CIV. 1
CR12
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 30 avril 2025
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 270 F-D
Pourvoi n° R 23-14.642
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 30 AVRIL 2025
Mme [R] [N], épouse [J], domiciliée [Adresse 3], a formé le pourvoi n° R 23-14.642 contre l'arrêt rendu le 23 février 2023 par la cour d'appel de Besançon (2e chambre civile), dans le litige l'opposant à M. [V] [J], domicilié [Adresse 1] (Irlande), défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Fulchiron, conseiller, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de Mme [N], de la SAS Zribi et Texier, avocat de M. [J], après débats en l'audience publique du 4 mars 2025 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Fulchiron, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, et Mme Layemar, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Besançon, 23 février 2023), Mme [N], de nationalité française, et M. [J], ayant la double nationalité française et irlandaise, se sont mariés le 10 juillet 1999 à Punaauia (Polynésie française), sans contrat préalable. De cette union sont nés trois enfants, [H], le 6 janvier 1999, [U], le 5 avril 2001 et [Z], le 3 avril 2003.
2. Après avoir vécu à Tahiti de 1999 à 2012, les époux se sont installés à [Localité 4] (République d'Irlande).
3. Par décision du 10 avril 2019, la High Court de [Localité 4] a prononcé la séparation de corps des époux, dit que les enfants résideront principalement avec leur père, tout en étant libres de résider ou de rendre visite à leur mère, dit qu'en application de la section 8 de la loi sur la famille de 1995, Mme [N] devra verser à M. [J] la somme de 117 000 euros détenue sur le compte néo-zélandais avant le 20 avril 2019 ainsi que la somme de 265 000 euros avant le 31 octobre 2019, sauf pour elle à transférer à M. [J] la propriété du bien sis [Adresse 2] à [Localité 5], soit un total de 382 000 euros, qualifié de «lump sum», dit que la juridiction ne prenait aucune disposition quant à une prestation due par un époux à un autre ou pour les enfants, au motif que M. [J] avait la responsabilité de l'entretien quotidien des enfants à charge ainsi que des frais engagés pour leur éducation.
4. Par ordonnance modificative du 16 décembre 2019, la High Court de [Localité 4] a ordonné le transfert à M. [J] de trois immeubles situés à [Localité 5] ainsi que leur mise en vente immédiate avec prélèvement sur le produit de leur vente des sommes dues à M. [J] en application de la décision du 10 avril 2019 à hauteur de 117 000 euros et de 265 000 euros, outre les dépens et frais dus à l'avocat, ainsi que le versement du solde, le cas échéant, à Mme [N].
5. Par ordonnance du 28 mai 2020, le juge irlandais a ordonné le transfert à M. [J] d'un quatrième bien situé à [Localité 5], mis en vente par l'épouse, et interdit à Mme [N] d'utiliser les prix de vente des trois autres biens.
6. Par requête du 23 mai 2019, Mme [N] a déposé une requête en divorce auprès d'une juridiction française.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, sur le deuxième moyen, pris en ses première, troisième et quatrième branches, et sur le troisième moyen
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
8. Mme [N] fait grief à l'arrêt de déclarer opposable la décision de la High Court de [Localité 4] du 16 décembre 2019, alors « qu'une prestation est alimentaire si elle est destinée à assurer l'entretien d'un époux ou si les besoins d'ordre alimentaire et ressources de chacun des époux sont pris en considération pour déterminer son montant ; qu'en retenant que l'allocation d'un capital de 382 000 euros à M. [J] par la décision du 10 avril 2019 prise sur le fondement de l'article 8 de la Family law act de 1995 et son exécution par transfert de propriété constituaient des décisions rendues en matière alimentaire tout en constatant que le jugement du 10 avril 2019 ne contenait aucune disposition quant à une pension alimentaire pour le conjoint ou les enfants, que l'attribution d'un capital à M. [J] devait lui permettre d'acquérir une maison d'habitation pour se loger lui et les trois enfants à charge et que la décision du juge irlandais aboutissait à un règlement global des intérêts patrimoniaux des époux, ce dont il résulte que la ‘‘lump sum'' n'avait pas un caractère alimentaire, et sans relever que le juge irlandais avait spécifié que cette somme était destinée à satisfaire un objectif alimentaire, la cour d'appel a violé les articles 2 et 17 du Règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions et la coopération en matière d'obligations alimentaires. »
Réponse de la Cour
9. Le Règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions et la coopération en matière d'obligations alimentaires ne donne pas de définition de la notion d'obligation alimentaire. Selon son considérant 11, celle-ci devrait être interprétée de façon autonome.
10. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, Antonius van den Boogaard c. Paula [M], 27 février 1997, C-220/95), qu'en raison du fait que, dans le contexte d'une procédure de divorce, un juge de common law peut par une même décision, régler tant les rapports matrimoniaux que les obligations alimentaires, le juge de l'Etat membre dans lequel est invoquée cette décision est tenu de distinguer entre les aspects de la décision portant sur les régimes matrimoniaux et ceux portant sur des obligations alimentaires en ayant égard, dans chaque cas d'espèce, à l'objectif spécifique de la décision rendue, lequel devrait pouvoir être déduit de la motivation de cette décision. S'il en ressort qu'une prestation est destinée à assurer l'entretien d'un époux dans le besoin ou si les besoins et les ressources de chacun des époux sont pris en considération pour déterminer son montant, la décision a trait à une obligation alimentaire. En revanche, lorsque la prestation vise uniquement à la répartition des biens entre les époux, la décision concerne les régimes matrimoniaux et ne peut donc être exécutée en application de la convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. Une décision qui combine les deux fonctions peut être, conformément aux prévisions de cette convention, partiellement exécutée, dès lors qu'elle fait clairement apparaître les objectifs auxquels correspondent respectivement les différentes parties de la prestation ordonnée.
11. La cour d'appel a relevé qu'après avoir analysé les revenus et le patrimoine de Mme [N] et de M. [J] et estimé qu'il était approprié que la responsabilité parentale des enfants incombe entièrement au père, la High court de Dublin avait estimé que, abstraction faite de la question non pertinente du régime matrimonial, la distribution la plus juste et la plus appropriée des ressources consistait à attribuer à M. [J] un montant de 382 000 euros tout en laissant à Mme [N] la propriété des quatre biens immobiliers situés à Las Vegas.
12. Elle a souligné que pour parvenir à cette conclusion, la High court de [Localité 4] avait pris en compte les différents critères de la loi irlandaise tenant aux revenus, à la capacité de gain, aux biens et autres ressources financières que chacun des époux a ou est susceptible d'avoir dans un avenir prévisible, aux besoins et obligations et responsabilité financière des parties, maintenant et dans un avenir prévisible, au niveau de vie de la famille avant la procédure, à l'âge des conjoints et à la durée du mariage, à toute incapacité physique ou mentale de l'un des époux, aux contributions que chacun des époux a apportées ou est susceptible dans l'avenir prévisible d'apporter au bien-être de la famille y compris toute contribution de chacun d'eux au revenu, à la capacité de gain, à la propriété des ressources financières de l'autre conjoint et toute contribution de leur part en s'occupant de la maison ou en s'occupant de la famille, aux effets sur la capacité de gain de chacun des conjoints, des responsabilités assumées par chacun au cours de la période où ils vivaient ensemble et en particulier la mesure dans laquelle la capacité de gain de chacun des conjoints est affaiblie parce qu'un conjoint a renoncé à une possibilité d'activité rémunératrice afin de prendre soin de la famille, à tout revenu ou avantage auquel l'un ou l'autre des époux a droit par ou en vertu de la loi, à la conduite de chacun des époux, aux besoins de logement de l'un des conjoints ou de l'autre, à la valeur pour chacun des époux de toute prestation qu'en raison du jugement de divorce, le conjoint perdra l'opportunité ou la possibilité d'acquérir, aux droits de toute autre personne autre que le conjoint, y compris une personne avec qui l'un des époux est remarié.
13. Elle a relevé que l'ordonnance du 10 avril 2019 rendue par le même magistrat de la High court de Dublin précisait la logique de la décision en indiquant qu'aucune disposition n'était prise quant à une pension alimentaire pour l'épouse ou les enfants du fait que M. [J] avait la responsabilité de l'entretien quotidien des enfants à charge ainsi que des frais engagés pour leur éducation.
14. Elle en a conclu que la somme forfaitaire (lump sum) de 382 000 euros accordée à M. [J], même si elle aboutissait de fait à un règlement global des intérêts patrimoniaux des époux, avait un fondement exclusivement alimentaire.
15. La cour d'appel a pu en déduire que la décision prévoyant le versement de cette somme à M. [J] constituait, y compris dans son exécution par transfert de propriété, une décision prise en matière d'obligation alimentaire au sens de l'article 2 du Règlement n° 4/2009, qui, ayant été rendue par les juridictions d'un autre Etat membre partie au protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi applicable aux obligations alimentaires, était reconnue sans qu'il soit possible de s'opposer à sa reconnaissance et était exécutoire sans qu'une déclaration en constatant la force exécutoire soit nécessaire.
16. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme [N] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [N] et la condamne à payer à M. [J] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, prononcé publiquement le trente avril deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de
procédure civile et signé par Mme Champalaune, président, M. Fulchiron, le conseiller rapporteur et Mme Vignes, greffier de chambre.