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16/04/2024 | FRANCE | N°15/01794

France | France, Tribunal judiciaire de Marseille, Gnal sec soc: cpam, 16 avril 2024, 15/01794


REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 20]
[Adresse 20]
[Localité 4]


JUGEMENT N°24/01661 du 16 Avril 2024

Numéro de recours: N° RG 15/01794 - N° Portalis DBW3-W-B67-WAKG

AFFAIRE :
DEMANDEURS
Madame [K] [D] veuve [P]
née le 10 Juillet 1962 à [Localité 22] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 21]
[Adresse 21]
[Localité 3]
représentée par Me François LAFFORGE, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [W] [P]
né le 10 Juin 1985 à [Localité 22] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 10]

[Localité 2]
représenté par Me François LAFFORGE, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [B] [P]
né le 20 Octobre 2000 à [Localité 22] (BOUCHE...

REPUBLIQUE FRANCAISE
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE

POLE SOCIAL
[Adresse 20]
[Adresse 20]
[Localité 4]

JUGEMENT N°24/01661 du 16 Avril 2024

Numéro de recours: N° RG 15/01794 - N° Portalis DBW3-W-B67-WAKG

AFFAIRE :
DEMANDEURS
Madame [K] [D] veuve [P]
née le 10 Juillet 1962 à [Localité 22] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 21]
[Adresse 21]
[Localité 3]
représentée par Me François LAFFORGE, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [W] [P]
né le 10 Juin 1985 à [Localité 22] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 10]
[Localité 2]
représenté par Me François LAFFORGE, avocat au barreau de PARIS

Monsieur [B] [P]
né le 20 Octobre 2000 à [Localité 22] (BOUCHES-DU-RHONE)
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Me François LAFFORGE, avocat au barreau de PARIS

c/ DEFENDERESSE
S.A. [27]
[Adresse 6]
CS 80001
[Localité 17]
représentée par Me Alain DE ANGELIS, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Anna SARRAILH, avocat au barreau de MARSEILLE

Appelées en la cause:
S.A. [25]
[Adresse 8]
[Localité 16]
représentée par Me Alain DE ANGELIS, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Anna SARRAILH, avocat au barreau de MARSEILLE

S.A. [18]
[Adresse 9]
[Localité 15]
représentée par Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat au barreau de LYON substitué par Me Quentin BOCQUET, avocat au barreau de LYON

Organisme CPR SNCF
[Adresse 7]
[Localité 5]
dispensée de comparaître

S.C.P. [N] prise en la personne de Maître Patrick CANET, liquidateur judiciaire de la société [24]
[Adresse 11]
[Localité 13]
représentée par Me Valérie PLANEIX, avocat au barreau de PARIS

S.E.L.A.F.A. [23] aux droits de laquelle se trouve la SELARL [19] prise en la personne de Maître [C] [X], liquidateur judiciaire de la société [24]
[Adresse 12]
[Localité 14]
représentée par Me Valérie PLANEIX, avocat au barreau de PARIS

DÉBATS : À l'audience publique du 07 Février 2024

COMPOSITION DU TRIBUNAL lors des débats et du délibéré :

Président : PASCAL Florent, Vice-Président

Assesseurs : LARGILLIER Bernard
MITIC Sonia

L’agent du greffe lors des débats : [M] [R]

À l'issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 16 Avril 2024

NATURE DU JUGEMENT

contradictoire et en premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Monsieur [A] [P] a été employé par la [25] (ci-après la [25]) du 21 juin 1982 au 25 juin 2010 en qualité d'agent technique d'entretien des voies.

Le 29 novembre 2013, une scintigraphie osseuse a révélé le caractère métastatique au niveau du rachis lombaire et vertébral de son carcinome épidermoïde pulmonaire (cancer bronchique).

Un certificat médical initial a été établi le 27 janvier 2014 et transmis à la caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF (ci-après la CPR SNCF), laquelle a instruit la demande de reconnaissance de maladie professionnelle au titre du tableau n° 16 bis relatif aux " affections cancéreuses provoquées par les goudrons de houille, les huiles de houille, les brais de houille et les suies de combustion du charbon ".

