COMM.
HM
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 21 mai 2025
Cassation partielle
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 269 FS-B
Pourvoi n° M 23-22.573
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 21 MAI 2025
La société Key Feature, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 6], a formé le pourvoi n° M 23-22.573 contre l'arrêt rendu le 20 septembre 2023 par la cour d'appel de Colmar (1re chambre civile, section A), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [X] [K], domicilié [Adresse 5],
2°/ à la société Haenggi et associés, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3],
3°/ à M. [H] [M], domicilié [Adresse 4], pris en qualité de liquidateur de la société en commandite par actions Hôtelière Capi Paris Ptr,
4°/ à la société [F] [P] & A. Lageat, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 2], en la personne de M. [F] [P], prise en qualité de co-liquidateur de la société en commandite par actions Hôtelière Capi Paris Ptr,
5°/ à la société BTSG², société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 1], en la personne de M. [N] [L], prise en qualité de co-liquidateur de la société en commandite par actions Hôtelière Capi Paris Ptr,
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, quatre moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Guillou, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Key Feature, de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de M. [K], de la société Haenggi et associés, et l'avis de M. de Monteynard, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 mars 2025 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Guillou, conseiller rapporteur, Mme Schmidt, conseiller doyen, MM. Riffaud, Calloch, Chazalette, Mme Gouarin, conseillers, Mmes Brahic-Lambrey, Champ, M. Boutié, Mmes Coricon, Buquant, conseillers référendaires, M. de Monteynard, avocat général, et Mme Sezer, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 20 septembre 2023) et les productions, le 21 décembre 2015, M. [W], agissant en qualité de président de la société Key Feature laquelle a pour objet l'acquisition, la détention, la gestion et la cession de participations dans toute entreprise commerciale ou industrielle, l'achat, la vente et la gestion de toute valeur mobilière et actifs, ayant souhaité investir la plus-value résultant d'une cession de titres, a régularisé un document d'entrée en première relation avec la société de conseil en investissement financier Haenggi et associés (la société Haenggi), dont le gérant est M. [K].
2. Le 22 janvier 2016, la société Haenggi a établi une lettre de préconisation aux termes de laquelle elle conseillait à la société Key Feature d'investir dans le produit « Capitalisation dynamique hôtel Pont Royal ».
3. Le 25 janvier 2016, la société Key Feature a régularisé un bulletin de souscription d'actions de la société SCA Hôtelière Capi Paris Ptr (la société
Hôtelière Capi) pour un montant de 100 000 euros, une convention de compte-courant par laquelle elle mettait à la disposition de la société Hôtelière Capi la somme de 400 000 euros, et une promesse d'achat, par la société Maranatha, des titres de la société Hôtelière Capi qu'elle détenait.
4. Les 27 septembre 2017 et 17 octobre 2018, les sociétés Hôtelière Capi et Maranatha ont été mises en redressement puis liquidation judiciaires, M. [M], la société [F] [P] & A. Lageat et la société BTSG, devenue BTSG², étant nommés liquidateurs.
5. Invoquant l'existence d'un dol, la méconnaissance des règles relatives au démarchage bancaire et financier et un manquement à l'obligation d'information, la société Key Feature a assigné M. [K], la société Haenggi et le liquidateur de la société Hôtelière Capi, à titre principal en nullité de la souscription au capital de cette société et de l'avance en compte courant qui lui avait été consentie, et, à titre subsidiaire, en paiement de dommages et intérêts.
