SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 6 mai 2025
Cassation
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 485 F-D
Pourvoi n° Z 24-12.492
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 6 MAI 2025
La société Spie Batignolles génie civil, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Z 24-12.492 contre l'arrêt rendu le 6 février 2024 par la cour d'appel de Grenoble (chambre sociale, section A), dans le litige l'opposant à M. [B] [V], domicilié [Adresse 2], défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Arsac, conseiller référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Spie Batignolles génie civil, de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat de M. [V], après débats en l'audience publique du 26 mars 2025 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Arsac, conseiller référendaire rapporteur, Mme Ott, conseiller, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 6 février 2024), M. [V] a été engagé en qualité de technicien de chantier par la société Spie Batignolles selon contrat à durée indéterminée du 1er août 1990. Son contrat de travail a ensuite été transféré à la société Spie Batignolles TP, devenue depuis Spie Batignolles génie civil.
2. Le 11 février 2010, le salarié a signé avec la société Infra services et ingénierie, filiale suisse du groupe Spie Batignolles, un contrat de travail à durée indéterminée pour exercer les fonctions d'ingénieur études de prix.
3. Le 8 juillet 2019, la société Infra services et ingénierie a annoncé verbalement au salarié la fin prochaine de son contrat d'engagement en Suisse.
4. Le 8 août suivant, le salarié a été convoqué par la société Spie Batignolles génie civil en vue de l'organisation de son retour en France.
5. Durant le mois de septembre 2019, le salarié a été informé que le contrat conclu avec la filiale suisse prendrait fin le 31 octobre suivant.
6. Le 26 septembre 2019, le salarié a conclu un contrat de travail avec une société concurrente, la prise de fonctions étant fixée au 1er novembre 2019.
7. Par lettre du 17 octobre 2019, la société Spie Batignolles génie civil lui a présenté une proposition de poste en qualité de chargé d'études de prix à [Localité 3], que le salarié a refusée.
8. Par lettre du 16 décembre 2019, la société Spie Batignolles génie civil lui a notifié son licenciement pour faute grave, lui reprochant de ne pas s'être présenté sur son lieu de travail depuis le 18 novembre 2019.
9. Par requête du 12 mai 2020, le salarié a saisi la juridiction prud'homale afin que soit constatée l'exécution déloyale du contrat de travail et que le licenciement soit jugé sans cause réelle et sérieuse.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en ses première et quatrième branches, et sur le second moyen, pris en sa première branche, réunis
Enoncé du moyen
10. Par son premier moyen, la société Spie Batignolles génie civil fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a manqué à son obligation de loyauté à l'égard du salarié et que le licenciement qu'elle a notifié à ce dernier le 16 décembre 2019 était sans cause réelle et sérieuse, de la condamner en conséquence à payer au salarié certaines sommes à titre de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de loyauté, à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, d'indemnité de préavis, à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et de la débouter de ses demandes reconventionnelles en paiement d'une indemnité de préavis et en paiement du salaire versé pendant la période du 1er au 17 novembre 2019, alors :
« 1°/ que les obligations de rapatriement et de réintégration qui pèsent sur la société mère en application des dispositions de l'article L. 1231-5 du code du travail naissent de la rupture du contrat de travail qui liait le salarié à la filiale étrangère et s'apprécient à la date de cette rupture ; qu'il ressort des constatations de l'arrêt attaqué que la société mère française a reçu le salarié en entretien pour évoquer les conditions de son rapatriement dès le 8 août 2019, peu après l'annonce de la fin prochaine de sa mission en Suisse prévue pour le 31 octobre 2019, que la rupture du contrat de travail avec la filiale est finalement intervenue le 29 septembre 2019 et qu'une proposition précise d'emploi au titre de sa réintégration a été faite au salarié le 17 octobre 2019 tandis que ce dernier avait d'ores et déjà signé un nouvel engagement contractuel avec une société tierce dès le 26 septembre 2019, soit avant la rupture effective du contrat qui le liait à la filiale suisse de la société ; qu'en jugeant néanmoins que la société avait manqué à son obligation de loyauté en ne formulant officiellement de proposition de poste que par courrier du 17 octobre 2019, après la rupture du contrat de travail avec la filiale Suisse, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé les articles L. 1221-1, L. 1222-1 et L. 1231-5 du code du travail ;