Monsieur [A] [P] est décédé le 30 mars 2014 des suites de sa maladie.

Par courrier du 24 juin 2014, la CPR SNCF a informé Madame [K] [D] veuve [P] que le décès son époux était imputable à sa maladie professionnelle du 27 janvier 2014.

Le 3 juillet 2014, la CPR SNCF a notifié à Madame [K] [P] l'attribution d'une rente d'ayant droit.

Madame [K] [P] a saisi la [25] d'une demande de conciliation dans le cadre de la procédure en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur concernant le décès de son époux.

Le 16 décembre 2014, la [25] a refusé de reconnaître sa faute inexcusable, considérant qu'elle avait pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la santé et la sécurité de Monsieur [A] [P].

Par courrier recommandé expédié le 16 février 2015, Madame [K] [P], agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de son enfant mineur Monsieur [B] [P], et Monsieur [W] [P] ont, par la voie de leur conseil, saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale des Bouches-du-Rhône aux fins de voir reconnaître que la maladie professionnelle dont était atteint Monsieur [A] [P] est imputable à la faute inexcusable de son employeur, la [25] et la [27].

Par jugement du 9 novembre 2018, le tribunal des affaires de sécurité sociale des Bouches-du-Rhône a mis hors de cause la [25] devenue [26], et désigné le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (ci-après le CRRMP) de Marseille avec pour mission de dire si l'affection dont était atteint Monsieur [A] [P] a été " essentiellement et directement " causée par son activité professionnelle, et s'il existe un lien entre la maladie professionnelle déclarée et le décès de Monsieur [A] [P] survenu le 30 mars 2014.

Les consorts [P] ont saisi le pôle social du tribunal de grande instance de Marseille, ayant remplacé le tribunal des affaires de sécurité sociale des Bouches-du-Rhône en vertu de la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, d'une requête aux fins de restriction de la mission confiée au CRRMP.

Par jugement du 3 mai 2019, ce tribunal a modifié la mission confiée au CRRMP de Marseille et dit qu'il aura pour mission de dire si l'affection dont était atteint Monsieur [A] [P] a été directement causée par son activité professionnelle habituelle et s'il existe un lien entre la maladie professionnelle et le décès de Monsieur [A] [P] survenu le 30 mars 2014.

Le CRRMP de la région Marseille PACA-Corse a retenu, dans son avis du 25 novembre 2022, l'existence d'un lien direct entre la pathologie de Monsieur [A] [P] et son activité professionnelle, ainsi qu'un lien direct entre ladite maladie et le décès de Monsieur [A] [P].

L'affaire a fait l'objet d'une mise en état devant la juridiction saisie, devenue pôle social du tribunal judiciaire de Marseille, et une ordonnance de clôture a été rendue le 24 janvier 2024.

