COMM.
MB
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 25 juin 2025
Cassation partielle
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 411 FS-B
Pourvoi n° F 23-13.391
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 25 JUIN 2025
Le président de l'Autorité de la concurrence, domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° F 23-13.391 contre l'arrêt rendu le 16 février 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 7), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Roche, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4],
2°/ à la société Roche Holding AG, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3] (Suisse),
3°/ à la société Genentech Inc., société de droit américain, dont le siège est [Adresse 1], Californie (États-Unis),
4°/ à la société Novartis Pharma, société par actions simplifiée,
5°/ à la société Novartis groupe France, société anonyme,
toutes deux ayant leur siège [Adresse 6],
6°/ à la société Novartis AG, société de droit suisse, dont le siège est [Adresse 7] (ch-4056) (Suisse),
7°/ au ministre chargé de l'économie, domicilié, [Adresse 5],
défendeurs à la cassation.
Les sociétés Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Le demandeur au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, cinq moyens de cassation.
Ces demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.
Les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA et Novartis AG ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Ces demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Poillot-Peruzzetto, conseillère, et M. Le Masne de Chermont, conseiller référendaire, les observations de la SCP Duhamel, avocat du président de l'Autorité de la concurrence, de la SCP Piwnica et Molinié, avocat des sociétés Roche SAS, Roche Holding AG et Genentech Inc., de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat des sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA et Novartis AG, et l'avis de M. Douvreleur, avocat général, à la suite duquel le président a demandé aux avocats s'ils souhaitaient présenter des observations complémentaires, après débats en l'audience publique du 3 juin 2025 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Poillot-Peruzzetto, conseillère corapporteure, M. Le Masne de Chermont, conseiller référendaire corapporteur, M. Mollard, conseiller doyen, Mmes Michel-Amsellem, Sabotier, Tréfigny, conseillères, Mmes Comte, Bessaud, Bellino, conseillères référendaires, M. Regis, conseiller référendaire, M. Douvreleur, avocat général, et Mme Labat, greffière de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, du président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 février 2023), la société de droit américain Genentech Inc. (la société Genentech) a développé un anticorps anti-VEGF (« vascular endothelial growth factor ») dénommé « bevacizumab », qui contre le développement vasculaire de tumeurs cancéreuses. Cet anticorps constitue le principe actif du médicament dénommé « Avastin ». La société Roche, sous-filiale de la société de droit suisse Roche Holding, bénéficie pour ce médicament d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) communautaire obtenue le 12 janvier 2005 pour le traitement de certains types de cancers. Elle le commercialise en France en vertu d'un contrat de licence conclu avec la société Genentech.
2. À partir du bevacizumab, la société Genentech a développé un nouvel anticorps, dénommé « ranibizumab », pour le traitement de certaines maladies oculaires. Cet anticorps constitue le principe actif du médicament dénommé « Lucentis », lequel bénéficie d'une AMM communautaire, délivrée le 22 janvier 2007 pour le traitement de la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA) exsudative, étendue le 6 janvier 2011 au traitement de l'dème maculaire diabétique (OMD) et le 27 mai 2011 au traitement des occlusions veineuses rétiniennes et au traitement de la baisse visuelle due à une néovascularisation choroïdienne (NVC) secondaire à une myopie forte. Le Lucentis est commercialisé en France par la société Novartis Pharma, filiale de la société Novartis groupe France, elle-même filiale de la société de droit suisse Novartis, en vertu d'un contrat de licence conclu avec la société Genentech.
3. La société Novartis détient 6,2 % du capital et 33,33 % des droits de vote de la société Roche Holding. La société Roche Holding détenait 60 % du capital de la société Genentech jusqu'en 2009 et la totalité depuis cette date.
4. Des médecins ayant fait la constatation empirique que l'état de patients atteints de DMLA exsudative auxquels l'Avastin avait été prescrit pour le traitement d'un cancer s'améliorait, la pratique s'est développée de procéder, après fractionnement et reconditionnement, à l'injection de doses d'Avastin dans l'il.
5. La société Roche n'a pas demandé d'extension de l'AMM de l'Avastin au traitement de la DMLA exsudative.
6. Par décision n° 20-D-11 du 9 septembre 2020 relative à des pratiques mises en uvre dans le secteur du traitement de la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA), portant sur la période allant du 10 mars 2008 au mois de novembre 2013, l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) a infligé des sanctions pécuniaires aux sociétés Novartis Pharma, Novartis et Novartis groupe France, ainsi qu'aux sociétés Roche, Roche Holding et Genentech. Aux termes de l'article 1er de cette décision, l'Autorité a retenu que les sociétés Novartis Pharma et Novartis, en tant qu'auteures des pratiques, et les sociétés Novartis groupe France et Novartis, en leurs qualités de sociétés mères, avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), en mettant en uvre une pratique de dénigrement de l'Avastin sur les marchés français du traitement de la DMLA exsudative par anti-VEGF et des autres indications oculaires traitées par anti-VEGF, combinant la ville et l'hôpital (le marché du traitement de la DMLA exsudative). Aux termes de l'article 2 de cette décision, l'Autorité a estimé que les sociétés Novartis Pharma, Novartis, Roche et Genentech, en tant qu'auteures des pratiques, et les sociétés Novartis groupe France, Novartis et Roche Holding, en leurs qualités de sociétés mères, avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 précité ainsi que celles de l'article 102 TFUE, en diffusant un discours alarmiste, voire trompeur, auprès des autorités publiques sur les risques liés à l'utilisation de l'Avastin sur le marché du traitement de la DMLA exsudative.
