COUR DE CASSATION LM
CHAMBRE MIXTE
Audience publique du 12 mai 2025
Cassation partielle
M. SOULARD, premier président
Arrêt n° 297 B+R
Pourvoi n° X 22-20.739
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en CHAMBRE MIXTE, DU 12 MAI 2025
La société Intersod, dont le siège est [Adresse 1],
a formé le pourvoi n° X 22-20.739, contre l'arrêt rendu le 6 avril 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 1), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Rimowa GmbH, société de droit allemand, dont le siège est [Adresse 5] (Allemagne),
2°/ à la société HP Design, dont le siège est [Adresse 4],
3°/ à la société Axyme, dont le siège est [Adresse 2], en la personne de M. [S] [M], prise en qualité de mandataire liquidateur de la société Maison de la Marque,
défenderesses à la cassation.
Par arrêt du 14 novembre 2024, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant une chambre mixte. Le premier président a, par ordonnance du 7 avril 2025, indiqué que cette chambre mixte serait composée de la première chambre civile, de la deuxième chambre civile et de la chambre commerciale, financière et économique.
La demanderesse au pourvoi invoque, devant la chambre mixte, les moyens de cassation formulés dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par Me Bertrand, avocat de la société Intersod.
Un mémoire en défense au pourvoi a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brocher, avocat de la société Rimowa GmbH.
Des observations et des observations rectificatives après dépôt de l'avis de l'avocat général ont été déposées au greffe de la Cour de cassation par Me Bertrand, avocat de la société Intersod.
Un avis 1015 du code de procédure civile a été mis à disposition des parties et des observations ont été déposées au greffe de la Cour de cassation par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brocher, avocat de la société Rimowa GmbH puis par Me Bertrand, avocat de la société Intersod.
Des observations sur l'avis 1015 ont à nouveau été déposées au greffe de la Cour de cassation par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brocher, avocat de la société Rimowa GmbH puis par Me Bertrand, avocat de la société Intersod.
Le rapport écrit de Mme Sabotier, conseiller, et l'avis écrit de M. Douvreleur, avocat général, ont été mis à disposition des parties.
Sur le rapport de Mme Sabotier, conseiller, assistée de Mme Davoust, auditeur au service de documentation, des études et du rapport, les observations de Me Bertrand, avocat de la société Intersod, de la SCP Le Guerer, Bouniol-Brocher, avocat de la société Rimowa GmbH, et l'avis de M. Douvreleur, avocat général, auquel les parties, invitées à le faire, n'ont pas souhaité répliquer, après débats en l'audience publique du 11 avril 2025 où étaient présents M. Soulard, premier président, M. Vigneau, Mmes Champalaune, Martinel, présidents, Mme Sabotier, conseiller rapporteur, Mmes Duval-Arnould, Durin-Karsenty, doyens de chambre, M. Mollard, conseiller faisant fonction de doyen de chambre, M. Chevalier, Mmes Bacache, Ducloz, Salomon, M. Reveneau, conseillers, M. Douvreleur, avocat général, et Mme Mégnien, cadre greffier,
la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à la société Intersod du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Axyme, prise en la personne de M. [M], en sa qualité de liquidateur de la société Maison de la Marque.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 avril 2022), en 2016, la société Rimowa a constaté que la société HP Design offrait à la vente, sous la marque « Bill Tornade » exploitée par la société Intersod, une valise reproduisant les caractéristiques originales de la valise en polycarbonate rainuré qu'elle-même commercialise depuis plusieurs années sous le nom de « Limbo multiwheel ».
3. La société Rimowa a fait constater ces agissements par un huissier de justice les 4 mai et 16 juin 2016, puis a fait procéder à des opérations de saisie-contrefaçon.
