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27/05/2024 | FRANCE | N°22/07271

France | France, Tribunal judiciaire de Lille, Chambre 04, 27 mai 2024, 22/07271


TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE
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Chambre 04
N° RG 22/07271 - N° Portalis DBZS-W-B7G-WTB5


JUGEMENT DU 27 MAI 2024



DEMANDEURS :

Mme [O] [M] en son nom ainsi qu’en sa qualité d’ayant droit de feu mademoiselle [B] [M]
[Adresse 1]
[Localité 9]
représentée par Me Vincent DEMORY, avocat au barreau D’AVESNES-SUR-HELPE

M. [Y] [F]
[Adresse 7]
[Localité 4]
représenté par Me Vincent DEMORY, avocat au barreau D’AVESNES-SUR-HELPE

DEFENDEURS :

M. [Z] [D]
[Adresse 5]
[Localité 10]
re

présenté par Me Caroline KAMKAR, avocat au barreau de LILLE

LA CAISSE PRIMAIRE D’ASSURANCE MALADIE DU HAINAUT prise en la personne de son représenta...

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE
-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

Chambre 04
N° RG 22/07271 - N° Portalis DBZS-W-B7G-WTB5

JUGEMENT DU 27 MAI 2024

DEMANDEURS :

Mme [O] [M] en son nom ainsi qu’en sa qualité d’ayant droit de feu mademoiselle [B] [M]
[Adresse 1]
[Localité 9]
représentée par Me Vincent DEMORY, avocat au barreau D’AVESNES-SUR-HELPE

M. [Y] [F]
[Adresse 7]
[Localité 4]
représenté par Me Vincent DEMORY, avocat au barreau D’AVESNES-SUR-HELPE

DEFENDEURS :

M. [Z] [D]
[Adresse 5]
[Localité 10]
représenté par Me Caroline KAMKAR, avocat au barreau de LILLE

LA CAISSE PRIMAIRE D’ASSURANCE MALADIE DU HAINAUT prise en la personne de son représentant légal
[Adresse 6]
[Localité 3]
défaillant

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Président: Ghislaine CAVAILLES, Vice-Présidente
Assesseur: Leslie JODEAU, Vice-présidente
Assesseur: Sophie DUGOUJON, Juge

Greffier: Yacine BAHEDDI, Greffier

DEBATS :

Vu l’ordonnance de clôture en date du 17 Janvier 2024.

A l’audience publique du 19 Février 2024, date à laquelle l’affaire a été mise en délibéré,les avocats ont été avisés que le jugement serait rendu le 15 avril 2024 et prorogé au 27 Mai 2024.

JUGEMENT : réputé contradictoire, en premier ressort, et mis à disposition au Greffe le 27 Mai 2024 par Ghislaine CAVAILLES, Président, assistée de Yacine BAHEDDI, greffier.

EXPOSE DU LITIGE

Le 1er juillet 2018 vers 14h, Mme [O] [M] et M. [Y] [F] se sont présentés aux urgences du Centre Hospitalier de [Localité 9] pour leur fille [B], âgée de presque 6 ans, laquelle présentait une forte fièvre, des cervicalgies, une douleur à la nuque et des vomissements.

Après examen médical, il était conclu à une insolation ou une angine. Le praticien hospitalier établissait un certificat médical d'orientation pour avis pédiatrique au CH de [Localité 8].

En sortant des urgences, les parents se sont rendus chez le Dr [Z] [D], médecin généraliste à [Localité 11], assurant ce jour-là des consultations à la maison médicale de garde. A l'issue de la consultation, ils sont rentrés à leur domicile avec prescription de thiovalone, doliprane et amoxicilline.

Le lendemain, constatant une aggravation de l'état de santé de leur fille, les parents se sont rendus au Centre Hospitalier de [Localité 9]. A son arrivée, [B] avait perdu connaissance. Elle a été héliportée vers le Centre Hospitalier de [Localité 10] et placée en service de réanimation pédiatrique pour méningite à méningocoque B compliquée d'hypertension intracrânienne.

[B] est décédée le [Date décès 2] 2018 à 8h45.

Par requête en date du 24 juillet 2020, Mme [O] [M] et M. [Y] [F] ont sollicité une mesure d'expertise devant le tribunal administratif de Lille au contradictoire du Centre Hospitalier de [Localité 9] et du Dr [Z] [D].

Par ordonnance en date du 8 octobre 2020, le tribunal administratif a fait droit à leur demande et confié l'expertise au Dr [V] [S].