À l'audience de plaidoirie du 7 février 2024, Madame [K] [P], Monsieur [W] [P] et Monsieur [B] [P], agissant tant en leur nom propre qu'en leur qualité d'ayants droit de Monsieur [A] [P], représentés par leur conseil, demandent au tribunal de :
Déclarer leur action recevable ;Juger que la maladie professionnelle dont est décédé Monsieur [A] [P] est la conséquence de la faute inexcusable de son employeur, la [25] devenue [27], et en conséquence :À titre principal, leur allouer le bénéfice de l'indemnité forfaitaire prévue à l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ;Majorer au taux maximum légal la rente d'ayant droit servie à Madame [K] [P] ;Fixer l'indemnisation des préjudices complémentaires selon les modalités suivantes :Au titre de l'action successorale :
Réparation des souffrances physiques : 120.000 euros ;Réparation des souffrances morales : 120.000 euros ;Réparation du préjudice d'agrément : 120.000 euros ;Au titre du préjudice moral personnel des ayants droit :
Préjudice moral de Madame [K] [P] :120.000 euros ;Préjudice moral de Monsieur [W] [P] : 120.000 euros ;Préjudice moral de Monsieur [B] [P] : 120.000 euros :À titre subsidiaire, si le tribunal ne s'estime pas assez informé, ordonner une expertise médicale afin de déterminer si Monsieur [A] [P] était atteint d'un taux d'incapacité de 100% justifiant l'allocation de l'indemnité forfaitaire ;En tout état de cause, condamner la [25] à payer à chacun d'eux une somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;Ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir.La [25] et la SA [27], représentée par leur conseil soutenant oralement leurs conclusions, demandent au tribunal de :
À titre liminaire, prononcer la mise hors de cause de la [25] ;Juger recevable et bien fondée l'intervention volontaire de la [27] en application de la loi n°2014-873 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire dès lors que la [27] est propriétaire du domaine public ferroviaire et est en charge de son entretien ;À titre principal, juger que les consorts [P] ne rapportent pas la preuve du caractère professionnel de la maladie contractée par feu Monsieur [A] [P] ;Juger que les consorts [P] ne rapportent pas la preuve de la commission d'une faute inexcusable de l'employeur de feu Monsieur [A] [P] ;Juger en conséquence que la [27] ainsi, a fortiori, que la [25] n'ont pas commis de faute inexcusable à l'origine de la maladie dont a été victime feu Monsieur [A] [P] ;Débouter les consorts [P] de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions, tant en leur nom personnel qu'en leur qualité d'ayants droit de feu Monsieur [A] [P] ;Juger que seules les sociétés [24] et [18] ont la qualité de gardiennes des substances polluantes à l'origine de la pathologie diagnostiquée chez feu Monsieur [A] [P] ;Juger les sociétés [24] et [18] entièrement responsables du préjudice allégué par les consorts [P] à la suite de la maladie contractée par feu Monsieur [A] [P] ;À titre subsidiaire, juger que le montant de la majoration de la rente sera fixé sans que le total des rentes et des majorations services à l'ensemble des ayants droit puisse dépasser le montant du salaire annuel de la victime, conformément à l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale ;Juger que l'indemnité forfaitaire applicable en cas d'incapacité permanente de 100 % visée à l'alinéa 1er de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale n'est pas applicable au cas d'espèce ;Juger que les consorts [P] ne démontrent pas l'existence d'un motif légitime au prononcé d'une mesure d'expertise judiciaire au contradictoire de [27] ;Débouter en conséquence les consorts [P] de leurs demandes de ce chef ;Juger que la [27] formule ses plus expresses protestations et réserves sur la mesure d'expertise sollicitée ;Juger que la mesure d'expertise judiciaire sollicitée se déroulera aux frais avancés du demandeur ;Juger le présent jugement commun et opposable aux sociétés [24] et [18] ;À titre très subsidiaire, juger que l'existence et l'étendue des préjudices extrapatrimoniaux subis par feu Monsieur [A] [P] ne sont pas établis ;Débouter en conséquence l'intégralité des demandes formées à l'encontre de la [25] et/ou de la [27] ;Juger que la [27] formule ses plus expresses protestations et réserves sur la mesure d'expertise sollicitée ;Juger que la mesure d'expertise judiciaire sollicitée se déroulera aux frais avancés du demandeur ;Juger que l'étendue des préjudices moraux invoqués par les ayants droit de feu Monsieur [A] [P] n'est pas démontrée ;Débouter en conséquence les consorts [P] de leurs demandes au titre de ce chef de préjudice ;À titre infiniment subsidiaire, juger que le préjudice moral de Madame [K] [P] ne saurait excéder la somme de 30.000 euros, conformément au recueil méthodologique d'évaluation des préjudices des victimes établi par les cours d'appel ;Juger que le préjudice moral de Monsieur [B] [P] ne saurait excéder la somme de 30.000 euros, conformément au recueil méthodologique d'évaluation des préjudices des victimes établi par les cours d'appel ;Juger que Monsieur [W] [P] ne vit plus au domicile familial ;Juger en conséquence que le préjudice moral de Monsieur [W] [P] ne saurait excéder la somme de 15.000 euros, conformément au recueil méthodologique d'évaluation des préjudices des victimes établi par les cours d'appel ;En tout état de cause, condamner tout succombant à verser à la [27] la somme de 3.500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par voie de conclusions oralement soutenues par son conseil, la SA [18] sollicite, à titre principal, sa mise hors de cause et la condamnation de la [25] et de la [27] à lui payer la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
À titre subsidiaire, elle demande au tribunal de constater qu'elle s'en remet à justice sur le caractère professionnel de la pathologie à l'origine du décès de Monsieur [A] [P], et de juger que la maladie et le décès de Monsieur [A] [P] sont liés à une exposition professionnelle aux hydrocarbures aromatiques polycycliques au sein de la société [25] et/ou [27].