7. Les sociétés Novartis Pharma, Novartis, Novartis groupe France, Roche, Roche Holding et Genentech ont formé des recours contre ladite décision.
Examen des moyens
Sur le second moyen du pourvoi incident des sociétés Novartis Pharma, Novartis groupe France et Novartis
8. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses première à troisième branches, du pourvoi principal
Enoncé du moyen
9. Le président de l'Autorité fait grief à l'arrêt de réformer la décision de l'Autorité en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de dire qu'il n'est pas établi que les sociétés Novartis Pharma, Novartis groupe France, Novartis, Roche, Genentech et Roche Holding ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l'article 102 TFUE et, en conséquence, de dire que l'Autorité doit adapter ses communications, alors :
« 1°/ que la possibilité de prescrire un médicament hors AMM résulte du principe de liberté de prescription des médecins, qui figure au nombre des principes déontologiques fondamentaux" de la profession, comme rappelé par l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale ; que la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite loi Bertrand", entrée en vigueur le 31 décembre 2011, a certes encadré la liberté des médecins s'agissant de la prescription d'une spécialité pharmaceutique pour un usage non conforme à celui pour lequel une AMM lui a été délivrée, en limitant cette possibilité au cas où le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique du patient", lorsque l'indication ou les conditions d'utilisation considérées n'ont pas fait l'objet d'une recommandation temporaire d'utilisation (RTU), mais sans pour autant interdire, dans ce cas, toute prescription hors AMM lorsqu'il existe sur le marché une autre spécialité pharmaceutique appropriée disposant d'une AMM, ainsi qu'en témoignent les travaux parlementaires préalables à l'adoption de cette loi ; qu'en considérant que la possibilité d'avoir recours au Lucentis, qui bénéficiait d'une AMM pour le traitement de la DMLA, interdisait aux praticiens de prescrire l'Avastin pour le traitement de cette pathologie, ce qui revient à réduire à néant la liberté de prescription dont jouissent les médecins, la cour d'appel, qui a limité à tort la période infractionnelle du 7 avril 2008 au 30 décembre 2011, a violé par fausse interprétation l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, ainsi que les articles L. 162-2 du code de la sécurité sociale et 8 du code de déontologie médicale ;
2°/ qu'à supposer que l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011, le 31 décembre 2011, ait limité la possibilité pour les médecins de prescrire une spécialité pharmaceutique pour un usage non conforme à celui pour lequel une AMM lui a été délivrée aux cas d' absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation temporaire de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation", et qu'ainsi l'existence d'une spécialité équivalente disposant d'une AMM interdisait le recours à toute prescription hors AMM, les médecins ont cependant conservé, en vertu du principe de liberté de prescription, qui figure au nombre des principes déontologiques fondamentaux" indissociablement attachés à la profession, la possibilité de prescrire une spécialité pharmaceutique hors AMM lorsqu'ils estiment que le recours à une autre spécialité bénéficiant d'une AMM n'est pas approprié, au regard de la situation propre de chaque patient ; qu'en se bornant à considérer, pour exclure toute substituabilité juridique entre Avastin et Lucentis à compter de l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012, que la prescription d'Avastin était devenue illégale pour la seule raison qu'il existait une autre spécialité pharmaceutique disposant d'une AMM pour le traitement de la DMLA exsudative, sans rechercher, ainsi que l'y invitait l'Autorité, si les praticiens pouvaient encore prescrire l'Avastin plutôt que le Lucentis s'ils considéraient cette prescription indispensable pour améliorer ou stabiliser l'état clinique du patient, dans le cas où cette spécialité était plus adaptée à l'intérêt du patient, le recours au Lucentis n'étant pas approprié, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 5121-12-1 du code de la santé publique, L. 162-2 du code de la sécurité sociale et 8 du code de déontologie médicale ;
3°/ qu'il appartient à l'Autorité et, par extension, à la cour d'appel saisie d'un recours en annulation ou en réformation d'une décision de l'Autorité, de replacer les pratiques incriminées dans leur contexte, c'est-à dire notamment la perception que pouvaient avoir les acteurs sur le marché des prises de position des autorités de santé à l'époque des faits litigieux ; qu'il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne relative à la prescription d'Avastin hors AMM pour le traitement de la DMLA que l'incertitude relative à la légalité d'une telle prescription ne suffisait pas à écarter toute substituabilité juridique entre l'Avastin et le Lucentis ; qu'en l'espèce, il est constant que les médecins ont continué à prescrire l'Avastin pour le traitement de la DMLA après l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 le 31 décembre 2011 et que les prises de position des autorités de santé sur ce sujet ont été évolutives, n'interdisant pas une telle possibilité de prescription d'Avastin, à tout le moins jusqu'à l'instruction du directeur général de la santé (DGS) du mois de juillet 2012 ; qu'en analysant les effets de l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 a posteriori seulement, notamment au regard de l'instruction du DGS de juillet 2012, pour décider que cette loi avait supprimé toute substituabilité juridique entre Avastin et Lucentis, en interdisant la prescription hors AMM d'Avastin, sans rechercher si, dans le contexte contemporain des pratiques, les médecins prescripteurs pouvaient légitimement avoir eu un doute sur la légalité de la prescription d'Avastin pour le traitement de la DMLA, ce qui était le cas en l'absence de prise de position claire des autorités de santé sur ce sujet à tout le moins jusqu'en juillet 2012, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 102 TFUE. »
Réponse de la Cour
10. En premier lieu, la liberté de prescription du médecin reconnue aux articles L. 162-2 du code de la sécurité sociale et R. 4127-8 du code de la santé publique s'exerce dans les limites fixées par la loi.