L'expert a déposé son rapport le 1er mars 2021 après s'être adjoint le concours du Dr [L] [H] en qualité de sapiteur. Il a notamment conclu que les diagnostics établis et les traitements, interventions et soins prodigués et leur suivi n'ont pas été consciencieux, attentif, diligents et conformes aux données acquises de la science et n'ont pas été adaptés à l'état de [B] et aux symptômes qu'elle présentait. Il a retenu une perte de chance d'éviter la survenance du décès qui ne saurait être inférieure à 90% et a estimé que la responsabilité pesait à 90% sur le Dr [Z] [D] et à 10% sur le Centre Hospitalier de [Localité 9].

Suivant exploit délivré le 16 novembre 2022, Mme [O] [M] et M. [Y] [F], tant en leurs noms personnels qu'en leur qualité d'ayants droit de [B] [F], ont fait assigner le Dr [Z] [D] et la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Hainaut, ci-après la CPAM, devant le tribunal judiciaire de Lille aux fins d'indemnisation de leurs préjudices.

Bien que régulièrement assignée, la CPAM n'a pas constitué avocat.

Les parties ont fait notifier leurs dernières écritures par voie électronique le 27 avril 2023 pour Mme [O] [M] et M. [Y] [F] et le 30 mars 2023 pour le Dr [Z] [D].

La clôture des débats est intervenue le 17 janvier 2024, et l’affaire fixée à l’audience du 19 février 2024.

****
Aux termes de leurs dernières écritures, Mme [O] [M] et M. [Y] [F] demandent au tribunal de :

à titre principal :* dire que le Dr [Z] [D] devra indemniser l'entier préjudice subi par [B] [F] et ses ayants droit à charge pour lui d'exercer une action récursoire contre le Centre Hospitalier de [Localité 9],
* fixer le préjudice subi par [B] [F] à la somme de 5.000 euros au titre des souffrances endurées,
* dire n'y avoir lieu à appliquer le taux de perte de chance au titre des souffrances endurées,
* condamner le Dr [Z] [D] à leur verser, en leur qualité d'ayants droit, une somme de 5.000 euros au titre de l'indemnisation des préjudices subis par [B] [F] résultant de sa prise en charge fautive,
* fixer les préjudices subis par Mme [O] [M] en qualité de victime indirecte comme suit :
▪ préjudice d'affection : 30.000 euros
▪ préjudice d'accompagnement : 2.000 euros
* fixer les préjudices subis par M. [Y] [F] en qualité de victime indirecte comme suit :
▪ préjudice d'affection : 30.000 euros
▪ préjudice d'accompagnement : 2.000 euros
* fixer le préjudice subi par Mme [O] [M] et M. [Y] [F], en leur qualité de victimes indirectes, à la somme de 10.163,23 euros,
* fixer le taux de perte de chance à 90%
* condamner le Dr [Z] [D] à verser respectivement à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] la somme de 28.800 euros au titre de l'indemnisation de leurs préjudices propres, en qualité de victimes indirectes, après application du taux de perte de chance,
* condamner le Dr [Z] [D] à verser à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] la somme de 9.146,90 euros au titre de l'indemnisation de leurs préjudices propres, en qualité de victimes indirectes, après application du taux de perte de chance,
à titre subsidiaire :* dire que le Dr [Z] [D] devra indemniser le préjudice subi par [B] [F] et ses ayants droit à hauteur de 90%,
* fixer le préjudice subi par [B] [F] à la somme de 5.000 euros au titre des souffrances endurées,
* dire n'y avoir lieu à appliquer le taux de perte de chance au titre des souffrances endurées,
* condamner le Dr [Z] [D] à leur verser, en leur qualité d'ayants droit, une somme de 4.500 euros au titre de l'indemnisation des préjudices subis par [B] [F] résultant de sa prise en charge fautive, après application d'un taux de responsabilité de 90%,
* fixer les préjudices subis par Mme [O] [M] en qualité de victime indirecte comme suit :
▪ préjudice d'affection : 30.000 euros
▪ préjudice d'accompagnement : 2.000 euros
* fixer les préjudices subis par M. [Y] [F] en qualité de victime indirecte comme suit :
▪ préjudice d'affection : 30.000 euros
▪ préjudice d'accompagnement : 2.000 euros
* fixer le préjudice subi par Mme [O] [M] et M. [Y] [F], en leur qualité de victimes indirectes, à la somme de 10.163,23 euros,
* fixer le taux de perte de chance à 90%
* condamner le Dr [Z] [D] à verser respectivement à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] la somme de 25.920 euros au titre de l'indemnisation de leurs préjudices propres, en qualité de victimes indirectes, après application du taux de perte de chance et du pourcentage de responsabilité,
* condamner le Dr [Z] [D] à verser à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] la somme de 8.232,22 euros au titre de l'indemnisation de leurs préjudices propres, en qualité de victimes indirectes, après application du taux de perte de chance et du pourcentage de responsabilité,

