CIV. 2
CH10
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 7 mai 2025
Cassation partielle
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 429 F-D
Pourvoi n° V 23-20.465
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 7 MAI 2025
M. [B] [D], domicilié [Adresse 2], placé sous curatelle renforcée, assisté de Monsieur [O] [T] domicilié [Adresse 4], en sa qualité de curateur, a formé le pourvoi n° V 23-20.465 contre l'arrêt rendu le 29 juin 2023 par la cour d'appel de Douai (3e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [M] [I], domiciliée [Adresse 1],
2°/ à la société BPCE IARD, société anonyme, dont le siège est [Adresse 5],
3°/ à la Caisse primaire d'assurance maladie du Hainaut, dont le siège est [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, quatre moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Philippart, conseiller référendaire, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [D], de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de Mme [I] et de la société BPCE IARD, et l'avis de M. Brun, avocat général, après débats en l'audience publique du 19 mars 2025 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Philippart, conseiller référendaire rapporteur, Mme Isola, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 29 juin 2023), le 12 janvier 2018, M. [D] a été victime d'un accident de la circulation impliquant un véhicule automobile conduit par Mme [I] et assuré par la société BPCE IARD (l'assureur).
2. Assisté de son curateur, il a assigné Mme [I] et l'assureur en indemnisation de ses préjudices.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
3. M. [D], assisté de son curateur, fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement en tant qu'il limite la condamnation de Mme [I] et de l'assureur à lui payer la somme de 50 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, alors :
« 4°/ qu'une cour d'appel ne peut refuser de réparer un préjudice dont elle constate l'existence en son principe au motif d'une insuffisance des preuves fournies par une partie ; qu'il résulte des constatations de l'arrêt que M. [D] avait été licencié pour inaptitude, ce qui impliquait nécessairement une perte des droits à la retraite ; qu'en refusant néanmoins d'indemniser une telle perte, au motif d'une part, qu'il ne produisait pas le montant prévisible de sa retraite, notamment par un relevé de carrière et, d'autre part, qu'il ne justifiait pas d'une perte de droits à la retraite sur les périodes du 13 janvier 2018 au 23 août 2020 et du 24 août 2020 au 18 novembre 2020, ayant perçu des indemnités journalières ou de paiement d'une pension invalidité comptabilisées pour le calcul de la retraite, s'abstenant ainsi de statuer sur la perte de ses droits à retraite sur la période à compter du 18 novembre 2020 jusqu'au départ à la retraite de M. [D] et a minima jusqu'à la date de sa décision, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil, ensemble l'article 3 de la loi du 5 juillet 1985 et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime ;
5°/ que le préjudice doit être réparé intégralement sans perte ni profit pour la victime ; qu'en se bornant à affirmer, pour juger que M. [D] ne justifiait pas de la perte de droits à la retraite sur les périodes de perception des indemnités journalières des arrérages de pension d'invalidité, que ces périodes donnaient lieu à la validation de trimestres pour la retraite de base, et de points dans le régime complémentaire, sans rechercher, comme elle y était invitée, si, en raison de son accident, le montant de la retraite de M. [D] ne serait pas nécessairement inférieur à celui qu'il aurait eu en l'absence de cet accident, le montant de la retraite ne dépendant pas uniquement du nombre de trimestre validés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 3 de la loi du 5 juillet 1985, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime. »
Réponse de la Cour
Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
4. Pour évaluer le poste d'incidence professionnelle sans tenir compte de la perte de droits à la retraite alléguée par M. [D], l'arrêt énonce que celui-ci ne produit pas le montant prévisible de sa retraite, notamment par un relevé de carrière.
5. Il ajoute que les périodes durant lesquelles M. [D] a perçu des indemnités journalières ou une échéance du paiement des arrérages de sa pension d'invalidité de la part de la sécurité sociale sont prises en considération en vue de l'ouverture du droit à pension de retraite en ce qu'elles sont assimilées à des périodes de cotisations pour le calcul des trimestres requis dans le régime de retraite de base et dans le régime complémentaire.
6. En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que M. [D] avait été, en raison de ses séquelles, licencié pour inaptitude définitive du poste d'agent de propreté qu'il occupait avant l'accident et que la reprise d'une activité professionnelle s'avérait, depuis, compromise, ce dont il résultait, en l'absence d'éléments contraires, qu'il avait nécessairement subi une diminution de ses droits à la retraite, qui ne dépendent pas uniquement du nombre des trimestres validés, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le principe susvisé.
Sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche, et le troisième moyen, pris en sa seconde branche, réunis
Enoncé des moyens
7. Par son deuxième moyen, M. [D], assisté de son curateur, fait grief à l'arrêt de condamner in solidum Mme [I] et l'assureur à lui payer la somme de 94 444,72 euros au titre de l'assistance tierce personne à titre permanent, alors « que l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ; que M. [D] sollicitait, dans ses conclusions d'appel, au titre de l'assistance tierce personne permanente, la réformation du jugement qui avait limité la condamnation de l'assureur, avec Mme [I], à la somme de 97 903,72 euros et leur condamnation à lui payer la somme de 206 453,47 euros ; que l'assureur concluait à la confirmation du jugement et, en cas d'infirmation, à une évaluation de cette indemnité à 99 728,64 euros ; qu'en limitant néanmoins la condamnation in solidum de l'assureur et de Mme [I] au titre de l'assistance tierce personne à la somme de 94 444,72 euros, laquelle était inférieure à la fois aux demandes de M. [D] et à la proposition de l'assureur, la cour d'appel a méconnu l'objet du litige et violé les articles 4 et 5 du code de procédure civile. »
8. Par son troisième moyen, M. [D], assisté de son curateur, fait grief à l'arrêt de condamner in solidum Mme [I] et l'assureur à lui payer, au titre du déficit fonctionnel permanent, la seule somme de 44 900 euros, alors « que l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties telles qu'elles figurent au dispositif de leurs conclusions ; que, si l'assureur observait, dans les motifs de ses conclusions, à titre subsidiaire, après avoir sollicité la confirmation du jugement qui avait alloué à M. [D] une indemnité de 56 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, soit une valeur du point à 2 800 euros, qu'en cas d'infirmation de ce dernier, elle offrait d'indemniser ce préjudice à hauteur de 44 900 euros soit une valeur du point égale à 2245 euros, elle se bornait, dans le dispositif de ses conclusions, à solliciter la confirmation du jugement de ce chef ; qu'en retenant néanmoins que l'évaluation des premiers juges était contestée par les parties et en limitant par conséquent, la condamnation in solidum de l'assureur et de Mme [I] au titre du déficit fonctionnel permanent à la somme de 44 900 euros suggérée à titre subsidiaire par l'assureur dans les seuls motifs de ses conclusions, la cour d'appel a violé les articles 4, 5 et 954 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 4 du code de procédure civile :
9. Selon ce texte, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.
10. L'arrêt condamne in solidum Mme [I] et l'assureur à payer à M. [D], assisté de son curateur, d'une part, la somme de 94 444,72 euros au titre de l'assistance par une tierce personne permanente, d'autre part, la somme de 44 900 euros au titre du déficit fonctionnel permanent.
11. En statuant ainsi, alors que, dans le dispositif de leurs conclusions d'appel, Mme [I] et l'assureur sollicitaient la confirmation des chefs du jugement qui les avaient condamnés solidairement à payer à M. [D] les sommes de 97 903,72 euros au titre de l'assistance par une tierce personne permanente et de 56 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, la cour d'appel, qui a modifié l'objet du litige, a violé le texte susvisé.
Et sur le quatrième moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
12. M. [D], assisté de son curateur, fait grief à l'arrêt de condamner in solidum Mme [I] et l'assureur à lui payer les intérêts au double du taux légal sur la seule somme de 117 744,87 euros et pour la seule période du 13 septembre 2018 au 14 avril 2021, alors « que l'offre incomplète ou insuffisante de l'assureur faite à la victime d'un accident de la circulation équivaut à une absence d'offre et entraîne l'application de la pénalité du doublement des intérêts jusqu'à la date du prononcé de la décision allouant les indemnités à la victime et sur la totalité des indemnités allouées par le juge ; qu'en se bornant à constater que l'assureur avait formulé une offre définitive le 14 avril 2021 pour limiter la condamnation de l'assureur au doublement des intérêts jusqu'à cette seule date et sur la seule somme de 117 744,87 euros, sans rechercher, ainsi qu'elle y avait été pourtant invitée, si cette offre n'était pas incomplète pour ne pas comprendre tous les chefs de préjudice indemnisables et manifestement insuffisante, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard des articles L. 211-9 et L. 211-13 du code des assurances. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 211-9, L. 211-13, R. 211-37 et R. 211-39 du code des assurances :
13. Il résulte des deux premiers de ces textes que l'assureur qui garantit la responsabilité du conducteur d'un véhicule impliqué dans un accident de la circulation est tenu de présenter à la victime une offre d'indemnité comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice et que lorsque l'offre n'a pas été faite dans les délais impartis par le premier texte, le montant de l'indemnité offerte par l'assureur ou allouée par le juge à la victime produit intérêts de plein droit, au double du taux de l'intérêt légal, à compter de l'expiration du délai et jusqu'au jour de l'offre ou du jugement devenu définitif.
