SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 11 juin 2025
Cassation
Mme MONGE, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 657 F-D
Pourvoi n° A 24-12.401
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 11 JUIN 2025
M. [G] [V], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° A 24-12.401 contre l'arrêt rendu le 1er février 2024 par la cour d'appel de Versailles (chambre sociale 4-2), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Mandateam, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 3], prise en la personne de M. [N] [E], en qualité de liquidateur judiciaire de la société Splash Toys,
2°/ à l'association AGS-CGEA Ile-de-France Ouest, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Segond, conseiller référendaire, les observations écrites de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [V], de la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix, avocat de la société Mandateam, ès qualités, après débats en l'audience publique du 14 mai 2025 où étaient présentes Mme Monge, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Segond, conseiller référendaire rapporteur, Mme Cavrois, conseiller, et Mme Aubac, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 1er février 2024), M. [V] a été engagé en qualité de directeur marketing et vente international, statut cadre dirigeant, par la société Splash Toys selon contrat à durée indéterminée du 2 janvier 2014.
2. Le 31 mars 2021, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat de travail.
3. Le 17 février 2022, la société Splash Toys a été placée en liquidation judiciaire, la société Mandateam ayant été désignée en qualité de liquidatrice.
4. Le 15 mars 2022, le salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes relatives à l'exécution et à la rupture de son contrat de travail.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande en paiement de rappel de primes pour le deuxième semestre 2019 et pour l'année 2020, outre les congés payés afférents, et, en conséquence, de dire que la prise d'acte produit les effets d'une démission, de le débouter de sa demande tendant à ce qu'il soit dit que sa prise d'acte de la rupture produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et de le débouter de ses demandes à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre les congés payés afférents, d'indemnité conventionnelle de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que les objectifs servant au calcul de la rémunération variable et les modalités de détermination du montant de celle-ci doivent être fixés par l'employeur et portés à la connaissance du salarié en début de la période y afférente ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a rappelé que "le contrat de travail de M. [V] prévoit une part variable de rémunération dans les termes suivants : Article 5 ... Prime : Une prime à compter de l'exercice 2014 pourra être attribuée à M. [V] [G] au 30 juin et 31 décembre de chaque année, en fonction des résultats semestriels de la société Splash Toys, basés sur le chiffre d'affaires, et les marges sur la partie export. Chaque prime sera versée dans les 30 jours de la constatation de la réalisation des objectifs semestriels sous réserve qu'à la date d'exigibilité, M. [V] [G] fasse toujours partie des effectifs de la société Splash Toys. Au 1er semestre, cette prime sera d'un montant maximum de 12 000 euros brut en cas de réalisation des objectifs. Au 2nd semestre, cette prime sera d'un montant maximum de 12 000 [lire 14 000] euros brut en cas de réalisation des objectifs. Les conditions d'obtention de ces primes seront fixées chaque année discrétionnairement par la société Splash Toys, en fonction du potentiel et de l'évolution de son secteur et de la politique commerciale de la société Splash Toys. La société Splash Toys informera M. [V] [G] en début de chaque exercice des conditions d'obtention de ces primes", puis constaté qu' "il n'est par ailleurs pas discuté que les primes réclamées n'ont pas été payées" ; que pour débouter le salarié de sa demande de rappel de rémunération variable, la cour d'appel - après avoir rappelé que le contrat de travail stipulait que les objectifs sont fixés "en fonction des résultats semestriels de la société Splash Toys, basés sur le chiffre d'affaires et les marges sur la partie export" - a retenu, d'une part, que le salarié était cadre dirigeant, qu'il était totalement associé à la gestion de l'entreprise et qu'il avait la charge de la filiale hongkongaise, d'autre part, que le comptable de la société indiquait que le seul critère de déclenchement des primes était que les ventes à l'international, par le biais de ladite filiale, soient rentables, c'est-à-dire qu'elles permettent de dégager un bénéfice, et que M. [V] était parfaitement informé que ses primes semestrielles étaient, chaque année, déclenchées uniquement si l'activité de cette société était bénéficiaire, ce dont elle a déduit que ce dernier connaissait pertinemment ses objectifs et avait parfaitement connaissance des critères d'attribution de sa rémunération variable ; qu'en se déterminant ainsi, sans constater que les objectifs servant au calcul de sa rémunération variable et les modalités de détermination du montant de celle-ci avaient été portés à la connaissance du salarié en début d'exercice, sans quoi le paiement de l'intégralité de la rémunération variable était dû, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1101 et 1103 du code civil en leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ensemble l'article L. 1221-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1353 du code civil :
6. Aux termes de ce texte, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver et, réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation.
7. Lorsque les objectifs sont définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, celui-ci peut les modifier dès lors qu'ils sont réalisables et qu'ils ont été portés à la connaissance du salarié en début d'exercice.