La SCP [N], prise en la personne de Maître [V] [N], et la SELARL [19], prise en la personne de Maître [C] [X], ès-qualité de liquidateurs judiciaires de la SA [24], demandent au tribunal de recevoir leur intervention volontaire principale et, y faisant droit, de déclarer la société [27] irrecevable en ses demandes à leur encontre, faute de déclaration de créance au passif de la liquidation judiciaire de la société [24]. En tout état de cause, ils demandent au tribunal de condamner la société [27] à leur verser la somme de 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

La CPR SNCF, dispensée de comparution à l'audience, a indiqué par courriel du 7 février 2024 qu'elle s'en remet à justice quant à la reconnaissance de la faute inexcusable.

En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions déposées par les parties à l'audience pour un exposé plus ample de leurs moyens et prétentions.

L'affaire a été mise en délibéré au 16 avril 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la recevabilité de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur

La prescription de l'action introduite par les consorts [P] n'étant pas contestée, il y aura lieu de déclarer leur recours recevable.

Sur l'intervention volontaire de la [27] et la mise hors de cause de la [25]

La [27] s'étant substituée à la [25] pour tous les droits et obligations du gestionnaire de l'infrastructure du réseau ferroviaire, il conviendra d'accueillir l'intervention volontaire de la [27] et de mettre la [25] hors de cause.

Sur la mise hors de cause de la société [18] et de la société [24]

Au visa de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, la jurisprudence constante considère que l'action en reconnaissance d'une faute inexcusable ne peut être intentée que contre la société dont la victime est le salarié, quel que soit l'auteur de la faute.

La société [18] n'ayant jamais été l'employeur de Monsieur [A] [P], elle sera mise hors de cause.

Il en va de même pour la société [24], dont la mise hors de cause sera prononcée d'office.

Sur le caractère professionnel de la maladie

Il est constant que la reconnaissance de la faute inexcusable suppose d'établir l'existence d'une maladie professionnelle et que, à l'occasion de l'action en reconnaissance de sa faute inexcusable engagée par la victime, l'employeur est recevable à contester le caractère professionnel de l'accident ou de la maladie.

Selon l'article L. 461-1 du code de la sécurité sociale, est présumée d'origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau.
Si une ou plusieurs conditions tenant au délai de prise en charge, à la durée d'exposition ou à la liste limitative des travaux ne sont pas remplies, la maladie telle qu'elle est désignée dans un tableau de maladies professionnelles peut être reconnue d'origine professionnelle lorsqu'il est établi qu'elle est directement causée par le travail habituel de la victime.
Peut être également reconnue d'origine professionnelle une maladie caractérisée non désignée dans un tableau de maladies professionnelles lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu'elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente d'un taux évalué dans les conditions mentionnées à l'article L. 434-2 et au moins égal à un pourcentage déterminé.

La [27] conteste le caractère professionnel de la maladie en soutenant qu'il n'est pas démontré que Monsieur [A] [P] a été exposé à des agents cancérogènes dans le cadre de son activité professionnelle. Elle considère qu'en l'absence d'élément justifiant de la classification de sa maladie, de la fréquence de son exposition et de la nature des travaux réalisés, sa maladie ne saurait être qualifiée de professionnelle.

En l'espèce, la maladie de Monsieur [A] [P] a été prise en charge au titre du tableau n° 16 bis des maladies professionnelles.