14. Il résulte des deux derniers, notamment, que la victime est tenue, à la demande de l'assureur, de lui donner les renseignements concernant le montant de ses revenus professionnels avec les justificatifs utiles ainsi que la description des atteintes à sa personne accompagnée d'une copie du certificat médical initial et autres pièces justificatives en cas de consolidation, et que la correspondance adressée à cette fin par l'assureur mentionne les informations prévues à l'article L. 211-10 du code des assurances et rappelle à l'intéressé les conséquences d'un défaut de réponse ou d'une réponse incomplète.
15. Pour décider que le doublement des intérêts au taux légal devait courir jusqu'à la date de l'offre du 14 avril 2021 et non pas jusqu'à la date de l'arrêt et fixer en conséquence l'assiette du doublement des intérêts, l'arrêt relève que cette offre, formée sur la base d'un rapport médical du 14 mai 2020, comprend des éléments indemnisables du préjudice tels que retenus par les experts, hormis les dépenses de santé actuelles, les frais d'assistance par tierce personne temporaire, la perte de gains professionnels actuels, la perte de gains professionnels futurs et le préjudice d'agrément, qui sont réservés par l'assureur, en attente de justificatifs, ainsi qu'une offre d'indemnisation des autres postes de préjudices retenus par les experts qui n'est manifestement pas insuffisante eu égard à l'indemnisation arbitrée par la cour.
16. Il ajoute que l'assureur a effectué les démarches auprès de la victime pour solliciter des justificatifs puisque, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 26 octobre 2018, il lui a adressé une notice d'information lui indiquant ses droits et obligations relativement à la loi du 5 juillet 1985 et une fiche de renseignements à retourner complétée.
17. En se déterminant ainsi, sans qu'il ressorte des énonciations de l'arrêt que l'assureur ait sollicité de la victime, après le rapport d'expertise du 14 mai 2020 sur la base duquel il formait son offre, les renseignements permettant d'évaluer les postes de préjudices retenus dans ce rapport et réservés dans l'attente de justificatifs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
18. La cassation des chefs de dispositif relatifs à l'incidence professionnelle, à l'assistance par une tierce personne à titre permanent, au déficit fonctionnel permanent et à la sanction du doublement du taux de l'intérêt légal n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'assureur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à son encontre.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il, d'une part, confirme le jugement en tant qu'il condamne solidairement Mme [I] et la société BPCE IARD à verser à M. [D] la somme de 50 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, d'autre part, infirme le jugement des chefs d'assistance tierce personne permanente et déficit fonctionnel permanent, et statuant à nouveau sur ces chefs infirmés et y ajoutant :
- condamne in solidum Mme [I] et la société BPCE IARD à payer à M. [D], assisté de son curateur, la somme de 94 444,72 euros au titre de l'assistance par tierce personne permanente,
- condamne in solidum Mme [I] et la société BPCE IARD à payer à M. [D], assisté de son curateur, la somme de 44 900 euros au titre du déficit fonctionnel permanent
- condamne in solidum Mme [I] et la société BPCE IARD à payer à M. [D], assisté de son curateur, les intérêts au double du taux légal sur la somme de 117 744,87 euros du 13 septembre 2018 au 14 avril 2021,
l'arrêt rendu le 29 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée ;
Condamne Mme [I] et la société BPCE IARD aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [I] et la société BPCE IARD et les condamne à payer à M. [D], assisté de son curateur M. [T], la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé publiquement le sept mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.