8. Pour débouter le salarié de sa demande en paiement des primes pour le second semestre 2019 et l'année 2020, après avoir constaté que son contrat de travail prévoyait que l'intéressé percevrait, sur la base d'objectifs fixés chaque année par l'employeur en fonction des résultats de la société basés sur le chiffre d'affaires et les marges sur la partie export, une prime d'un montant maximum de 12 000 euros au premier semestre et d'un montant maximum de 14 000 euros au second semestre, l'arrêt relève d'une part, que le salarié était cadre dirigeant, qu'il était totalement associé à la gestion de l'entreprise et qu'il avait la charge de la filiale hongkongaise, d'autre part, que le comptable de la société indiquait que le seul critère de déclenchement des primes était que les ventes à l'international, par le biais de ladite filiale, soient rentables, c'est-à-dire qu'elles permettent de dégager un bénéfice, et que le salarié était parfaitement informé que ses primes semestrielles étaient, chaque année, déclenchées uniquement si l'activité de cette société était bénéficiaire.
9. En se déterminant ainsi, sans vérifier que les objectifs et les modalités de calcul de la rémunération variable avaient, pour chaque exercice, été fixés par l'employeur et portés à la connaissance du salarié en début d'exercice, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Et sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
10. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour discrimination, et, en conséquence, de dire que la prise d'acte produit les effets d'une démission, de le débouter de sa demande tendant à ce qu'il soit dit que sa prise d'acte de la rupture produit les effets d'un licenciement nul et de le débouter de ses demandes à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre les congés payés afférents, d'indemnité conventionnelle de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement nul, alors « que lorsque le salarié présente des éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'une telle discrimination et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; que, pour écarter la discrimination fondée sur l'âge, la cour d'appel a retenu, d'une part que, compte tenu des termes employés et de leur sens, les propos tenus par M. [P] ne peuvent être considérés comme injurieux ni même vexatoire, mais s'analysent comme l'expression sans excès d'une opinion sur un collègue de travail, laquelle s'inscrit dans ce qui est autorisé au titre de la liberté d'expression, d'autre part qu'il n'est pas prétendu que les propos, qui sont isolés, auraient été tenus à M. [V] lui-même ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'elle constatait que deux salariés de l'entreprise attestaient que M. [P], directeur général de l'entreprise, avait, à plusieurs reprises, dit de M. [V] qu'il était "has been" et "dépassé", l'appelait "le vieux" et expliquait à ses subalternes qu'il "doit s'arrêter et prendre sa retraite", ce dont il résultait que le salarié présentait des éléments laissant supposer une discrimination en raison de son âge et qu'il appartenait dès lors à l'employeur de prouver que son comportement et ses propos étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, la cour d'appel a violé les articles L. 1132-1 et L. 1134-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1132-1, dans sa rédaction issue de la loi n° 2020-760 du 22 juin 2020, L. 1134-1 et L. 1134-5 du code du travail :
11. Selon le premier de ces textes, aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de nomination ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L. 3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison notamment de son âge.
12. En application de l' article L. 1134-1 du code du travail, lorsque le salarié présente plusieurs éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments pris dans leur ensemble laissent supposer l'existence d'une telle discrimination et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
13. Aux termes de l'article L. 1134-5 du code du travail, l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination. Ce délai n'est pas susceptible d'aménagement conventionnel. Les dommages-intérêts réparent l'entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée.
14. Pour débouter le salarié de ses demandes tendant à dire que sa prise d'acte produit les effets d'un licenciement nul et en paiement de dommages-intérêts pour discrimination, l'arrêt, après avoir constaté que plusieurs attestations de salariés de l'entreprise faisaient état de propos humiliants tenus par le directeur général de la société, M. [P], à l'encontre du salarié tels que « il est toujours aujourd'hui en train de bosser sur des bases d'il y a 15 ans »,« has-been », « dépassé » et qu'il « était préférable qu'il passe à autre chose », « Le [V] qui ne sait rien, le vieux, qui doit s'arrêter et prendre sa retraite », « je ne sais pas ce qu'il fait de ses journées », « il va à [Localité 4] pour se balader », retient, d'une part que compte tenu des termes employés et de leur sens, les propos tenus ne peuvent être considérés comme injurieux ni même vexatoires, mais s'analysent comme l'expression sans excès d'une opinion sur un collègue de travail, laquelle s'inscrit dans ce qui est autorisé au titre de la liberté d'expression, d'autre part qu'il n'est pas prétendu que les propos, qui sont isolés, auraient été tenus à l'intéressé lui-même.
15. En statuant ainsi, alors que les propos tenus à l'égard du salarié par le directeur général étaient de nature à laisser supposer une discrimination, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 1er février 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée ;
Condamne la société Mandateam, en sa qualité de liquidatrice judiciaire la société Splash Toys, aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Mandateam, ès qualités, et la condamne à payer à M. [V] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le onze juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.