en tout état de cause :* débouter le Dr [Z] [D] de sa demande d'expertise complémentaire visant à réévaluer le partage de responsabilité applicable,
* débouter le Dr [Z] [D] de la demande de sursis à statuer dans l'attente des conclusions expertales,
* condamner le Dr [Z] [D] à leur verser la somme de 2.608,08 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Aux termes de ses dernières écritures, le Dr [Z] [D] demande au tribunal de :

Vu l'article L1142-1 du code de la santé publique,

à titre principal :* juger qu'il n'a pas commis de faute au décours de la prise en charge de [B] [F],
* juger que sa responsabilité ne peut être engagée,
* condamner Mme [O] [M] et M. [Y] [F] à la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
à titre subsidiaire :* juger que lui et le Centre Hospitalier de [Localité 9] ont commis des fautes dans la prise en charge de [B] [F],
* juger que ces fautes sont à l'origine d'une perte de chance de 90% d'éviter la survenance du décès de [B] [F],
* juger que sa part de responsabilité soit fixée à hauteur de 10% du taux de perte de chance retenu,
* liquider le préjudice d'affection des ayants droit de [B] [F] à hauteur de 20.000 euros par parent,
* le condamner à indemniser les demandeurs uniquement à hauteur des taux de responsabilité et de perte de chance retenus,
* rejeter les autres moyens et conclusions des demandeurs,
à titre infiniment subsidiaire :* ordonner une mesure d'expertise complémentaire ayant pour objet de déterminer le taux de responsabilité imputable à lui et au Centre Hospitalier de [Localité 9],
* surseoir à statuer dans l'attente des conclusions expertales.

Pour l’exposé des moyens des parties, il sera fait application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile et procédé au visa des dernières conclusions précitées.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, il y a lieu de dire qu’une demande tendant à “dire constater et juger” ne constitue pas une prétention en justice devant être tranchée par le tribunal mais simplement un exposé des moyens ou arguments au soutien des véritables prétentions.

Sur la qualification du jugement

La CPAM n'ayant pas constitué avocat et la décision étant susceptible d’appel, il sera statué par jugement réputé contradictoire, conformément à l’article 474 du code de procédure civile.

Conformément à l’article 472 du code de procédure civile, si le défendeur ne comparait pas, il est néanmoins statué sur le fond ; le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l’estime régulière, recevable, et bien fondée.

Sur la responsabilité recherchée du Dr [D]

Aux termes de l’article L1142-1 du code de la santé publique :
“Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute.”

Une erreur ou une maladresse ne sont pas, par elles-mêmes, fautives et il incombe au patient de rapporter la preuve d’un manquement fautif de la part du praticien ou de l'établissement, notamment en raison d’un manquement aux règles de bonne pratique, ayant concouru à la réalisation d’une complication.

Sur l'existence d'un manquement fautif

A titre liminaire, il convient de rappeler qu'il appartient à la présente juridiction de se prononcer uniquement sur une éventuelle faute du Dr [D] dans la prise en charge de la jeune [B] et non sur celle qui pourrait, le cas échéant, être reprochée au CH de [Localité 9], ce débat relevant uniquement de la juridiction administrative.

Le 1er juillet 2018 à 14h38, la jeune [B] a été prise en charge aux urgences du CH de [Localité 9] pour des cervicalgies, de la fièvre et des vomissements depuis le matin. Il a été évoqué un diagnostic d'angine ou d'insolation, l'enfant ayant été exposée au soleil la veille. Il ressort du dossier médical des urgences que l'interne qui a examiné l'enfant a contacté l'interne de pédiatrie du CH de [Localité 8] pour avis et qu'à l'issue de l'examen, il a dit aux parents de se présenter au CH de [Localité 8] pour une consultation en pédiatrie. Un courrier d'adressage leur a été remis à cette fin. Le dossier ne fait pas état d'une suspicion de méningite alors que selon l'expert judiciaire, [B] faisait de la tachycardie qui est un signe de gravité, ni ne mentionne l'urgence pour les parents de se rendre au CH de [Localité 8].