11. Selon l'article L. 5121-12-1, I, du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011, une spécialité pharmaceutique peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son AMM en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une AMM ou d'une autorisation temporaire d'utilisation, sous réserve que l'indication ou les conditions d'utilisation considérées aient fait l'objet d'une recommandation temporaire d'utilisation établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ou que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique du patient.
12. Il résulte des termes « en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une AMM ou d'une autorisation temporaire d'utilisation » que ce texte exclut, sans obscurité ni ambiguïté, toute possibilité de prescrire une spécialité pharmaceutique hors AMM lorsqu'il existe une alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une AMM.
13. Le moyen, pris en sa première branche, qui postule le contraire, n'est donc pas fondé.
14. En deuxième lieu, l'arrêt retient que l'instruction du dossier ne prétend ni ne démontre que l'Avastin, à l'exclusion du Lucentis, aurait été approprié au cas de patients particuliers pour des raisons strictement thérapeutiques.
15. En l'état de ces constatations, dont il se déduit que le Lucentis constituait une alternative médicamenteuse appropriée pour tous les patients, la cour d'appel a implicitement mais nécessairement procédé à la recherche prétendument délaissée visée par la deuxième branche.
16. En dernier lieu, la Cour de justice de l'Union européenne juge que la circonstance que des produits pharmaceutiques sont fabriqués ou vendus de manière illicite empêche, en principe, de considérer comme substituables ou interchangeables ces produits, tant du côté de l'offre, en raison des risques juridiques, économiques, techniques ou d'atteinte à leur réputation auxquels ils exposent les fabricants et les distributeurs desdits produits, que du côté de la demande, compte tenu, notamment, des risques pour la santé publique qu'ils suscitent auprès des professionnels de la santé et des patients (arrêt du 23 janvier 2018, F. Hoffmann-La Roche e.a., C-179/16, point 52).
17. Ayant retenu qu'à compter du 31 décembre 2011, date d'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012, il a existé un empêchement légal à la prescription de l'Avastin pour le traitement de la DMLA, la cour d'appel, qui n'avait pas à procéder à la recherche visée à la troisième branche, que ses constations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision de ce chef sans encourir les griefs du moyen.
Mais sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche, et sur le troisième moyen, pris en sa quatrième branche, du pourvoi principal, réunis
Enoncé des moyens
18. Par son premier moyen, pris en sa quatrième branche, le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « que la concurrence potentielle entre deux spécialités pharmaceutiques est un intérêt protégé par le droit de la concurrence, indépendamment d'un marché incluant les deux produits ; qu'ainsi, à supposer même que la substituabilité juridique entre l'Avastin et le Lucentis ait cessé après l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011, en s'abstenant de rechercher si, d'une part, le fait que les autorités publiques ont évoqué dès la fin du mois de juin 2012, soit avant la publication de l'instruction du directeur général de la santé (DGS) interdisant le recours à cette spécialité pharmaceutique, la possibilité d'une recommandation temporaire d'utilisation (RTU) pour l'Avastin s'agissant du traitement de la DMLA, finalement adoptée en juin 2015, et, d'autre part, le fait que les études scientifiques ont peu à peu reconnu le caractère approprié et sans danger de l'utilisation de l'Avastin pour le traitement de la DMLA, avaient maintenu une concurrence au moins potentielle entre l'Avastin et le Lucentis au cours de la fin de la période infractionnelle retenue par l'Autorité, jusqu'en novembre 2013, et non pas seulement du 7 avril 2008 au 30 décembre 2011, indépendamment d'un marché incluant les deux produits, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE. »
19. Par son troisième moyen, pris en sa quatrième branche, le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « que la concurrence potentielle est un intérêt protégé au titre de la prohibition des abus de position dominante ; qu'en se bornant néanmoins, s'agissant des pratiques mises en uvre par la société Roche faisant l'objet du second grief, à affirmer que le refus initial opposé par cette société de fournir les échantillons nécessaires à la réalisation de l'étude de stabilité GEFAL, réclamés par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) en juillet 2008, ne pouvait être sanctionné aux motifs que les effets de ces pratiques ne se seraient matérialisés qu'après le 31 décembre 2011, à un moment où l'Avastin et le Lucentis avaient cessé d'être substituables entre eux en raison de l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011, et que la lettre adressée le 26 mai 2011 au président de l'AFSSAPS ne pouvait permettre de caractériser un abus de position dominante dès lors que, d'une part, l'AFSSAPS avait fait de l'engagement de Roche de demander une AMM concernant l'Avastin pour des indications thérapeutiques en ophtalmologie une condition préalable et, d'autre part, qu'il ne peut être reproché à Roche de ne pas avoir formulé une telle demande", la cour d'appel, qui a refusé d'analyser les comportements postérieurs à l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 sans rechercher si, au regard des discussions relatives à l'adoption d'une RTU pour l'utilisation de l'Avastin en ophtalmologie, qui avaient débuté au mois de juin 2012, ce médicament était demeuré, jusqu'à la fin de la période infractionnelle retenue par l'Autorité, dans un rapport de concurrence potentielle avec le Lucentis, tombant dans le champ de la protection de l'article 102 TFUE, a privé sa décision de base légale au regard de ce texte et de l'article L. 420-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du premier moyen, pris en sa quatrième branche
20. Les sociétés Roche Holding, Roche et Genentech ainsi que Novartis, Novartis Pharma et Novartis groupe France contestent la recevabilité du moyen. Elles soutiennent qu'il est nouveau et mélangé de fait et de droit.