4. Le 10 novembre 2016, la société Rimowa a assigné les sociétés HP Design et Intersod en contrefaçon.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche, et le deuxième moyen
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La société Intersod fait grief à l'arrêt de déclarer valable le procès-verbal de constat d'achat du 4 mai 2016 et de la condamner, in solidum avec la société HP Design, à indemniser la société Rimowa au titre d'actes de contrefaçon et de concurrence déloyale, alors « que le principe de loyauté dans l'administration de la preuve et le droit à un procès équitable commandent que la personne qui assiste l'huissier instrumentaire lors de l'établissement d'un procès-verbal de constat soit indépendante de la partie requérante ; que si ce tiers ne satisfait pas à cette condition d'indépendance, le procès-verbal de constat est nul, sans qu'il soit besoin de s'interroger sur l'existence d'un stratagème imputable à la partie requérante ; que, pour rejeter la demande d'annulation du procès-verbal de constat d'achat dressé le 4 mai 2016 dans la ''boutique Discount'' située au [Adresse 3], la cour d'appel retient que la circonstance que la personne assistant l'huissier de justice, qui a pénétré seule dans le magasin avant d'en ressortir avec le modèle de valise litigieuse, soit un stagiaire au cabinet d'avocat de la requérante, est indifférente, dès lors que n'est démontré aucun stratagème déloyal, la qualité de ce stagiaire étant clairement mentionnée dans le procès-verbal ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé les articles 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 9 du code de procédure civile, ensemble le principe de loyauté dans l'administration de la preuve. »
Réponse de la Cour
7. Selon l'article 1er de l'ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers de justice, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-727 du 2 juin 2016, les huissiers de justice peuvent, commis par justice ou à la requête de particuliers, effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter.
8. Lorsqu'il agit sans autorisation judiciaire préalable mais à la requête d'une partie, l'huissier de justice n'est pas autorisé à pénétrer dans un lieu privé, même ouvert au public, tel qu'un magasin, pour y recueillir des preuves au bénéfice de son mandant et, en particulier, y faire un achat, sans décliner préalablement sa qualité.
9. Il peut, en revanche, solliciter un tiers, qui n'a pas la qualité d'officier public, afin qu'il pénètre dans un tel lieu pour y faire un achat, et, ensuite, relater les faits et gestes de ce tiers qu'il a personnellement constatés, se faire par lui remettre toute marchandise en sa possession à la sortie du magasin, et les documents y afférent, et recueillir toute déclaration de sa part.
10. Par un arrêt du 25 janvier 2017, la Cour de cassation a jugé que le droit à un procès équitable, consacré par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, commande, à peine de nullité des opérations, que, lors de l'établissement d'un tel procès-verbal de constat, l'huissier de justice soit assisté d'un tiers indépendant de la partie requérante, ce que n'est pas le stagiaire du cabinet de l'avocat du requérant (1re Civ., 25 janvier 2017, pourvoi n° 15-25.210, Bull. 2017, I, n° 20).
11. La Cour de cassation a ainsi transposé au constat d'achat ce qu'elle énonce pour la saisie-contrefaçon.
12. Elle juge, en effet, constamment que le droit à un procès équitable impose, à peine de nullité du procès-verbal de saisie-contrefaçon, que l'expert requis pour assister l'huissier de justice qui pratique la saisie-contrefaçon soit indépendant de la partie requérante (1re Civ., 6 juillet 2000, pourvois n° 97-22.430, 97-22.392, 97-21.404, 97-22.141, Bull. civ. 2000, I, n° 210) et que n'est pas indépendant de cette partie l'un de ses salariés ou préposés ou représentants (1re Civ., 2 décembre 1997, pourvoi n° 95-17.029, Bull. 1997, I, n° 347 ; 1re Civ., 6 juillet 2000, pourvois n° 97-22.430, 97-22.392, 97-21.404, 97-22.141, Bull. 2000, I, n° 210 ; Com., 28 avril 2004, pourvoi n° 02-20.330, Bull. 2004, IV, n° 75). Par exception, il est admis de recourir à un tel représentant lorsqu'il est soumis à une obligation statutaire de confidentialité (Com., 18 avril 2000, pourvoi n° 97-19.631 ; Com., 8 mars 2005, pourvoi n° 03-15.871, Bull. 2005, IV, n° 53 ; Com., 27 mars 2019, pourvoi n° 18-15.005, publié) ou d'impartialité (Com., 29 janvier 2013, pourvoi n° 11-28.205).