Examen des moyens
Sur le troisième moyen et sur le quatrième moyen, pris en ses première et deuxième branches
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches
Enoncé du moyen
7. La société Key Feature fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de nullité de la prise de participation au capital de la société Hôtelière Capi Paris PtR et de la convention d'apport en compte courant à cette société, fondée sur le démarchage illicite et de l'ensemble de ses demandes, alors:
«1°/ que le démarchage résultant de la visite physique du conseiller en investissements financier au domicile des personnes, sur leur lieu de travail ou dans les lieux non destinés à la commercialisation de produits, instruments et services financiers, sanctionné par l'alinéa 2 de l'article L. 341-1 du code monétaire et financier, s'applique aux personnes morales ; qu'en affirmant cependant que la société Key Feature ne relevait pas des dispositions régissant le démarchage au domicile de la personne, sur son lieu de travail ou dans les lieux non destinés à la commercialisation
de produits, instruments et services financiers, car elle était une personne morale et non un particulier, la cour d'appel a violé l'alinéa 2 de l'article L. 341-1 du code monétaire et financier ;
2°/ que par exception, l'article L. 341-2 3° du code monétaire et financier prévoit que les règles concernant le démarchage bancaire ou financier ne s'appliquent pas aux démarches dans les locaux professionnels d'une personne morale à la demande de cette dernière ; qu'en affirmant que ces dispositions excluaient l'application des règles relatives au démarchage, sans caractériser la réunion des conditions requises pour que cette exclusion s'applique, supposant d'établir, d'une part, une visite dans les locaux professionnels de la personne morale, et d'autre part, que la démarche a eu lieu à la demande de la société, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 341-2 3° du code monétaire et financier.»
Réponse de la cour
8. Il résulte de l'article L.341-1 du code monétaire et financier, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n ° 2019-486 du 22 mai 2019 que les dispositions de ce code sur le démarchage bancaire ou financier ne s'appliquent pas au démarchage d'une personne morale lorsque celui-ci a été précédé par une prise de contact sollicité par cette dernière.
9. Ayant retenu, par motifs propres et adoptés, qu'il n'était pas établi que M. [K] ou la société Haenggi avait pris contact avec la société Key Feature sans avoir été invitée par celle-ci en vue d'obtenir de sa part son accord sur la réalisation de l'investissement litigieux, la cour d'appel en a exactement déduit que la société Key Feature, personne morale, ne pouvait se prévaloir des dispositions de l'article L. 341-1 précité.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le quatrième moyen, pris en sa cinquième branche
Enoncé du moyen
11. La société Key Feature fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande formée contre le conseiller en investissements financiers, la société Haenggi et Associés, pour manquement à son obligation d'information et de l'ensemble de ses demandes, alors « que le conseiller en investissements financiers doit fournir à son client une information exacte, claire et non trompeuse, sincère et complète, de nature à l'éclairer sur les aspects moins favorables, corollaires des avantages énoncés, et des risques des produits proposés ; qu'en affirmant que la société Haenggi n'avait pas manqué à son obligation d'informer la société Key Feature sur les risques de
l'investissement Maranatha, au motifs qu'elle avait informé sa cliente sur les risques généralement associés à ce type d'investissement et ne pouvait s'aviser de risques spécifiques en l'absence de signaux, quand seule une analyse des caractéristiques de l'investissement Maranatha, tenant compte des aspects moins favorables, corollaire des avantages énoncés, que devait effectuer la société Haenggi, était de nature à mettre en évidence les risques spécifiques de cette opération notamment liés au montage de l'opération en de multiples sociétés, au fait que les SCA n'étaient pas directement propriétaire des actifs immobilier et que la société-mère Maranatha était amenée à consentir des promesses de rachat d'actions à tous les investisseurs, la cour d'appel a violé les articles 1147 devenu 1231-1 du code civil, L. 533-12 du code monétaire et financier, 314-10, 314-11 et 325-5 du règlement général de l'AMF, dans leurs versions applicables en l'espèce. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 541-8-1 du code monétaire et financier et l'article 325-5 du règlement général de l'AMF, dans sa rédaction en vigueur entre le 31 décembre 2007 et le 10 mai 2017 :
12. Il résulte de ces textes que les conseillers en investissements financiers (CIF) doivent agir d'une manière honnête, loyale et professionnelle, servant au mieux les intérêts des clients, exercer leur activité, dans les limites autorisées par leur statut, avec la compétence, le soin et la diligence qui s'imposent, au mieux des intérêts de leurs clients, afin de leur proposer une offre de service adaptée et proportionnée à leurs besoins et à leurs objectifs, veiller à comprendre les instruments financiers qu'ils proposent ou recommandent et veiller à ce que toutes les informations, y compris les communications à caractère promotionnel, adressées à leurs clients, notamment leurs clients potentiels, présentent un contenu exact, clair et non trompeur.
