CIV. 1
CR12
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 4 juin 2025
Cassation
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 395 F-D
Pourvoi n° F 24-13.648
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 4 JUIN 2025
L'agence France presse (AFP), dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° F 24-13.648 contre l'arrêt rendu le 27 mars 2024 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 7), dans le litige l'opposant à Mme [I] [E], domiciliée [Adresse 2] (Belgique), défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Chevalier, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de l'Agence France presse, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de Mme [E], et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, après débats en l'audience publique du 8 avril 2025 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Chevalier, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Tifratine, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 27 mars 2024), Mme [E], soutenant que la publication par l'Agence France presse (l'AFP), le 22 mai 2018, soit quatre jours après la plainte pour viol qu'elle avait déposée contre M. [X], d'une photographie prise lors de l'avant première d'un film et les montrant côte à côte ainsi que l'utilisation de cette photographie pour illustrer l'article intitulé « I've never raped a woman, says French Director [X] », mis en ligne par l'AFP le 7 octobre 2019, portaient atteinte à l'intimité de sa vie privée et à son droit à l'image, a assigné cette société en dommages et intérêts avec publication du jugement.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
2. L'AFP fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a commis une faute envers Mme [E] engageant sa responsabilité délictuelle et de la condamner à des dommages et intérêts, alors « que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi ; qu'il s'ensuit que, hors restriction légalement prévue, l'exercice du droit à la liberté d'expression ne peut, sauf dénigrement de produits ou services, être sanctionné sur le fondement de l'article 1240 du code civil ; qu'en jugeant, après avoir exclu toute atteinte à la vie privée et au droit à l'image de Mme [E], que l'Agence France presse, en publiant une photographie de cette dernière accompagnée de [G] [X] en illustration d'une dépêche diffusée le 7 octobre 2019, avait jeté le discrédit sur les propos de Mme [E] et commis une faute engageant sa responsabilité délictuelle, lorsque les actes en cause n'entraient dans aucune des restrictions à la liberté d'expression légalement prévues, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et, par fausse application, l'article 1240 du code civil ».
Réponse de la Cour
Vu les articles 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1240 du code civil :
3. Il ressort du premier de ces textes que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi (1re Civ., 10 avril 2013, pourvoi n° 12-10.177, Bull. 2013, I, n° 67 ; 1re Civ., 22 janvier 2014, pourvoi n° 12-35.264, Bull. 2014, I, n° 1 ; Ass. Plén., 17 novembre 2023, pourvoi n° 21-20.723, publié).
4. Il s'ensuit que, hors restriction légalement prévue, l'exercice du droit à la liberté d'expression ne peut, sauf dénigrement de produits ou de services, être sanctionné sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil (1re Civ., 2 juillet 2014, pourvoi n° 13-16.730, Bull. 2014, I, n° 120 ; 3e Civ., 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-17.150, Bull. 2016, III, n° 148).
5. Pour condamner l'AFP au paiement de dommages et intérêts, l'arrêt retient que, si aucune atteinte au droit à l'image ou au respect de la vie privée de Mme [E] n'est caractérisée, l'utilisation par l'AFP de la photographie en cause pour illustrer l'article mis en ligne le 7 octobre 2019, montrant les deux parties souriantes côte à côte, qui vient renforcer la crédibilité de la version donnée par M. [X] et jeter ainsi le discrédit sur celle de Mme [E], constitue une faute engageant sa responsabilité délictuelle.
6. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 27 mars 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne Mme [E] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé publiquement le quatre juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.