CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 septembre 2024
Cassation partielle
sans renvoi
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 712 FS-B
Pourvois n°
Q 21-23.442
C 21-24.765 Jonction
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 SEPTEMBRE 2024
I. La société Securitas France, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Q 21-23.442 contre l'arrêt rendu le 7 juillet 2021 par la cour d'appel de Toulouse (3e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Airbus opérations, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],
2°/ à M. [H] [K], domicilié [Adresse 5],
3°/ à Mme [U] [Z], domiciliée [Adresse 6],
4°/ à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Garonne, dont le siège est [Adresse 2],
5°/ à la caisse primaire d'assurance maladie du Tarn-et-Garonne, dont le siège est [Adresse 4],
défendeurs à la cassation.
II. La société Airbus opérations, société par actions simplifiée, a formé le pourvoi n° C 21-24.765 contre le même arrêt, dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [H] [K],
2°/ à Mme [U] [Z],
3°/ à la société Securitas France, société à responsabilité limitée,
4°/ à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Garonne,
5°/ à la caisse primaire d'assurance maladie du Tarn-et-Garonne,
défendeurs à la cassation.
La société Securitas France, demanderesse au pourvoi n° Q 21-23.442, invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.
La société Airbus opérations, demanderesse au pourvoi n° C 21-24.765, invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de M. Pédron, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Securitas France, de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Airbus opérations, de Me Haas, avocat de M. [K] et Mme [Z], et l'avis de Mme Pieri-Gauthier, avocat général, après débats en l'audience publique du 11 juin 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Pédron, conseiller rapporteur, Mme Renault-Malignac, conseiller doyen, Mme Coutou, M. Rovinski, Mme Lapasset, M. Leblanc, conseillers, Mme Dudit, MM. Labaune, Montfort, Mme Lerbret-Féréol, conseillers référendaires, Mme Pieri-Gauthier, avocat général, et Mme Gratian, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° Q 21-23.442 et C 21-24.765 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué et les productions (Toulouse, 7 juillet 2021), dans la nuit du 30 au 31 mars 2010, M. [K] et Mme [Z] (les victimes), salariés de la société Securitas France (l'employeur), ont été victimes d'un accident. Alors qu'ils effectuaient une ronde de surveillance dans les locaux appartenant et exploités par la société Airbus opérations (la société), ils ont ressenti divers symptômes nécessitant leur évacuation à l'hôpital.
3. Cet accident a été pris en charge au titre de la législation professionnelle.
4. Les victimes ont assigné devant un tribunal de grande instance la société, la caisse primaire d'assurance maladie du Tarn-et-Garonne, et la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Garonne (la caisse) afin que la société soit déclarée responsable de leurs préjudices sur le fondement des dispositions de l'article 1384, alinéa 1, du code civil et soit condamnée à les indemniser de leurs préjudices à établir par voie d'expertise.
5. La société a appelé en la cause l'employeur afin qu'il soit condamné à la garantir de toutes condamnations mises à sa charge.