21. Cependant la décision, objet du recours en annulation devant la cour d'appel, était subsidiairement fondée sur le constat d'une concurrence potentielle de l'Avastin sur le marché du traitement de la DMLA exsudative.
22. Dès lors, le moyen, qui est né de l'arrêt attaqué, est recevable.
Bien-fondé des moyens
Vu l'article L. 420-2 du code de commerce, l'article 102 TFUE, l'article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/83/CE du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, dans sa rédaction issue de la directive 2004/27/CE du 31 mars 2004, l'article L. 5121-12-1, V, du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012, et le décret n° 2012-742 du 9 mai 2012 relatif aux recommandations temporaires d'utilisation des spécialités pharmaceutiques :
23. Selon les deux premiers de ces textes, l'examen des conditions de concurrence porte non seulement sur la concurrence actuelle que se font les entreprises déjà présentes sur le marché pertinent, mais aussi sur la concurrence potentielle.
24. Afin de déterminer si une entreprise absente d'un marché se trouve dans un rapport de concurrence potentielle avec une ou plusieurs autres entreprises déjà présentes sur ce marché, il convient de déterminer s'il existe des possibilités réelles et concrètes que cette première intègre ledit marché et concurrence la ou les secondes [CJUE, arrêts du 28 février 1991, Delimitis, C-234/89, point 21, et du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C-307/18, point 36].
25. La démonstration d'une situation de concurrence potentielle doit être étayée par un ensemble d'éléments factuels concordants tenant compte de la structure du marché ainsi que du contexte économique et juridique régissant son fonctionnement, tendant à établir que l'entreprise concernée aurait des possibilités réelles et concrètes d'accéder au marché concerné (voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 26 octobre 2023, EDP – Energias de Portugal e.a., C-331/21, point 63).
26. D'une part, aux termes de l'article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/83, un État membre peut, conformément à la législation en vigueur et en vue de répondre à des besoins spéciaux, exclure des dispositions de cette directive les médicaments fournis pour répondre à une commande loyale et non sollicitée, élaborés conformément aux spécifications d'un professionnel de santé agréé et destinés à ses malades particuliers sous sa responsabilité personnelle et directe.
27. Cette dérogation, en ce qu'elle est soumise à l'existence de besoins spéciaux, suppose que le médicament sans AMM dont la prescription est envisagée n'a pas d'équivalent de mêmes substances, dosage et forme autorisé sur le marché national, des considérations financières n'étant pas à elles seules, en présence d'un tel médicament équivalent, de nature à établir ces besoins (voir, en ce sens, CJUE arrêt du 29 mars 2012, Commission/Pologne, C-185/10, points 36 à 38).
28. Selon l'article L. 5121-12-1, V, du code de la santé publique dans sa rédaction issue de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012, par dérogation au I et à titre exceptionnel, en présence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché, une spécialité pharmaceutique peut faire l'objet d'une recommandation temporaire d'utilisation établie dans les conditions prévues aux I à IV du même article. Cette recommandation temporaire d'utilisation ne peut être établie que dans l'objectif soit de remédier à un risque avéré pour la santé publique, soit d'éviter des dépenses ayant un impact significatif sur les finances de l'assurance maladie.
29. Le décret n° 2012-742 du 9 mai 2012, qui insère dans le code de la santé publique les articles R. 5121-76-1 à R. 5121-76-9, définit les conditions d'élaboration des recommandations temporaires d'utilisation et leur régime.
30. Il résulte de ces textes, interprétés à la lumière de l'article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/83, qu'en présence d'une alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une AMM qui n'est pas de mêmes substances, dosage et forme, un médicament peut faire l'objet d'une recommandation temporaire d'utilisation afin soit de remédier à un risque avéré pour la santé publique, soit d'éviter des dépenses ayant un impact significatif sur les finances de l'assurance maladie.
31. D'autre part, si la perception qu'une entreprise déjà active sur un marché a d'une entreprise qui n'y est pas présente ne constitue pas un indice autonome, décisif ou indispensable pour démontrer une situation de concurrence potentielle entre ces deux entreprises, cet élément peut être pris en compte pour étayer des indices objectifs et concordants et, ainsi, renforcer la démonstration de l'existence de possibilités réelles et concrètes que la seconde entre sur le marché (voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 26 octobre 2023, EDP – Energias de Portugal e.a., C-331/21, points 69 et 70).