Mme [O] [M] et M. [Y] [F] se sont rendus, dès la sortie des urgences, vers 15h, à la maison médicale de garde [Localité 9] où ils ont été reçus par le Dr [D], médecin généraliste de garde.

Le Dr [D] ne conteste pas avoir suspecté un syndrome méningé après examen de l'enfant lors duquel il a constaté qu'elle présentait de la fièvre, des douleurs de la nuque et des vomissements. Il admet avoir également été informé par les parents de ce qu'ils avaient au préalable consulté les urgences du centre hospitalier.

Les parties s'opposent sur le point de savoir si le Dr [D] a exhorté les parents, comme il le soutient, à se rendre en urgence au CH de [Localité 8]. Les parents affirment que non et qu'ils ont été rassurés par l'ordonnance délivrée mentionnant la prescription de thiovalone, de doliprane et d'amoxycilline pour l'angine que présentait [B]. Sur ce point, le Dr [D] indique que l'ordonnance était destinée à être utilisée uniquement dans le cas où le CH de [Localité 8], après examen, aurait écarté le syndrome méningé.

L'expert judiciaire relève une certaine contradiction dans le fait de conseiller aux parents de se rendre immédiatement aux urgences de [Localité 8] et de prescrire dans le même temps une antiobiothérapie pour une angine.

Le tribunal relève quant à lui que le registre des différentes consultations de la maison médicale de garde produit par le Dr [D] ne permet aucunement d'établir que, lors de la consultation, celui-ci aurait perçu la notion d'urgence par rapport à l'état de la petite fille.

En effet, il s'agit d'un listing de différentes consultations qui ne mentionnent que la date, le nom du médecin de garde, la ville du patient, le motif de consultation et le moyen de locomotion. Le nom du patient n'est pas mentionné et l'écriture est particulièrement illisible. Par ailleurs, ce document ne mentionne nullement les consignes données par le médecin à l'issue de la consultation. Ainsi, rien ne permet d'affirmer, comme le fait le médecin, que le U entouré sur une des lignes, qui signifierait que le patient est orienté vers les urgences, concernait la jeune [B].

D'ailleurs, l'expert relève dans son rapport, que le discours du Dr [D] lors de la réunion d'expertise était confus et contradictoire et qu'en substance, il a admis que l'examen clinique montrait un syndrome méningé mais a affirmé qu'il n'existait pas de signe de gravité.

En toutes hypothèses, à supposer que le Dr [D] ait effectivement perçu l'urgence de la situation eu égard à l'état de sa jeune patiente, l'expert judiciaire retient qu'il aurait dû organiser un transfert par véhicule sanitaire médicalisé ou non vers les urgences pédiatriques du CH de [Localité 8], ce qu'il n'a pas fait. L'expert estime qu'il s'agit qu'un manquement fautif.

Sur ce point, le médecin ne peut se retrancher derrière le fait que le CH de [Localité 9] n'aurait pas davantage organisé ce transfert, comme le retient l'expert. En d'autres termes, l'éventuelle faute du service des urgences n'empêche pas d'examiner sa propre faute lorsqu'il a été amené à prendre en charge l'enfant. Si d'autres fautes ont contribué au dommage, elles ne peuvent être prises en compte qu'au stade de la contribution à la dette entre les différents co-responsables. Ainsi, de la même manière, au stade de l'examen des soins qu'il a dispensés, il ne peut être examiné le comportement des parents qui, selon lui, n'auraient pas écouté les conseils prodigués d'avoir à se rendre aux urgences, étant sur ce point relevé d'une part que la notion d'urgence ne figure ni dans le dossier des urgences, ni dans le registre de la maison médicale et que d'autre part il est reproché par l'expert tant au service des urgences qu'au médecin de ne pas avoir organisé de transfert par véhicule sanitaire vers les urgences pédiatriques de Cambrai.

Devant la gravité de l'état de l'enfant, qu'il n'a visiblement pas perçue, alors même que l'expert retient que ces signes de gravité existaient dès le passage aux urgences en raison de la tachycardie, le médecin avait le devoir de s'assurer de ce que l'enfant allait être prise en charge immédiatement aux urgences pédiatriques sans en laisser la responsabilité aux parents. Ce d'autant que l'expert indique que le traitement d'une méningite bactérienne doit être initié idéalement dans l'heure et au plus tard dans les trois heures.

Il doit ainsi être retenu un manquement du Dr [D] dans la prise en charge de [B].