Ce tableau concerne les affections cancéreuses provoquées par les goudrons de houille, les huiles de houille, les brais de houille et les suies de combustion du charbon.

La houille est une roche carbonée sédimentaire correspondant à une qualité spécifique de charbon. La distillation de cette roche à haute température permet d'obtenir de la créosote.

La créosote, essentiellement composée d'hydrocarbures polycycliques aromatiques, est utilisée pour le traitement du bois (antifongique, antimousse et insecticide), en particulier sur les traverses de chemin de fer.

Monsieur [A] [P] était chargé de l'entretien des voies ferroviaires, notamment de leur renouvellement et de leur régénération. Il travaillait donc au contact des traverses de chemin de fer traitées à la créosote, ce que ne conteste pas la [27].

Les consorts [P] produisent deux attestations concordantes d'anciens collègues de travail de Monsieur [A] [P] - Monsieur [I] [T] et Monsieur [G] [H] - indiquant qu'ils ont travaillé, ensemble, dans des tunnels au sein desquels se trouvaient des agents toxiques tels que la créosote.

Dans son avis du 25 novembre 2022, le CRRMP de la région Marseille PACA-Corse retient également l'existence d'une exposition aux hydrocarbures polycycliques aromatiques.

Par ailleurs, le tableau n° 16 bis des maladies professionnelles désigne la maladie " cancer bronchopulmonaire primitif ".

Le certificat médical initial du 27 janvier 2014 fait état d'un cancer bronchique métastatique.

Si ce certificat ne fait pas mention du caractère primitif de la maladie, il ressort néanmoins de la scintigraphie osseuse du 29 novembre 2013, révélant une " extension de la lésion pulmonaire ", et du certificat de décès dressé par le Docteur [O], que le cancer bronchique évoqué dans le certificat médical initial présente bien un caractère primitif, et qu'il a ensuite proliféré.

Il en résulte que la maladie visée dans le certificat du 27 janvier 2014 est un cancer bronchopulmonaire primitif, tel que désigné dans le tableau n° 16 bis des maladies professionnelles.

Les moyens de la [27] relatifs à la durée d'exposition et à la liste des travaux effectués sont inopérants puisque, en application de l'article L. 461-1 précité, l'absence d'une ou plusieurs conditions figurant dans un tableau de maladie professionnelle n'empêche pas la reconnaissance de l'origine professionnelle de la maladie, dès lors qu'il est établi qu'elle est directement causée par le travail habituel de la victime.

Le lien direct s'entend de l'exposition constante et habituelle au risque qui a causé la maladie.

Au cas présent, le CRRMP de la région Marseille PACA-Corse a retenu l'existence d'un lien direct entre la pathologie de Monsieur [A] [P] et son activité professionnelle.

La [27] ne conteste pas que, dans le cadre de ses fonctions d'agent technique d'entretien des voies, Monsieur [A] [P] a été exposé de manière habituelle et constante à la créosote, substance notoirement cancérogène et utilisée pour le traitement des traverses de chemins de fer.

Les attestations de Messieurs [I] [T] et [G] [H] précitées confirment que Monsieur [A] [P] a travaillé sur des chantiers, dans des tunnels pollués par des agents toxiques tels que la créosote, pouvant durer d'une semaine à six mois, et ce pendant trente ans.

L'ensemble de ces éléments démontre que Monsieur [A] [P] était atteint d'une maladie - un cancer bronchopulmonaire primitif - désignée dans un tableau des maladies professionnelles - le tableau n° 16 bis - et que, dans le cadre de ses fonctions au sein de la [25], il a été exposé de façon habituelle à des composants de houille.

La maladie qu'il a contractée est donc d'origine professionnelle, d'où il résulte que les moyens soulevés de ce chef par la [27] doivent être rejetés.

Sur la reconnaissance de la faute inexcusable

En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation légale de sécurité et de protection de la santé, notamment en ce qui concerne tant les accidents du travail que les maladies professionnelles.