13. Pour rejeter la demande de la société Key Feature pour manquement à l'obligation d'information de la société Haenggi, l'arrêt retient qu'un placement financier est aléatoire par nature, ce que rappelle le rapport de préconisation remis à l'investisseur et signé par lui, que le CIF n'est tenu que d'une obligation de moyen, de sorte que sa responsabilité ne peut être mise en cause au seul motif que l'investissement se serait révélé finalement défaillant ou n'aurait pas permis à l'investisseur de réaliser le rendement escompté. Il ajoute que la société Key Feature a reçu, de la société Haenggi, avant de régulariser sa souscription de l'investissement, une documentation sur le groupe Maranatha, un rapport de préconisation et les statuts de la SCA Hôtelière Capi Paris PtR dans laquelle elle devait devenir associée, la documentation précisant bien l'objet de l'investissement, à savoir le refinancement de la dette liée à l'acquisition de l'hôtel [7], sans que
la société Key Feature n'établisse qu'elle aurait été informée de ce que la SCA aurait été elle-même propriétaire des murs, la référence, dans la lettre de préconisation, à un modèle économique reposant sur l'achat de murs et de fonds de commerce, et à un actif tangible, à savoir l'hôtel [7], n'étant pas à cet égard suffisant au regard de l'objet social tel qu'il vient d'être rappelé et pouvait, de surcroît, être compris par M. [W], gérant de la société Key Feature et investisseur averti.
14. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à établir que l'information fournie par la société Haenggi, y compris celle rédigée et fournie par le groupe Maranatha, était exacte, claire et non trompeuse, faisant clairement apparaître que la SCA dans laquelle elle proposait à son client d'investir n'était pas propriétaire de l'actif immobilier dont elle refinançait la dette, que le capital n'était pas garanti et que la société Maranatha consentait des promesses de rachat d'actions à tous les investisseurs dans les différentes SCA du groupe, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
15. La société Key Feature fait grief à l'arrêt de dire ses demandes formée à l'encontre de M. [K] recevables seulement en ce qu'elles sont fondées sur l'existence d'un manquement aux règles du démarchage financier, alors « que l'existence d'une faute détachable n'est pas une condition de recevabilité de l'action en responsabilité formée par un tiers contre le gérant de la société mais de son bien-fondé ; qu'en jugeant irrecevables les demandes formées par la société Key Feature à l'encontre de M. [K], gérant de la société Haenggi, invoquant le dol et le manquement à l'obligation de mise en garde, au motif que ces manquements ne constituaient pas des fautes séparables, la cour d'appel a violé l'article L. 223-22 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 31 du code de procédure civile et L. 223-22 du code de commerce :
16. Aux termes du premier de ces textes, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.
17. Il résulte du second de ces textes que la responsabilité personnelle du gérant d'une société à responsabilité limitée à l'égard des tiers ne peut être retenue que s'il a commis une faute détachable de ses fonctions. Il en est ainsi lorsque le gérant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales.
18. Il s'ensuit que l'existence d'une faute détachable des fonctions est une condition de fond de l'action en responsabilité personnelle formée par un tiers à l'encontre du gérant d'une société à responsabilité limitée.
19. Pour dire irrecevables les demandes formées à l'encontre de M [K], gérant de la société Haenggi, et fondées sur l'existence d'un dol et d'un manquement à l'obligation d'information qui seraient constitutifs d'une faute détachable de ses fonctions, l'arrêt, après avoir rappelé les dispositions de l'article 31 précité, retient qu'il n'est pas établi que M. [K] soit intervenu en son nom et non en celui de la société Haenggi.
20. En statuant ainsi, alors que l'intérêt à agir n'est pas subordonné à la démonstration préalable du bien-fondé de l'action la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare recevable les demandes de la société Key Feature à l'encontre de M. [K] en ce qu'elles sont fondées sur l'existence d'un manquement aux règles du démarchage financier et sauf en ce qu'il rejette les demandes de nullité fondée sur un vice du consentement et sur le démarchage illicite, l'arrêt rendu le 20 septembre 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Colmar ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Metz ;
Condamne la société Haenggi et associés et M. [K] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Haenggi et associés et M. [K] et les condamne à payer à la société Key Feature la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le vingt et un mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.