4°/ que lorsqu'un salarié engagé par une société mère a été mis à la disposition d'une filiale étrangère et qu'un contrat de travail a été conclu avec cette dernière, la société mère assure son rapatriement en cas de licenciement par la filiale et lui procure un nouvel emploi compatible avec l'importance de ses précédentes fonctions en son sein ; que la nature du poste offert pour la réintégration du salarié comme la rémunération qui lui est attachée ne peuvent être appréciées qu'eu égard aux fonctions exercées et à la rémunération perçue par l'intéressé avant son expatriation et sa mise à disposition, non eu égard à la situation qui était la sienne durant la période de mise à disposition ; qu'en jugeant que la société n'avait fait aucune offre sérieuse de réintégration au motif qu'aucun élément du dossier ne permet d'apprécier dans quelle mesure le niveau de salaire acquis par le salarié au sein de la société Suisse avait été pris en compte dans l'offre adressée au salarié, la cour d'appel a ajouté aux obligations légale de la société mère employeur un élément qu'elles ne comportent pas et a violé les dispositions des articles L. 1221-1 et L. 1231-5 du code du travail. »
11. Par son second moyen, la société Spie Batignolles génie civil fait à l'arrêt le même grief, alors « que la cour d'appel ne pouvait affirmer que l'employeur avait échoué à démontrer que la démission du salarié présenterait un caractère non équivoque, sans rechercher si la période au cours de laquelle celui-ci avait entrepris de rechercher un nouvel emploi, plusieurs mois avant la fin de sa mission, et la date à laquelle il avait signé un engagement contractuel auprès d'une société suisse étrangère au groupe tandis que la société Spie Batignolles lui avait indiqué être à la recherche d'un emploi lui convenant pour assurer sa réintégration, ne traduisait pas en réalité une volonté non équivoque de mettre fin dans les meilleurs conditions financières à sa relation avec le groupe Spie Batignolles ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article L. 1231-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du premier moyen, pris en sa quatrième branche
12. Le salarié soutient que le moyen est incompatible avec la position adoptée par la société mère devant les juges du fond.
13. Cependant, l'arrêt indique que « l'employeur soutient que la proposition adressée au salarié le 17 octobre 2019 est conforme aux dispositions de l'article L. 1231-5 du code du travail s'agissant d'un emploi compatible avec ses anciennes fonctions ».
14. Le moyen est donc recevable.
Bien fondé des moyens
Vu l'article L. 1231-5 du code du travail :
15. Selon ce texte, lorsqu'un salarié engagé par une société mère a été mis à la disposition d'une filiale étrangère et qu'un contrat de travail a été conclu avec cette dernière, la société mère assure son rapatriement en cas de licenciement par la filiale et lui procure un nouvel emploi compatible avec l'importance de ses précédentes fonctions en son sein.
16. Il en résulte que les obligations de la société mère issues de ce texte naissent de la rupture du contrat de travail avec la filiale.
17. Pour dire que la société Spie Batignolles génie civil n'a pas exécuté loyalement le contrat de travail et juger que le licenciement du salarié est dénué de cause réelle et sérieuse, l'arrêt constate que le salarié avait été informé le 8 juillet 2019 de la fin prochaine de sa mission auprès de la filiale suisse et relève que, bien qu'ayant été reçu en entretien par la société Spie Batignolles génie civil le 8 août 2019 pour évoquer les conditions de son rapatriement en France, le salarié ne s'était vu ensuite présenter aucune proposition de poste avant le 17 octobre 2019 en dépit de courriels adressés à la direction les 21 août, 9 et 16 septembre 2019 et en déduit que, malgré la conclusion d'un nouveau contrat de travail avec une société concurrente le 26 septembre, l'employeur échouait à démontrer que le contrat de travail aurait été antérieurement rompu par l'effet d'une démission du salarié. Il énonce en outre qu'aucun élément versé aux débats ne permet d'apprécier utilement dans quelle mesure le niveau de salaire acquis en Suisse par le salarié a été pris en compte par la société au regard de la différence du coût de la vie entre la Suisse et la France tel qu'elle l'allègue et qu'il ne saurait être reproché au salarié aucun abus dans le refus de la proposition de poste du 17 octobre 2019.
18. En statuant ainsi, alors, d'une part, que la société avait reçu le salarié le 8 août 2019 pour évoquer les modalités de son retour en France, que la date de fin de contrat avec la filiale suisse est demeurée inconnue jusqu'au mois de septembre, que le 27 septembre 2019, une convention de « fin de rapport de travail » a été conclue entre le salarié et la filiale avec effet au 31 octobre 2019, ce dont il résultait qu'au 26 septembre, date à laquelle le salarié a conclu un contrat de travail avec une entreprise concurrente, la société n'avait pas manqué aux obligations que lui impose l'article L. 1231-5 du code du travail, et, d'autre part, que l'offre de réintégration doit être compatible avec l'importance, non des fonctions exercées à l'étranger, mais de celles occupées au sein de la société mère, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 6 février 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Chambéry ;
Condamne M. [V] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le six mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.