13. L'extension de cette jurisprudence au procès-verbal de constat d'achat a suscité des divergences d'application parmi les juges du fond et des critiques de la part de la doctrine et de praticiens, qui ont souligné sa rigueur excessive et le fait qu'elle postule un risque non justifié de manipulation des preuves à l'intérieur du magasin.
14. Ces éléments justifient un nouvel examen.
15. La jurisprudence relative aux conditions de validité d'une saisie-contrefaçon est fondée, notamment, sur le caractère intrusif de cette mesure, le juge pouvant autoriser la recherche et la révélation d'informations confidentielles, voire de secrets d'affaires.
16.Tel n'est pas le cas du constat d'achat réalisé à la requête d'un particulier pour lequel le tiers sollicité par l'huissier de justice n'intervient pas comme expert, ni même en raison d'une quelconque expertise, son rôle étant limité à pénétrer en un lieu privé ouvert au public pour y effectuer un achat et en remettre l'éventuelle preuve à l'officier public.
17. Par ailleurs, le juge ne peut refuser d'examiner un constat d'huissier établi à la demande d'une personne, même réalisé non contradictoirement, qui vaut à titre de preuve dès lors qu'il est soumis à la discussion des parties.
18. Il y a lieu de juger désormais que l'absence de garanties suffisantes d'indépendance du tiers acheteur à l'égard du requérant n'est pas de nature à entraîner la nullité du constat d'achat. Dans un tel cas, il appartient au juge d'apprécier si, au vu de l'ensemble des éléments qui lui sont soumis, ce défaut d'indépendance affecte la valeur probante du constat.
19. Lorsqu'est en cause un procès-verbal de constat d'achat destiné à établir un acte de contrefaçon, cette solution est conforme à l'article 3 de la directive 2004/48 CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, qui prévoit que les mesures et procédures mises en uvre par les Etats membres ne doivent pas être inutilement complexes, le considérant 20 de la directive précisant que la preuve est un élément capital pour l'établissement de l'atteinte à ces droits et qu'il convient de veiller à ce que des moyens de présenter, d'obtenir et de conserver les éléments de preuve existent effectivement.
20. L'arrêt constate, d'abord, que le procès-verbal de constat d'achat dressé par l'huissier de justice le 4 mai 2016 mentionne l'identité et la qualité du tiers acheteur, précisant qu'il s'agit d'un stagiaire au sein du cabinet d'avocats de la société Rimowa, partie requérante. Il en déduit qu'il ne peut être reproché à la requérante d'avoir tu un élément essentiel à son adversaire ou au juge et, partant, d'avoir été déloyale dans la mise en uvre de ce mode de preuve.
21. L'arrêt relève ensuite que, dans ce même procès-verbal de constat d'achat, l'huissier de justice constate, depuis la voie publique, que le tiers acheteur pénètre dans le magasin sans aucun sac à la main et qu'il en ressort après quelques minutes, tenant ostensiblement une valise ainsi qu'une facture et un ticket de carte bancaire, qu'il lui remet aussitôt, et que les photographies prises par cet officier ministériel révèlent que la valise est de marque « Bill Tornade » et que le même prix de 69 euros apparaît sur l'étiquette attachée à la valise, sur la facture et sur le ticket de carte bancaire.
22. L'arrêt retient, enfin, que la société Intersod ne démontre, ni d'ailleurs n'allègue, aucun stratagème qui aurait été mis en place par la société Rimowa, par le tiers acheteur ou par l'huissier de justice instrumentaire.