Sur le préjudice et le lien de causalité

S'agissant du préjudice, l'expert indique que si [B] avait bénéficié d'une prise en charge optimale, son état aurait nécessité une mise en condition, un remplissage vasculaire (compte tenu de la tachycardie), des prélèvements adaptés dont une ponction lombaire, une corticothérapie et une antibiothérapie adaptées, l'ensemble étant dispensé au cours d'une hospitalisation, sans doute initialement dans un service de surveillance continue ou de réanimation pédiatrique, puis une fois la stabilisation de l'état clinique de l'enfant obtenue, dans un service de pédiatrie. Il indique que la durée d'hospitalisation aurait été d'une semaine ou davantage en fonction de l'évolution.

L'expert estime donc que le retard de prise en charge a fait perdre à [B] une chance d'éviter l'aggravation de son état, perte de chance qu'il évalue à 90%, ce qui n'est pas contesté par le Dr [D].

Sur le partage de responsabilité

Il est acquis que la personne ayant concouru, par sa faute, à la réalisation d'un dommage est tenue d'en réparer l'intégralité des conséquences, à charge pour elle, le cas échéant d'exercer un recours contributif à l'égard des éventuelles autres personnes responsables. Le Dr [D] est donc tenu de réparer l'intégralité de la perte de chance subie par [B].

Il demande au tribunal de se prononcer sur un partage de responsabilité entre lui et le CH de [Localité 9], à qui il reproche de ne pas avoir davantage organisé de transfert vers les urgences pédiatriques de Cambrai, et de dire qu'il ne peut être tenu qu'à hauteur de 10% de la perte de chance évaluée à 90%.

Sur ce point, il convient de relever que la spécificité du système juridique français, établissant une dichotomie entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives, ne permet pas aux premières de statuer sur une éventuelle faute du personnel d'un centre hospitalier public lorsqu'elles sont amenées à se prononcer sur la faute commise par un médecin exerçant en libéral, dès lors que l'établissement public n'est pas partie au procès et n'est donc pas en position de faire valoir ses propres arguments.

La demande du Dr [D] tendant au partage de responsabilité sera par conséquent rejetée, sans qu'il n'y ait lieu d'ordonner une expertise complémentaire. Il lui appartient, le cas échéant, d'exercer un recours à l'encontre du CH de [Localité 9] devant la juridiction compétente.

Sur l'indemnisation des préjudices

Sur le préjudice de [B]

Mme [O] [M] et M. [Y] [F], en leur qualité d'ayants droit de [B], sollicitent la somme de 5.000 euros au titre des souffrances endurées par leur fille.

Le Dr [D] n'a formulé aucune observation sur cette demande.

L'expert n'a pas évalué les souffrances endurées par l'enfant, indiquant que faute d'estimation précise de la chronologie de l'aggravation il lui est difficile de dire dans quelle mesure la petite fille pouvait ressentir la douleur.

Il convient de rappeler que [B] a présenté le matin du 1er juillet 2018 de la fièvre, des vomissements et des douleurs dans la nuque. Après le premier passage aux urgences du CH de [Localité 9] et la consultation chez le Dr [D], elle a ré-intégré le domicile parental. Son état s'est brusquement aggravé le lendemain justifiant une nouvelle prise en charge aux urgences du CH de [Localité 9] le 2 juillet 2018. Elle a perdu connaissance sur le trajet. L'expert précise qu'à son arrivée, elle avait des troubles de conscience multifactoriels (état post-critique, encéphalite, oedème cérébral diffus, hypertension intracrânienne et début d'engagement amygdalien bilatéral). Elle est décédée le lendemain d'une méningite purulente à méningocoque B.
Compte tenu de ces éléments, les souffrances endurées par [B] peuvent être justement évaluées à 5.000 euros.

Contrairement à ce qu'indiquent les parents, le taux de perte de chance doit s'appliquer aux souffrances endurées par leur fille dès lors que le médecin n'est pas responsable de la survenue de la méningite mais d'un retard de prise en charge.

Il revient donc aux parents, en leur qualité d'ayants droit, la somme de 4.500 euros.

Sur le préjudice d'affection des parents

Ce préjudice indemnise le préjudice moral subi par certains proches, parents ou non, mais justifiant d’un lien affectif réel, au contact de la souffrance de la victime directe.

Les parents évaluent leur préjudice d'affection à la somme de 30.000 euros chacun et sollicitent en conséquence, après application du taux de perte de chance, la somme de 27.000 euros chacun.