32. Pour limiter son examen des conditions de concurrence à la période qui s'étend de mars 2008 au 30 décembre 2011, veille de l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012, et exclure toute pratique anticoncurrentielle postérieurement à cette dernière date, l'arrêt retient que, si l'Avastin et le Lucentis, qui n'ont ni la même forme, ni le même poids moléculaire, ni la même durée de demi-vie systémique, devaient être considérés comme des médicaments concrètement substituables à l'hôpital sur le marché du traitement de la DMLA exsudative par anti-VEGF, le Lucentis, qui dispose d'une AMM communautaire délivrée le 22 janvier 2007, était, au cours de la période infractionnelle retenue par l'Autorité, disponible sur le marché et constitutif d'une « alternative médicamenteuse appropriée » au sens de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique. L'arrêt en déduit qu'il n'a, en conséquence, plus été permis, à compter de l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012, de prescrire l'Avastin pour le traitement de la DMLA. Il ajoute que, le décret d'application en Conseil d'État mentionné au IV de cet article, relatif aux conditions d'élaboration de la RTU, n'ayant pas été pris, la « RTU économique » prévue au V de l'article L. 5121-12-1, issu de la loi n° 2012-1404, n'a jamais pu être mise en uvre, de sorte que la prohibition de la prescription de l'Avastin hors AMM pour l'indication couverte par le Lucentis, posée par la loi n° 2011-2012, était demeurée jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 2014-891 du 8 août 2014. Il en conclut que, du 31 décembre 2011 au mois de novembre 2013, il a existé un empêchement légal à la prescription de l'Avastin hors AMM pour le traitement de la DMLA exsudative.
33. En se déterminant ainsi, sans rechercher si, au cours de la période postérieure à l'adoption de la loi n° 2011-12 du 29 décembre 2011, l'existence de possibilités réelles et concrètes que l'Avastin intègre le marché du traitement de la DMLA exsudative ne se déduisait pas de la perception de l'Avastin comme un produit concurrent par l'entreprise Novartis, de la substituabilité concrète de l'Avastin et du Lucentis à l'hôpital sur les marchés du traitement de la DMLA exsudative, de la publication d'études scientifiques concluant tant à l'équivalence des effets de ces médicaments pour ce traitement qu'à l'absence de différence significative de risques graves entre eux, de l'adoption, dès le 17 décembre 2012, de la loi n° 2012-1404 et de la possibilité que, sur le fondement du V de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de cette loi, soit adoptée une recommandation temporaire d'utilisation de l'Avastin pour le traitement de la DMLA exsudative, de sorte que les deux médicaments seraient restés dans un rapport de concurrence potentielle, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, et sur le troisième moyen, pris en sa troisième branche du pourvoi principal
Enoncé du moyen
34. Par le deuxième moyen, pris en sa première branche, le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'une position dominante collective peut être établie lorsque des entreprises ont, ensemble, notamment en raison de facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d'adopter une même ligne d'action sur le marché et d'agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs ; que, par ailleurs, la qualification de la position dominante détenue par les entreprises en cause, individuelle ou collective, doit précéder toute analyse des pratiques sous l'angle de l'abus de position dominante, un tel abus se rapportant à l'exploitation de cette position dominante ; qu'en l'espèce, l'Autorité a établi que les sociétés Roche, Novartis et Genentech formaient ensemble une entité collective sur le marché du traitement de la DMLA pour les besoins de la commercialisation de l'Avastin et du Lucentis où elles détenaient collectivement une position dominante jusqu'à l'arrivée d'Eylea sur le marché en raison, d'une part, des liens structurels et économiques existant entre ces entreprises, d'autre part, de leurs parts de marché cumulées et des spécificités du secteur en cause ; que l'Autorité a, par suite, caractérisé un abus de position dominante résultant du discours tenu par ces sociétés à propos du recours à l'Avastin en ophtalmologie, après avoir établi que ces pratiques étaient la manifestation d'une position dominante collective et qu'elles revêtaient un caractère abusif au sens du droit de la concurrence ; qu'en considérant qu'aucun abus de position dominante n'était caractérisé, le discours tenu par les entreprises n'excédant pas les limites de leur liberté d'expression et s'inscrivant dans un débat d'intérêt général, sans avoir au préalable qualifié la position dominante de ces entreprises, individuelle ou collective, sur le marché en cause, ce qui empêchait de procéder, par la suite, à une analyse des pratiques sous l'angle de la responsabilité particulière des entreprises dominantes et de vérifier si les comportements observés constituaient la manifestation d'une position dominante collective, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE. »
35. Par le troisième moyen, pris en sa troisième branche, le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors que « si le constat d'effets concrets qu'une pratique a eus sur le marché, en termes de restriction de la concurrence, n'est pas nécessaire, il est néanmoins pertinent pour caractériser un abus de position dominante ; qu'en l'espèce, l'Autorité relevait, à propos des pratiques mises en uvre par la société Novartis faisant l'objet du premier grief, que le discours tenu par cette société, s'agissant des risques liés à l'utilisation de l'Avastin en ophtalmologie, avait eu des effets concrets sur les volumes, en incitant les professionnels de santé à avoir recours au Lucentis pour le traitement de la DMLA, ce qui avait eu pour effet de faire chuter les ventes de l'Avastin ; qu'en s'abstenant de rechercher si ces effets concrets du discours de la société Novartis établissaient le caractère anticoncurrentiel des pratiques, déjà retenu par l'Autorité en raison de ses effets réels, et en se bornant à considérer que celui-ci ne revêtait pas un caractère anticoncurrentiel dans la mesure où il reposait sur une base factuelle suffisante, était exprimé avec une certaine mesure et s'inscrivait dans un débat d'intérêt général, ce dont elle a déduit que ce discours n'excédait pas les limites de la liberté d'expression reconnue aux entreprises dominantes, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 102 TFUE et l'article L. 420-2 du code de commerce :
36. D'une part, selon ces textes, est incompatible avec le marché intérieur et interdit le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
37. La notion d'exploitation abusive d'une position dominante au sens de cette disposition est une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise dans une telle position qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence (CJUE, arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85/76, point 91).