23. L'arrêt en déduit que, compte tenu du rôle limité du tiers acheteur et du fait qu'il ait agi en permanence sous le contrôle de l'huissier de justice, le défaut d'indépendance de ce tiers n'affecte pas le caractère objectif des constatations mentionnées au procès-verbal.
24. Après avoir à bon droit refusé d'annuler le procès-verbal de constat d'achat au seul motif de l'absence d'indépendance du tiers acheteur, la cour d'appel a souverainement apprécié la valeur probante du constat.
25. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
26. La société Intersod fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Rimowa et de la condamner in solidum avec la société HP Design au paiement d'une somme à ce titre, alors « que, si l'action en contrefaçon et l'action en concurrence déloyale peuvent être engagées concurremment, ces deux actions sont distinctes, de sorte que le juge doit caractériser, au titre de l'action en concurrence déloyale, des actes distincts de ceux qu'il a retenus au titre de la contrefaçon ; qu'en considérant que la société Intersod avait commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Rimowa, sans caractériser, au titre de la concurrence déloyale, des faits distincts de ceux qu'elle retenait au titre de la contrefaçon, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, devenu l'article 1240 du même code. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
27. La société Rimowa soutient que le moyen, nouveau et mélangé de fait, n'est pas recevable.
28. Cependant, le moyen est de pur droit dès lors qu'il ne se réfère à aucune considération de fait qui ne résulterait pas des énonciations des juges du fond.
29. Le moyen est, dès lors, recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
30. Il résulte de ce texte que l'action en contrefaçon et l'action en concurrence déloyale peuvent être exercées simultanément à titre principal dès lors que se trouve caractérisée au soutien de l'action en concurrence déloyale l'existence d'une faute relevant de faits distincts de ceux retenus au titre de la contrefaçon (Com., 23 mai 1973, pourvoi n° 72-10.279, Bull. civ. IV, n° 182 ; Com.,16 décembre 2008, pourvoi n° 07-17.092 ; Com., 14 novembre 2018, pourvoi n° 17-12.454 ; Civ. 1, 5 octobre 2022, pourvoi n° 21-15.386, publié ; Com., 28 juin 2023, pourvoi n° 22-10.759).
31. Un même acte matériel ne peut caractériser des faits distincts que s'il porte atteinte à des droits de nature différente (Com., 26 mars 2025, pourvoi n° 23-13.589, publié).
32. Pour condamner la société Intersod à payer des dommages et intérêts pour concurrence déloyale après avoir accueilli l'action en contrefaçon, en indemnisant notamment le préjudice moral causé par la commercialisation de copies de mauvaise qualité à faible prix, l'arrêt retient que la contrefaçon quasi-servile de cette valise traduit la volonté délibérée de faire naître un risque de confusion entre les produits, le public pouvant croire que la valise contrefaisante est un produit authentique de la société Rimowa, dès lors que la structure rainurée des coques de ses bagages est emblématique de sa marque. Il ajoute que la valise litigieuse, commercialisée aux prix de 59, 69 et 79 euros, selon le format, alors que la valise Rimowa coûte plus de 600 euros, est d'une qualité bien moindre, tandis que que la société Rimowa justifie du soin apporté à l'aménagement intérieur de ses valises. L'arrêt en déduit que ce risque de confusion porte atteinte à l'image de la société Rimowa et à la réputation de ses produits, de sorte que la concurrence déloyale est caractérisée.
33. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser des faits distincts portant atteinte à des droits de nature différente de ceux dont la méconnaissance a été réparée sur le fondement de l'action en contrefaçon, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum les sociétés HP Design et Intersod à payer à la société Rimowa la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice résultant de la concurrence déloyale, l'arrêt rendu le 6 avril 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne la société Rimowa aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Rimowa et la condamne à payer à la société Intersod la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, et prononcé publiquement le douze mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.