L'employeur a, en particulier, l'obligation de veiller à l'adaptation de ces mesures de sécurité pour tenir compte des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. Il doit éviter les risques et évaluer ceux qui ne peuvent pas l'être, combattre les risques à la source, adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail, planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions du travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants. Les articles R. 4121-1 et R. 4121-2 du code du travail lui font obligation de transcrire et de mettre à jour au moins chaque année, dans un document unique les résultats de l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs.

Le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il convient de rappeler aux parties que le présent litige concerne exclusivement la maladie développée par Monsieur [A] [P] à la suite d'une exposition constante et habituelle aux composants de houille.

La faute inexcusable de la [27] ne peut donc être caractérisée qu'à l'aune de cette exposition, de sorte que l'ensemble des développements des parties, relatifs à la pollution du site Vauclair par des agents cancérogènes tels que l'arsenic, sont parfaitement étrangers aux présents débats.

La conscience du danger exigée de l'employeur s'apprécie in abstracto par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur d'activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations. Cette exigence ne vise donc pas une connaissance effective du danger, la circonstance que l'auteur ne pouvait ignorer le danger ou ne pouvait pas ne pas en avoir conscience ou encore qu'il aurait dû en avoir conscience étant suffisante.

En l'espèce, compte tenu de ses connaissances et de l'importance de son organisation, la [27] ne pouvait ignorer les risques que représentaient pour la santé les goudrons de houille, les huiles de houille, les brais de houille et les suies de combustion du charbon utilisées pour le traitement des traverses de chemin de fer, dès lors que :
il existait dès la loi des 12 et 13 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs et le décret du 10 juillet 1913, une législation de portée générale sur les poussières, reprises dans le code du travail mettant à la charge des employeurs des obligations de nature à assurer la sécurité de leurs salariés ;concernant spécifiquement les goudrons de houille, les huiles de houille, les brais de houille et les suies de combustion du charbon, le tableau n°16 des maladies professionnelles a été créé par décret du 9 décembre 1938, de sorte qu'à compter de cette date les goudrons, huiles et braies de houilles ont pu être classés comme des matières susceptibles de provoquer des pathologies, et le tableau n°16 bis a été créé par décret du 6 mai 1988 ;un décret du 13 décembre 1948, modifiant, en ce qui concerne les mesures de protection contre les poussières, vapeurs ou gaz irritants ou toxiques, le règlement d'administration publique du 10 juillet 1913 relatif aux mesures générales de protection et de salubrité applicables à tous les établissements assujettis, prévoyait que des mesures soient prises notamment la fourniture de masque ainsi que la mise en place de dispositifs appropriés pour protéger les salariés de poussières, vapeurs et gaz irritants ;un arrêté du 11 juillet 1977 a établi une liste des travaux nécessitant une surveillance médicale spéciale, et les travaux exposant aux braies, goudrons et huiles minérales en font partie ;des circulaires du ministère du travail en date du 14 mai 1985 et du 14 mars 1988, des décrets du 3 décembre 1992 et 1er février 2001, des arrêtés du 5 janvier 1993, 28 février 1995 et 18 septembre 2000, réglementent et préviennent les risques cancérogènes des produits chimiques tels que les goudrons de houille, les huiles de houille, les brais de houille et les suies de combustion du charbon.
La [25] avait donc pleinement conscience des risques liés à l'exposition de ses salariés aux composants de houille.

S'agissant des mesures mises en œuvre, le tribunal observe que la [27] n'allègue ni ne justifie de la mise à disposition d'équipement de protection individuelle sur d'autres sites que [Localité 28]. Elle n'a entrepris aucune recherche de substituts à la créosote pour le traitement des traverses de chemin de fer.

Il y a donc lieu de considérer que l'employeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver la santé de son salarié.

En conséquence, la maladie professionnelle dont Monsieur [A] [P] était atteint, et dont il est décédé, sera jugée imputable à la faute inexcusable de la [27].

Sur les conséquences de la faute inexcusable

Aux termes de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants.