38. Il en résulte une responsabilité particulière pour l'entreprise qui détient une position dominante de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur (CJUE, arrêts du 9 novembre 1983, Michelin / Commission, 322/81, point 57, et du 27 mars 2012, Post Danmark, C-209/10, point 23).
39. Constitue une exploitation abusive d'une position dominante le comportement qui, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises, a pour effet actuel ou potentiel de restreindre cette concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés, ou en empêchant leur développement sur ces marchés (CJUE, arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C-333/21, point 129).
40. Selon l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (la Convention), l'exercice de la liberté d'expression peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique.
41. Selon la Cour européenne des droits de l'homme, l'étendue de la marge d'appréciation dont disposent les États contractants pour apprécier le caractère proportionné des restrictions à la liberté d'expression, varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de « discours » ou d'information en cause, revêt une importance particulière. Ainsi, si l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour de telles restrictions en matière politique par exemple, les États contractants disposent d'une large marge d'appréciation lorsqu'ils réglementent la liberté d'expression dans le domaine commercial, étant entendu que l'ampleur de celle-ci doit être relativisée lorsqu'est en jeu non l'expression strictement « commerciale » de tel individu mais sa participation à un débat touchant à l'intérêt général (CEDH, Ashby Donald et autres c. France, n° 36769/08, § 39, 10 février 2013).
42. Un discours ou une communication de l'entreprise en position dominante est susceptible de constituer un abus au sens de l'article 102 TFUE, lequel s'apprécie au regard des seuls critères posés par ce texte.
43. Cependant, si l'article 10 de la Convention est invoqué par l'entreprise, cette pratique anticoncurrentielle ne peut faire l'objet d'une sanction que si celle-ci remplit les exigences de l'article 10 § 2 précité, à savoir qu'elle est prévue par la loi, inspirée par l'un des buts légitimes au regard dudit paragraphe et nécessaire, dans une société démocratique, pour les atteindre, notamment au regard de sa nature et de son montant [CEDH, C8 (Canal 8) c. France, n° 58951/18 et 1308/19, §§ 72-82 et 97-104, 9 février 2023].
44. Pour dire que les pratiques ne sont pas établies, l'arrêt énonce que le discours diffusé par la société Novartis, la lettre du 26 mai 2011 de la société Roche à l'AFSSAPS et la lettre de la société Novartis du 9 mai 2011 se rapportent à un sujet d'intérêt général, reposent sur une base factuelle suffisante, ne manquent ni de prudence ni de mesure, ne revêtent pas un caractère trompeur et s'inscrivent dès lors dans les limites de la liberté d'expression.
45. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à établir que ces communications n'étaient pas constitutives d'abus de position dominante, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le troisième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal
Enoncé du moyen
46. Le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « que, s'il n'est pas requis, pour l'application de l'article 102 TFUE, d'établir l'intention anticoncurrentielle de l'entreprise en position dominante, l'existence d'une telle intention, bien que n'étant pas suffisante à elle seule, constitue une circonstance à prendre en compte aux fins de la détermination d'un abus de position dominante ; que l'intention poursuivie par une entreprise est susceptible de caractériser un détournement de procédure administrative constitutif d'un abus de position dominante, en particulier en l'absence de justification d'un objectif légitime ; qu'en affirmant que le discours tenu par la société Novartis auprès des professionnels de santé à propos des risques liés à l'utilisation de l'Avastin en ophtalmologie ne constituait pas un abus de position dominante, sans rechercher si, comme le faisait valoir l'Autorité, la société Novartis avait adopté, dans le cadre de la stratégie commune poursuivie avec les sociétés Roche et Genentech, un discours auprès des professionnels de santé dont l'objectif, étranger aux obligations de pharmacovigilance dont seule l'entreprise commercialisant un médicament peut être titulaire, avait un objet anticoncurrentiel, à savoir empêcher le recours à l'Avastin en ophtalmologie au profit du Lucentis, la cour d'appel, qui a procédé à une analyse in abstracto des pratiques mises en uvre par la société Novartis, sans tenir compte, au regard de leur contexte, des objectifs réellement poursuivis par cette société dans le cadre d'une ligne d'action commune avec les sociétés Roche et Genentech, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 420-2 du code de commerce, l'article 102 TFUE, l'article 101, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2001/83 ainsi que les articles 16, paragraphe 2, 17 et 49, paragraphe 5, du règlement (CE) n° 726/2004 du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires pour l'autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments :
47. D'abord, selon les deux premiers de ces textes, est incompatible avec le marché intérieur et interdit le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
48. Constitue une exploitation abusive d'une position dominante le comportement qui, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises, a pour effet actuel ou potentiel de restreindre cette concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés, ou en empêchant leur développement sur ces marchés (CJUE, arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C-333/21, point 129).
