COUR DE CASSATION CH10
ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE
Arrêt du 27 juin 2025
Cassation partielle
M. SOULARD, premier président
Arrêt n° 682 B+R
Pourvoi n° Q 22-21.146
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, DU 27 JUIN 2025
La S.C.I. Les Baobabs, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Q 22-21.146, contre l'arrêt rendu le 23 juin 2022 par la cour d'appel de Limoges (chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Immaction, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la SCP Cassou de Saint-Mathurin, Meynard, Drappeau-Passarini et Maitrehut, notaires associés, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
Par ordonnance du 16 décembre 2024, le premier président de la Cour de cassation a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière.
La demanderesse au pourvoi invoque, devant l'assemblée plénière, les moyens de cassation formulés dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Claire Leduc et Solange Vigand, avocat de la SCI Les Baobabs.
Un mémoire en défense au pourvoi a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la SCP Cassou de Saint-Mathurin, Meynard, Drappeau-Passarini et Maitrehut.
Le rapport écrit de Mme Bacache, conseillère, et l'avis écrit de M. Chaumont, avocat général, ont été mis à disposition des parties.
Sur le rapport de Mme Bacache, conseillère, assistée de Mme Sciore, auditrice au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Claire Leduc et Solange Vigand, de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, et l'avis de M. Chaumont, avocat général, auquel les parties, invitées à le faire, n'ont pas souhaité répliquer, après débats en l'audience publique du 16 mai 2025 où étaient présents M. Soulard, premier président, Mme Teiller, MM. Bonnal, Vigneau, Mmes Champalaune, Martinel, présidents, M. Huglo, doyen de chambre faisant fonction de président, Mme Bacache, conseillère rapporteure, Mmes de la Lance, Duval-Arnould, M. Ponsot, doyens de chambre, Mmes Capitaine, Isola, Proust, conseillères faisant fonction de doyennes de chambre, Mmes Goanvic, Chauve, Bérard, MM. Brillet, Thomas, conseillers, M. Chaumont, avocat général, et Mme Mégnien, cadre greffière,
la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Limoges, 23 juin 2022), rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 30 juin 2021, pourvoi n° 20-10.472), le 22 mai 2008, par acte notarié reçu par M. [G], notaire associé de la société civile professionnelle Cassou de Saint Mathurin, Meynard, Drappeau-Passarini et Maitrehut (le notaire), la société Immaction (le vendeur) a vendu à la société civile immobilière Les Baobabs (l'acquéreur) un ensemble immobilier en vue de la réalisation de bureaux destinés à la location.
2. Le 20 janvier 2015, en l'absence d'exécution des travaux d'aménagement du lotissement et d'obtention par le vendeur d'une autorisation de procéder à la vente des lots avant cette exécution, l'acquéreur, qui n'a pu obtenir de permis de construire à l'issue de la vente, a assigné la société notariale en responsabilité et indemnisation.
3. Le 27 octobre 2015, il a appelé en la cause le vendeur et sollicité sa condamnation in solidum avec le notaire. Son action contre le vendeur a été déclarée irrecevable comme prescrite.
4. L'existence d'un manquement du notaire à son obligation de conseil a été admise.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
6. L'acquéreur fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :
« 1°/ que le juge qui constate l'existence d'une perte de chance et requalifie ainsi le préjudice, ne peut le laisser sans réparation, après avoir invité les parties à s'expliquer de ce chef ; qu'en retenant, pour débouter la SCI Les Baobabs de ses demandes indemnitaires au titre de son préjudice financier et de sa perte d'exploitation, que ces demandes ne peuvent prospérer que sur le fondement de la perte de chance, la faute du notaire ayant privé cette société de la possibilité de renoncer à son acquisition, mais qu'aucune demande n'a été formée sur un tel fondement, la cour d'appel, qui a constaté l'existence d'une perte de chance et ainsi requalifié le préjudice qu'elle ne pouvait laisser sans réparation, après avoir invité les parties à s'expliquer de ce chef, a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 12 du code de procédure civile ;
2°/ que l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties et le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ; qu'il en résulte que le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée ; qu'en retenant, pour débouter la SCI Les Baobabs de ses demandes indemnitaires au titre de son préjudice financier et de sa perte d'exploitation, que ces demandes ne peuvent prospérer que sur le fondement de la perte de chance, la faute du notaire l'ayant privée de la possibilité de renoncer à son acquisition, mais qu'aucune demande n'a été formée sur un tel fondement, la cour d'appel a violé les articles 4 et 5 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 4 et 1382, devenu 1240, du code civil et les articles 4 et 5 du code de procédure civile :
7. Aux termes de l'article 4 du code de procédure civile, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.
8. Selon l'article 5 du même code, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé.
9. Il résulte de l'article 1382, devenu 1240, du code civil que caractérise une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable.