Sur la demande de majoration de la rente du conjoint survivant

Selon l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale, lorsque l'accident ou la maladie est dû à la faute inexcusable de l'employeur, la victime ou ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leur sont dues en vertu du présent livre.

Suivant notification du 3 juillet 2014, la CPR SNCF a attribué une rente à Madame [K] [P] en sa qualité d'ayant droit de Monsieur [A] [P].

Il convient en conséquence d'ordonner la majoration de la rente perçue par Madame [K] [P] à son taux maximum.

Sur l'indemnité forfaitaire

L'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale prévoit notamment que si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation.

Le taux d'incapacité résulte d'une décision de la caisse, laquelle n'a pas été rendue en l'espèce.

Il résulte des différentes pièces médicales produites aux débats qu'en novembre 2013, il a été diagnostiqué à Monsieur [A] [P] un cancer bronchopulmonaire métastatique osseux. Le Docteur [J] a décidé le 18 mars 2014 l'arrêt de son traitement par chimiothérapie et une prise en charge palliative, qui a été suivie de son décès le 30 mars 2014.

Ces éléments conduisent le tribunal à retenir qu'il présentait à son décès, et à tout le moins depuis le 18 mars 2014, un taux d'incapacité permanente de 100 %, la perspective de toute amélioration étant exclue, et justifiant l'octroi de l'indemnité forfaitaire.

Sur l'indemnisation des préjudices personnels de Monsieur [A] [P]

Aux termes de l'article L.452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément, du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle, ainsi que de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du dit code.

Monsieur [A] [P] est décédé le 30 mars 2014 des suites d'un cancer bronchopulmonaire métastatique diagnostiqué quatre mois plus tôt.

L'état de santé de Monsieur [A] [P] s'est donc dégradé très rapidement, de sorte que l'indemnisation de ses préjudices sera fixée de la manière suivante :

* Souffrances physiques : Il ressort du courrier établi par le Docteur [J] le 28 février 2014 que la maladie dont souffrait Monsieur [A] [P] a entraîné une perte de capacité respiratoire irréversible, et que celui-ci a dû subir des traitements par chimiothérapie. Ses souffrances physiques seront indemnisées à hauteur de 20.000 euros.

* Souffrances morales : Monsieur [A] [P] était atteint d'un cancer bronchique métastatique osseux, maladie due à une exposition aux composants de houille, dont il n'ignorait ni la gravité, ni le caractère irréversible, et dont il est décédé. Ses souffrances morales seront réparées à hauteur de 25.000 euros.

* Préjudice d'agrément : L'indemnisation de ce poste de préjudice suppose de rapporter la preuve de l'exercice d'une activité spécifique sportive ou de loisir antérieure à la maladie afin de démontrer que les souffrances invoquées ne sont pas déjà réparées au titre du déficit fonctionnel permanent. En l'espèce, les consorts [P] échouent à rapporter une telle preuve et seront par conséquent déboutés de leur demande relative à l'indemnisation du préjudice d'agrément.

Par conséquent, la CPR SNCF, en sa qualité de créancier subrogé, devra verser la somme de 45.000 euros correspondant au montant de l'indemnité globale allouée au titre des préjudices personnels de Monsieur [A] [P].

Sur l'indemnisation des préjudices personnels des ayants droit de Monsieur [A] [P]

Monsieur [A] [P] est décédé à l'âge de 56 ans. Il était marié à Madame [K] [D] depuis 32 ans. Le préjudice moral de celle-ci, résultant de la perte de la personne avec laquelle elle a partagé sa vie, n'est pas contestable, ni celui de leurs deux enfants, qui ont accompagné la victime dans sa maladie.

Le préjudice moral de Madame [K] [D] sera dès lors indemnisé à hauteur d'une somme de 40.000 euros ; celui de Monsieur [B] [P], enfant mineur lors du décès, sera indemnisé à hauteur de 35.000 euros ; et il sera alloué une somme de 30.000 euros à Monsieur [W] [P] en réparation de son préjudice moral.

Sur l'action récursoire de la Caisse de Prévoyance et de Retraite du personnel de la SNCF

Selon l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la réparation des préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur.