49. Pour établir le caractère abusif d'une pratique d'éviction, il doit être démontré, d'une part, que cette pratique avait la capacité, lorsqu'elle a été mise en uvre, de produire un tel effet d'éviction, en ce sens qu'elle était susceptible de rendre plus difficile la pénétration ou le maintien des concurrents sur le marché en cause, et, ce faisant, que ladite pratique était susceptible d'avoir une incidence sur la structure de marché, d'autre part, que cette pratique reposait sur l'exploitation de moyens autres que ceux relevant d'une concurrence par les mérites (CJUE, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C-377/20, point 61).
50. La preuve d'une intention anticoncurrentielle, bien qu'insuffisante à elle seule, constitue une circonstance factuelle susceptible d'être prise en compte aux fins de la détermination d'un abus de position dominante (CJUE, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C-377/20, point 63).
51. Outre les circonstances factuelles qui concernent la pratique elle-même, sont également pertinentes pour apprécier si une pratique s'écarte de la concurrence par les mérites les circonstances relatives au marché en cause ou au fonctionnement de la concurrence sur celui-ci. Ainsi, des circonstances relatives au contexte dans lequel le comportement de l'entreprise en position dominante est mis en uvre, telles que des caractéristiques du secteur concerné, doivent être considérées comme étant pertinentes [voir en ce sens, CJUE, arrêt du 10 septembre 2024, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), C-48/22 P, points 168 à 172].
52. En présence de situations dominantes ou de monopoles résultant de barrières à l'entrée liées à des conditions d'autorisation ou à des droits exclusifs, la fourniture d'informations trompeuses aux autorités administratives ou judiciaires ou à d'autres instances ainsi que l'usage des procédures réglementaires de façon à empêcher ou à rendre plus difficile l'entrée de concurrents sur le marché, en l'absence de motifs tenant à la défense des intérêts légitimes d'une entreprise engagée dans une concurrence par les mérites ou en l'absence de justifications objectives, figurent au nombre des éléments pertinents pour établir si une pratique s'écarte de la concurrence par les mérites (voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 6 décembre 2012, AstraZeneca/Commission, C-457/10 P, points 93 et 134).
53. Ensuite, selon l'article 101, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2001/83, les médicaments sont soumis à un système de pharmacovigilance qui sert à recueillir des informations concernant les risques qu'ils présentent pour la santé des patients ou pour la santé publique. Ces informations concernent en particulier les effets indésirables survenant chez l'homme, aussi bien en cas d'utilisation d'un médicament conformément aux termes de son AMM que lors d'une utilisation non conforme aux termes de l'AMM.
54. Selon l'article 16, paragraphe 2, du règlement n° 726/2004, le titulaire de l'AMM est tenu à une obligation de communication à l'Agence européenne des médicaments, à la Commission européenne et aux États membres de toute information nouvelle, notamment les résultats tant positifs que négatifs des essais cliniques ou d'autres études pour toutes les indications et populations, qu'elles figurent ou non dans l'AMM, et les données concernant toute utilisation du médicament d'une manière non conforme aux termes de l'AMM.
55. Selon l'article 17 du même règlement, ce titulaire est responsable de l'exactitude des documents et des données qu'il fournit.
56. Selon l'article 49, paragraphe 5, dudit règlement, le titulaire d'une AMM ne peut communiquer au public, sur son médicament autorisé, des informations ayant trait à la pharmacovigilance sans en avertir préalablement ou simultanément l'Agence européenne des médicaments et, en tout état de cause, doit veiller à ce que ces informations soient présentées de manière objective et ne soient pas trompeuses.
57. Les exigences de pharmacovigilance pouvant impliquer des démarches telles que la diffusion auprès des professionnels de la santé et du grand public d'informations relatives aux risques liés à l'utilisation hors AMM d'un médicament reposent sur le seul titulaire de l'AMM du médicament considéré et non pas sur une autre entreprise commercialisant un médicament concurrent, couvert par une AMM distincte (CJUE, arrêt du 23 janvier 2018, F. Hoffmann-La Roche e.a., C-179/16, point 91).
58. Pour dire que les pratiques ne sont pas établies, l'arrêt énonce, s'agissant du grief fait aux sociétés Novartis Pharma, Novartis et Novartis groupe France d'avoir abusé de la position dominante détenue collectivement avec les sociétés Roche et Genentech, que, en droit de la concurrence, la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit est constitutive de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure. Il retient qu'il est indifférent que le discours de Novartis ait été produit pour des considérations commerciales dans la mesure où il ne saurait être reproché à une entreprise en position dominante d'agir en vue de la défense de ses positions commerciales, pourvu qu'elle ne recoure pas à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites. Il ajoute que le discours de la société Novartis s'inscrivait dans un débat d'intérêt général de santé publique sur la substituabilité de l'Avastin au Lucentis dans le traitement de la DMLA, que la société Novartis disposait d'une base factuelle suffisante pour rendre crédible ses allégations, que les éléments de langage portant sur la comparaison de l'Avastin et du Lucentis ont été développés par la société Novartis sur la base d'éléments objectifs et sur un ton neutre et ne contiennent aucune information erronée. Il en déduit que le discours de cette société ne manque ni de prudence ni de mesure dans l'expression en ce qu'il tend à des constats purement objectifs liés à la délivrance d'une AMM pour la DMLA dans le cas du Lucentis et à l'absence d'AMM de même nature dans le cas de l'Avastin. Il relève, par ailleurs, qu'en l'absence d'études préalables à la commercialisation de l'Avastin sur le marché de la DMLA, et dans le contexte scientifique dans lequel le discours de la société Novartis s'inscrivait, qui faisait à l'époque ressortir l'existence d'effets indésirables supplémentaires dans le cas de l'Avastin, le rappel de la responsabilité juridique était fondé en droit et ne manquait ni de mesure ni de prudence dans l'expression, de sorte qu'il n'a pas méconnu les limites de la liberté d'expression.
59. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si le discours adopté par la société Novartis Pharma, étranger à ses obligations de pharmacovigilance dès lors que cette société n'était pas titulaire de l'AMM de l'Avastin, ne poursuivait pas un objectif anticoncurrentiel tendant à empêcher le recours à ce médicament pour le traitement de la DMLA exsudative, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le troisième moyen, pris en sa deuxième branche, du pourvoi principal
Enoncé du moyen
60. Le président de l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « que, dans le cadre des abus de position dominante non marchands, l'exercice de ses droits par l'entreprise en position dominante ne peut être apprécié isolément, indépendamment des conséquences susceptibles d'en résulter sur le marché ; qu'en l'espèce, la licéité de la démarche d'une ou plusieurs entreprises en position dominante auprès des autorités de santé devait être appréciée au regard du contexte objectif dans lequel elle s'inscrivait, afin de déterminer si elle était de nature à conduire les professionnels de santé à exclure l'usage de l'Avastin pour le traitement de la DMLA et les autorités publiques à créer indûment des obstacles réglementaires à la concurrence ; qu'en s'abstenant de tenir compte, dans son analyse des pratiques mises en uvre par les sociétés Roche, Novartis et Genentech, de tout élément de contexte, en particulier en ce qui concerne la notoriété de ces sociétés, qui étaient détentrices d'un quasi-monopole sur le marché en cause, la confiance que leur accordaient les acteurs du marché et le faible niveau de connaissances en matière de pharmacologie des professionnels de santé, pourtant relevés par l'Autorité pour fonder le constat d'abus de position dominante collective en raison de la responsabilité particulière incombant aux entreprises dominantes, et en refusant de tenir compte des comportements dont les effets concrets se sont manifestés après l'entrée en vigueur de la loi Bertrand, s'agissant notamment du refus de la société Roche de transmettre les échantillons sollicités par l'AFSSAPS dans le cadre de l'étude GEFAL, la cour d'appel, qui a procédé à un examen in abstracto des pratiques en cause, ne permettant pas d'en appréhender les effets potentiels, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 420-2 du code de commerce et l'article 102 TFUE :
61. Afin d'établir le caractère abusif d'une pratique examinée sous l'angle de l'article 102 TFUE, l'effet concurrentiel de celle-ci sur le marché doit exister, mais il ne doit pas être nécessairement concret, étant suffisante la démonstration d'un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise déjà en position dominante (CJUE, arrêt du 5 décembre 2024, Tallinna Kaubamaja Grupp et KIA Auto, C-606/23, point 35).
62. Une absence d'effet concret peut s'expliquer autrement que par une incapacité de la pratique à produire des effets d'éviction et être due, notamment, à des changements depuis survenus sur le marché pertinent ou à l'incapacité de l'entreprise en position dominante de mener à bien la stratégie à l'origine de cette pratique (voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C-377/20, point 54).
63. La capacité d'éviction est à considérer au moment de la mise en uvre de la pratique (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C-377/20, point 61).
64. Pour dire que le refus initial de la société Roche, opposé à la demande de l'AFSSAPS émise en février 2008, de lui fournir des échantillons d'Avastin en vue de réaliser l'étude GEFAL, dont l'objectif était de montrer la non-infériorité, en terme d'efficacité clinique à douze mois, de l'Avastin par rapport au Lucentis sur l'acuité visuelle de patients atteints de DMLA exsudative, n'a pu avoir d'effet anticoncurrentiel, l'arrêt retient que, quand bien même le délai de réponse de seize mois de cette société n'aurait pas retardé le lancement de cette étude, la publication de l'étude GEFAL serait intervenue seize mois plus tôt, en janvier 2012, postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 2011-12, en vertu de laquelle l'Avastin n'était plus juridiquement substituable au Lucentis.
65. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si du mois de février 2008 au 22 juin 2009, date de la remise des échantillons d'Avastin par la société Roche pour la réalisation de l'étude GEFAL, le refus de cette société avait eu, sans considération pour les modifications législatives postérieures, un effet anticoncurrentiel potentiel, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi principal et des pourvois incidents, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il réforme la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-11 du 9 septembre 2020 en toutes ses dispositions et en ce que, statuant à nouveau, il dit qu'il n'est pas établi que les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA, Novartis AG, Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et dit que, en conséquence, l'Autorité de la concurrence devra adapter ses communications toujours en cours sur la décision de sanction en supprimant les messages diffusés sous forme écrite ou vidéo ou, à défaut, en les assortissant de la mention suivante, au début de la communication et de manière apparente : « La décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-11 du 9 septembre 2020 ayant sanctionné les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA, Novartis AG, Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG a été réformée par un arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 16 février 2023, qui a jugé qu'aucune pratique anticoncurrentielle n'était établie à leur encontre. Cet arrêt est susceptible d'un pourvoi en cassation », l'arrêt rendu le 16 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA, Novartis AG, Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA, Novartis AG, Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG et les condamne in solidum à payer au président de l'Autorité de la concurrence la somme de 10 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le vingt-cinq juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.