10. La reconnaissance d'une perte de chance permet de réparer une part de l'entier dommage, déterminée à hauteur de la chance perdue, lorsque ce dommage n'est pas juridiquement réparable. Le préjudice ainsi réparé, bien que distinct de l'entier dommage, en demeure dépendant.
11. Il résulte de l'article 4 du code civil que le juge ne peut refuser de réparer un dommage dont il a constaté l'existence en son principe.
12. Il s'en déduit que :
- le juge peut, sans méconnaître l'objet du litige, rechercher l'existence d'une perte de chance d'éviter le dommage alors que lui était demandée la réparation de l'entier préjudice ; il lui incombe alors d'inviter les parties à présenter leurs observations quant à l'existence d'une perte de chance ;
- le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée.
13. Pour rejeter la demande de réparation du préjudice financier et de la perte d'exploitation de l'acquéreur, l'arrêt retient que ce préjudice s'analyse en une perte de chance, le manquement du notaire l'ayant privé de la possibilité de renoncer à l'acquisition du lot immobilier ou d'acquérir celui-ci à des conditions différentes, mais qu'aucune demande n'a été formée sur ce fondement juridique.
14. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a refusé d'indemniser un préjudice dont elle a constaté l'existence, a violé les textes susvisés.
Et sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
15. L'acquéreur fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires à l'encontre du notaire, au titre des travaux de mise en conformité, alors « qu'en retenant, pour débouter la SCI Les Baobabs de ses demandes au titre des huisseries et des travaux de mise en conformité, que celle-ci ne démontre pas tant la réalisation des travaux que le paiement de leur prix, quand de tels motifs étaient impropres à exclure la certitude du préjudice subi de ce chef par la SCI Les Baobabs, contrainte de procéder à des aménagements afin de permettre l'exploitation du bien qu'elle avait acquis, d'une autre manière que celle initialement envisagée et rendue impossible du fait du manquement du notaire à son obligation d'information et de conseil concernant les règles d'urbanisme, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
16. Il résulte de ce texte et de ce principe que l'indemnisation du préjudice subi par la victime n'est pas subordonnée à la production de justificatifs de dépenses.
17. Pour rejeter la demande au titre des travaux de mise en conformité, l'arrêt retient que l'attestation d'un architecte, versée au débat par l'acquéreur, indiquant le prix de l'aménagement de la salle de confinement nécessité par le plan de prévention des risques technologiques, ne fait la preuve ni de la réalisation des travaux prévus ni du versement effectif du prix indiqué.
18. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés.
Et sur le premier moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
19. L'acquéreur fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires à l'encontre du notaire, au titre des frais d'huisseries, alors « qu'en retenant, s'agissant de la demande de la SCI Les Baobabs au titre des frais d'huisserie, qu'à la date du devis de l'entreprise PMA, soit le 18 juillet 2011, la SCI n'ignorait pas que son projet immobilier était compromis et que si elle a engagé des frais au titre des huisseries c'est en parfaite connaissance de cause, en sorte que ces dépenses doivent rester à sa charge, sans rechercher si, comme le soutenait la SCI Les Baobabs, ces frais n'étaient pas nécessités par la transformation de la structure existante en hangar, seule exploitation envisageable à la suite de la modification du plan de prévention des risques technologiques, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu, 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
20. Il résulte de ce texte et de ce principe qu'ouvre droit à réparation le dommage en lien causal avec la faute.
21. Pour rejeter la demande au titre des travaux d'huisseries, l'arrêt retient que la société n'ignorait pas que son projet immobilier était compromis et que c'est en parfaite connaissance de cause qu'elle a engagé des frais d'huisserie.
22. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si ces frais n'étaient pas rendus nécessaires par la transformation de la structure existante en hangar, seule exploitation envisageable à la suite de la modification du plan de prévention des risques technologiques, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes indemnitaires de la société civile immobilière Les Baobabs à l'encontre de la société civile professionnelle Cassou de Saint Mathurin, Meynard, Drappeau-Passarini et Maitrehut, et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 23 juin 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Limoges ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux ;
Condamne la SCP Cassou de Saint Mathurin, Meynard, Drappeau-Passarini et Maitrehut aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes de celle-ci et la condamne à payer à la société civile immobilière Les Baobabs la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé publiquement le vingt-sept juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.