L'article L. 452-2 dernier alinéa du code de la sécurité sociale précise que la majoration est payée par la caisse, qui en récupère le capital représentatif auprès de l'employeur dans des conditions déterminées par décret.

En conséquence, la CPR SNCF, dans le cadre de son action récursoire, sera autorisée à récupérer le montant de l'ensemble des sommes dont elle sera tenue de faire l'avance, auprès de la [27], responsable de la faute inexcusable à l'origine de la maladie et du décès de Monsieur [A] [P].

Sur les demandes accessoires

En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, la [27], qui succombe à ses prétentions, sera condamnée aux dépens.

Faisant application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, la [27] sera également condamnée à verser aux ayants droit de Monsieur [A] [P] la somme 3.000 euros en contribution aux frais irrépétibles non compris dans les dépens exposés pour la reconnaissance de leurs droits.

Compte-tenu de l'ancienneté et de la nature des faits, il y a lieu de prononcer l'exécution provisoire de la présente décision.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant par jugement contradictoire et en premier ressort :

DÉCLARE recevable l'action de Madame [K] [D] veuve [P], Monsieur [W] [P] et Monsieur [B] [P], agissant tant en leur nom propre qu'en leur qualité d'ayants droit de Monsieur [A] [P];

PRONONCE la mise hors de cause de la [25] ;

ACCUEILLE l'intervention volontaire de la [27] ;

PRONONCE la mise hors de cause de la SCP [N], prise en la personne de Maître [V] [N], et de la SELARL [19], prise en la personne de Maître [C] [X], ès-qualité de liquidateurs judiciaires de la SA [24] ;

PRONONCE la mise hors de cause de la SA [18] ;

DIT que la maladie professionnelle dont souffrait Monsieur [A] [P], et dont il est décédé, est la conséquence de la faute inexcusable de son employeur, la [27] ;

ORDONNE la majoration de la rente de conjoint survivant servie à Madame [K] [D] veuve [P] à son taux maximum ;

ACCORDE le bénéfice de l'indemnité forfaire prévue à l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale aux ayants droit de Monsieur [A] [P] ;

FIXE l'indemnisation des préjudices personnels de Monsieur [A] [P] à la somme totale de 45.000 euros, se décomposant comme suit :
20.000 euros au titre des souffrances physiques ;25.000 euros au titre des souffrances morales ;
DÉBOUTE les consorts [P] de leur demande d'indemnisation du préjudice d'agrément de Monsieur [A] [P] ;

FIXE l'indemnisation des préjudices moraux des ayants droit de Monsieur [A] [P] à la somme totale de 105.000 euros, se décomposant comme suit :
40.000 euros pour Madame [K] [D] veuve [P] (épouse);35.000 euros pour Monsieur [B] [P] (enfant mineur) ;30.000 euros pour Monsieur [W] [P] (enfant majeur) ;
DIT que l'ensemble de ces sommes seront versées aux consorts [P] par la Caisse de Prévoyance et de Retraite du personnel de la SNCF ;

CONDAMNE la [27] à rembourser à la Caisse de Prévoyance et de Retraite du personnel de la SNCF l'intégralité des sommes dont elle est tenue de faire l'avance à raison de la reconnaissance de sa faute inexcusable ;

CONDAMNE la [27] à verser aux consorts [P] la somme de 3.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE toute autre demande plus ample ou contraire des parties ;

CONDAMNE la [27] aux entiers dépens de l'instance ;

ORDONNE l'exécution provisoire du présent jugement ;

RAPPELLE que tout appel de la présente décision doit être formé dans le délai d'un mois à compter de la réception de sa notification en application des dispositions de l'article 538 du code de procédure civile.

Ainsi jugé et prononcé par mise à disposition au greffe le 16 avril 2024.

LA GREFFIÈRELE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Marseille
Formation : Gnal sec soc: cpam
Numéro d'arrêt : 15/01794
Date de la décision : 16/04/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 23/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-04-16;15.01794 ?
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