Le Dr [D] propose d'évaluer le préjudice de chacun des parents de 20.000 euros.
La souffrance des parents en lien avec le décès de leur petite fille de 5 ans et demi est immense et sera justement évaluée à la somme de 30.000 euros chacun.

En conséquence, après application du taux de perte de chance, il revient à chacun la somme de 27.000 euros.

Sur le préjudice d'accompagnement des parents

Le préjudice spécifique d'accompagnement de fin de vie a pour objet d'indemniser les troubles et perturbations dans les conditions d'existence d'un proche. Il s'agit d'indemniser le préjudice moral subi par les proches de la victime pendant la maladie traumatique jusqu'à son décès.

Mme [O] [M] et M. [Y] [F] sollicitent chacun la somme de 1.800 euros après application du taux de perte de chance.

Le Dr [D] n'a pas répondu à cette demande.

Ainsi qu'il a été dit, après le passage aux urgences du 1er juillet et la consultation avec le Dr [D], les parents de [B] sont retournés à leur domicile avec elle et l'ont veillée toute la journée et toute la nuit alors qu'elle présentait beaucoup de fièvre, peu soulagée par le Doliprane prescrit par le Dr [D]. Le lendemain matin, devant l'absence d'amélioration de son état, ils ont décidé de consulter à nouveau les urgences. Sur le trajet, [B] a perdu connaissance. A leur arrivée aux urgences, elle présentait des convulsions d'allure hyperthermique et un état post-critique. Après une heure de prise en charge et devant l'apparition de possibles lésions purpuriques cervicales, elle a été placée sous antibiotiques et transportée en hélicoptère au CHR de [Localité 10] puis en réanimation pédiatrique du 2 au [Date décès 2] 2018. Elle est décédée le [Date décès 2] à 8h45. Pendant tout ce temps, les parents ont accompagné leur petite fille et vécu dans l'angoisse et l'incertitude quant à l'évolution de son état.

Leur préjudice d'accompagnement sera en conséquence justement évalué à 2.000 euros chacun de sorte qu'après application du taux de perte de chance, il leur sera alloué chacun la somme de 1.800 euros.

Sur les frais funéraires

Mme [O] [M] et M. [Y] [F] évaluent à 10.163,23 euros les frais exposés pour la sépulture de leur fille, le monument en granit et les gravures, après déduction d'une somme de 1.000 euros au titre du caveau. Ils réclament donc, après application du taux de perte de chance, la somme de 9.146,90 euros.

Le Dr [D] n'a formé aucune observation sur cette demande.

En l'absence de toute contestation et eu égard aux justificatifs fournis, il sera fait droit à la demande.

Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile

L’article 696 du Code de procédure civile dispose : « la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie ».

Par ailleurs, il résulte des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile que“Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; [...]

Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. [...]”.

Succombant en l'instance, le Dr [D] sera condamné aux dépens ce qui entraîne rejet de sa demande au titre des frais irrépétibles.

L'équité commande d'allouer aux demandes la somme réclamée de 2.608,08 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal statuant publiquement par jugement réputé contradictoire prononcé par mise à disposition au greffe et en premier ressort,

Dit que le Dr [Z] [D] a commis une faute lors de la consultation du 1er juillet 2018 et que cette faute est à l'origine d'une perte de chance pour [B] de subir une aggravation de son état, perte de chance évaluée à 90%,

Dit que le Dr [Z] [D] est tenu d'indemniser les victimes à hauteur du taux de perte de chance de 90%,

Condamne le Dr [Z] [D] à payer les sommes suivantes :
4.500 euros à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] en leur qualité d'ayants droit de [B] au titre des souffrances endurées par elle,27.000 euros chacun à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] au titre de leur préjudice d'affection,1.800 euros chacun à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] au titre de leur préjudice d'accompagnement,9.146,90 euros à Mme [O] [M] et M. [Y] [F]au titre des frais funéraires,Déboute le Dr [Z] [D] de sa demande tendant à voir fixer sa part de responsabilité dans la survenue du dommage et de sa demande d'expertise complémentaire,

Condamne le Dr [Z] [D] aux dépens,

Condamne le Dr [Z] [D] à payer à Mme [O] [M] et M. [Y] [F] la somme de 2.608,08 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties de leurs autres demandes.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Lille
Formation : Chambre 04
Numéro d'arrêt : 22/07271
Date de la décision : 27/05/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 16/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-05-27;22.07271 ?
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