnise, d'une part, la perte de gain professionnel et l'incidence professionnelle de l'incapacité, et d'autre part, le déficit fonctionnel permanent.

Dès lors, faute de démontrer qu'il a subi un préjudice qui ne serait pas déjà réparé par l'allocation de la rente, la demande d'indemnisation au titre de la perte de chance de promotion professionnelle ne pourra donc qu'être rejetée.

Sur les frais de véhicule adapté

Ce poste de préjudice indemnise les frais qu'occasionne l'adaptation du véhicule aux séquelles que présente la victime afin de lui permettre de poursuivre la conduite automobile dans des conditions satisfaisantes pour elle.

Le rapport d'expertise retient que des frais d'aménagement de véhicule ne sont pas justifiés, puisque le bilan fonctionnel de la main droite permet la conduite et le passage des vitesses d'une boite mécanique.

Il est constant que Monsieur [W] [S] est droitier et conserve des séquelles au niveau de ses articulations métacarpo-phalangiennes et une ankylose de l'inter phalangienne distale de ses doigts D4 et D5, ce qui a nécessairement une incidence sur sa capacité à conduire un véhicule avec une boite manuelle.

Il ressort en outre du certificat du Docteur [U] que, au regard de la latéralité droitière utilisée au changement de vitesse, il est préférable pour Monsieur [W] [S] d'utiliser une boite automatique en réduction des sollicitations manuelles droites dominantes.

Monsieur [W] [S] sollicite l'allocation d'une somme de 2.500 euros correspond au surcoût lié à l'acquisition d'un véhicule adapté, et de 22.637,50 euros correspondant au renouvellement du véhicule adapté tous les cinq ans, en tenant compte du surcoût engendré par son handicap.

Le tribunal observe cependant qu'en l'absence de production d'un devis, le surcoût lié à l'installation d'une boite automatique sur le véhicule de Monsieur [W] [S] n'est pas justifié.

Ce dernier produit un article de presse " auto-plus " comparant le surcoût d'une boite manuelle sur différents types de véhicules.

Ce document n'est pas de nature à justifier le surcoût lié à l'installation d'une boite automatique sur le véhicule de Monsieur [W] [S], si tant est qu'il soit propriétaire d'un véhicule et que ce dernier soit pourvu d'une boite manuelle.

Dans ces conditions, faute de justificatif probant, il conviendra de rejeter la demande d'indemnisation des frais de véhicule adapté.

Sur les frais d'assistance à expertise

Il est admis que les honoraires du médecin-conseil de la victime sont la conséquence de l'accident. La victime a droit au cours de l'expertise à l'assistance d'un médecin dont les honoraires doivent être intégralement remboursés sur production de la note d'honoraire, sauf abus.

En l'espèce, Monsieur [W] [S] a été assistée lors des opérations d'expertise par son médecin-conseil, le Docteur [L] [U]. Ce dernier a établi deux notes d'honoraires :
la première, n°37626 d'un montant de 720 euros concernant l'assistance à expertise ;la seconde, n°39374 d'un montant de 240 euros concernant la rédaction d'un avis de position au conseil sur question complémentaire sur rapport judiciaire.
La société [7] considère que cette seconde facture ne constitue pas une dépense indispensable et ne saurait dès lors être indemnisée.

Le tribunal relève cependant qu'en l'état des carences du premier rapport d'expertise déposé le 16 janvier 2023, Monsieur [W] [S] a, sans abus, formulé des observations pour que l'expert judiciaire se prononce sur l'intégralité des chefs de mission qui lui avaient été confiés.

La rédaction d'un avis de position du médecin-conseil est donc parfaitement justifiée.

Il conviendra, dès lors, d'allouer la somme de 960 euros à Monsieur [W] [S] au titre des frais d'assistance à expertise.

***

L'intégralité des sommes accordées à Monsieur [W] [S] en réparation de ses préjudices seront versées par la CPCAM des Bouches-du-Rhône, laquelle dispose d'une action récursoire à l'encontre de la société [7] conformément au jugement du 19 octobre 2022.

Sur les demandes accessoires

Conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, la société [7], qui succombe, sera condamnée aux dépens.

L'équité commande de condamner la société [7] à verser à Monsieur [W] [S] la somme de 1.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Conformément aux dispositions de l'article R. 142-10-6 du code de la sécurité sociale, et compte-tenu de la nature et de l'ancienneté du litige, il y a lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant par jugement contradictoire et en premier ressort :

FIXE ainsi qu'il suit les sommes accordées à Monsieur [W] [S] en réparation de ses préjudices, qui seront versées par la CPCAM des Bouches-du-Rhône :
2.436 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire total ;2.191 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire partiel de 25 % ;14.000 euros au titre des souffrances endurées ;2.500 euros au titre du préjudice esthétique temporaire ;360 euros au titre de l'assistance tierce personne ;24.300 euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;5.000 euros au titre du préjudice esthétique permanent ;500 euros au titre du préjudice sexuel ;2.000 euros au titre du préjudice d'agrément ;960 euros au titre des frais d'assistance à expertise ;soit un total au titre de l'indemnisation de l'ensemble des préjudices de 54.247 euros, dont à déduire la provision versée d'un montant de 7.000 euros ;

RAPPELLE que la CPCAM des Bouches-du-Rhône dispose d'une action récursoire pour récupérer cette somme auprès de la société [7] ;

DÉBOUTE Monsieur [W] [S] de ses demandes d'indemnisation au titre de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle, et des frais de véhicule adapté ;

CONDAMNE la société [7] à payer à Monsieur [W] [S] la somme de 1.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société [7] aux dépens de l'instance ;

DÉBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

ORDONNE l'exécution provisoire du présent jugement ;

DIT que tout appel de la présente décision doit, à peine de forclusion, être formé dans le délai d'un mois suivant la réception de sa notification.

Ainsi jugé et prononcé par mise à disposition au greffe le 16 avril 2024.

LA GREFFIÈRELE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Marseille
Formation : Gnal sec soc: cpam
Numéro d'arrêt : 19/04259
Date de la décision : 16/04/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 23/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-04-16;19.04259 ?
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