Examen des moyens
Sur le second moyen du pourvoi n° C 21-24.765, formé par la société
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen du pourvoi n° C 21-24.765, formé par la société
Enoncé du moyen
7. La société fait grief à l'arrêt de la déclarer entièrement responsable du préjudice subi par les victimes à la suite de l'accident litigieux et de la condamner à verser certaines sommes aux victimes et à la caisse, alors :
« 1°/ que nul n'est responsable d'une chose non identifiée ; qu'en jugeant la société Airbus Opérations responsable du dommage subi par les victimes, cependant qu'il résultait de ses propres constatations que, malgré plusieurs expertises, personne n'avait pu identifier la ou les substances à l'origine des symptômes présentés par les victimes, ce dont résultait l'impossibilité d'imputer à quiconque la garde de cette chose non identifiée et, partant, la responsabilité de la survenance du dommage, la cour d'appel a violé l'article 1384, devenu 1242, al. 1, du code civil ;
2°/ qu'il appartient au demandeur à l'action en responsabilité de démontrer, d'une part, l'imputabilité de son préjudice à une chose précisément identifiée et, d'autre part, la réunion des conditions de la garde qui aurait été exercée sur celle-ci par le défendeur à l'action ; qu'en jugeant, pour déclarer la société Airbus Opérations responsable du dommage subi par les victimes, qu'il appartiendrait à la société Airbus Opérations de démontrer l'absence de garde de sa part sur une chose qui n'avait au demeurant pas même été identifiée, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé les articles 1384, devenu 1242, al. 1, et 1315, devenu 1353 du code civil ;
3°/ qu'il appartient au demandeur à l'action en responsabilité de démontrer, d'une part, l'imputabilité de son préjudice à une chose identifiée et, d'autre part, la réunion des conditions de la garde qui aurait été exercée sur celle-ci par le défendeur à l'action ; qu'en jugeant que la société Airbus Opérations serait responsable des dommages subis par les victimes par cela seul qu'ils seraient survenus au sein de ses locaux, cependant que l'exposante ne pouvait être présumée gardienne d'une chose qui n'avait pas été identifiée ni jugée responsable à raison de la seule survenance du dommage dans son usine, la cour d'appel a derechef violé les articles 1384, devenu 1242, al. 1, et 1315, devenu 1353 du code civil. »
Réponse de la Cour
8. Selon l'article 1384, devenu 1242, alinéa 1, du code civil, on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde.
9. L'arrêt relève, par motifs propres et adoptés, d'abord, que l'enquête judiciaire et l'enquête diligentée par l'inspection du travail ont permis d'établir que dans la nuit du 30 au 31 mars 2010, les victimes, en poste sur une partie du chantier de fabrication de l'A380, situé dans l'usine dont la société est propriétaire et exploitante, lors de leur ronde de surveillance, ont inhalé une substance toxique nécessitant leur prise en charge médicale immédiate. Il ajoute que le chef de poste de la société a indiqué, dans le rapport d'analyse d'accident et son compte-rendu, avoir vu sur les lieux un nuage blanc.
10. Il retient ensuite que les premiers symptômes sont apparus immédiatement, mettant en évidence le lien de causalité entre la survenance des troubles et l'inhalation survenue dans les locaux de la société, peu important l'absence de détermination certaine de la substance d'origine et les causes de son émanation.
11. Il souligne la concomitance des symptômes et troubles et note que les conclusions de l'enquête de l'inspection du travail ont permis d'exclure que l'agent toxique inhalé soit en lien avec l'application d'un produit hydrofuge à proximité par une entreprise sous-traitante et ont mis en évidence plusieurs hypothèses d'émanation possibles.
12. Il en conclut que la société, propriétaire et exploitante de l'usine où l'inhalation du produit toxique a eu lieu, est gardienne, au sens juridique du terme, des substances qui peuvent émaner en son sein et qu'elle est responsable des dommages subis par les victimes.
13. De ces constatations et énonciations, la cour d'appel, qui a caractérisé que le nuage toxique, émanant de la société et dont elle avait la garde, était à l'origine des symptômes présentés par les victimes, a exactement déduit, sans inverser la charge de la preuve, qu'elle avait engagé sa responsabilité.
14. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Mais sur le moyen du pourvoi n° Q 21-23.442, formé par l'employeur
Enoncé du moyen
15. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire qu'il devra relever et garantir la société de l'ensemble des condamnations mises à sa charge au profit des victimes, alors « qu'aux termes de l'article L. 452-5 du Code de la sécurité sociale le tiers étranger à l'entreprise reconnu responsable d'un accident du travail n'a de recours ni contre l'employeur de la victime ou ses préposés, ni contre leur assureur ; qu'est illicite la clause d'un contrat de prestation de services entre deux entreprises ayant pour effet de reporter automatiquement la charge de la réparation de l'accident sur l'employeur quand bien-même il n'aurait aucune responsabilité dans celui-ci ; qu'une telle clause, qui revient à exonérer le tiers responsable d'avoir à assumer les conséquences de ses actes, heurte l'objectif d'ordre public de prévention visée par l'article L. 452-5 du code de la sécurité sociale ; qu'au cas présent, il résulte de l'article 10 du contrat du 12 novembre 2008 conclu entre les sociétés Securitas et Airbus Opérations que l'employeur devait supporter automatiquement l'intégralité des conséquences financières d'un accident du travail dont l'un de ses salariés serait victime, peu important qu'elle puisse n'avoir aucune responsabilité dans la survenance de l'accident et que la société Airbus Opérations en soit l'unique auteur ; que cette clause reporte donc automatiquement la charge du dommage sur la société Securitas même si elle n'en était pas l'auteur et exonère, de jure, la société Airbus Opérations de toute responsabilité ; qu'en refusant d'écarter cette stipulation et en condamnant la société Securitas à garantir la société Airbus Opérations de l'ensemble des condamnations mises à sa charge au profit des victimes, salariés de la société Securitas, victimes d'un accident du travail dont la société Airbus avait été déclarée seule responsable, la cour d'appel a violé l'article L. 452-5 du code de la sécurité sociale, 1134 et 1147 du code civil, dans leur version antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
16. Après avis donné aux parties en application de l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu les articles L. 451-1, L. 452-5 et L. 482-4 du code de la sécurité sociale :
17. En application des deux premiers de ces textes, sauf si la faute de l'employeur est intentionnelle, le tiers étranger à l'entreprise, qui a indemnisé la victime d'un accident du travail pour tout ou partie de son dommage, n'a pas de recours contre l'employeur de celle-ci.
18. Selon le troisième, est nulle de plein droit toute convention contraire au livre IV du même code, relatif aux accidents du travail et maladies professionnelles.
19. Il en résulte que l'employeur ne peut renoncer à l'immunité dont il bénéficie en application de l'article L. 451-1 du code de la sécurité sociale.
20. Pour condamner l'employeur à relever et garantir la société des condamnations mises à sa charge au profit des victimes, l'arrêt retient qu'il résulte de la convention du 12 novembre 2008, conclue entre la société et l'employeur, que le prestataire est totalement responsable des agissements de son personnel dans le cadre des missions qui lui sont confiées et garantit le client de toute action, notamment de ses propres salariés contre le client, et qu'en l'absence de faute lourde alléguée imputable au client, le prestataire doit sa garantie à ce dernier, les dispositions de l'article L. 452-5 du code de la sécurité sociale n'ayant pas un caractère d'ordre public auquel il ne pourrait être dérogé par une convention.
21. Il ajoute que les dispositions du code de la sécurité sociale en matière d'accident du travail ne sont d'ordre public que dans la relation entre le salarié et l'employeur et que l'engagement de garantie pris par l'employeur n'est pas limité à l'hypothèse où sa responsabilité pourrait être recherchée sur le fondement du droit commun pour faute inexcusable.
22. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que la convention du 12 novembre 2008 était nulle de plein droit comme contraire aux articles L. 451-1 et L. 452-5 du code de la sécurité sociale et que l'employeur n'avait pas commis une faute intentionnelle, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
23. En premier lieu, la cassation du chef du dispositif relatif à l'action en garantie de la société à l'encontre de l'employeur n'emporte pas la cassation des chefs de dispositif de l'arrêt qui condamnent la société Airbus opérations aux dépens, ainsi qu'à payer à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Garonne la somme de 1 000 euros, et à Mme [Z] et M. [K] la somme de 2 000 euros chacun, au titre de l'article 700 du code de procédure civile, qui sont justifiées par d'autres dispositions.
24. En second lieu, après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
25. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
26. Il résulte de ce qui est dit aux paragraphes 17,18 ,19 et 22 que la société doit être déboutée de ses demandes en garantie à l'encontre de l'employeur des victimes.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi n° C 21-24.765, formé par la société Airbus opérations ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que la société Securitas France doit garantir la société Airbus opérations de la condamnation mise à sa charge au profit de Mme [Z] et de M. [K], tant au titre de la réparation de leurs préjudices que des condamnations au profit des victimes au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 7 juillet 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Toulouse ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
REJETTE les demandes de garantie formées par la société Airbus opérations à l'encontre de la société Securitas France ;
Condamne la société Airbus opérations aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [K] et Mme [Z] à l'encontre de la société Securitas France, rejette les demandes formées par la société Airbus opérations et la condamne à payer à M. [K] et à Mme [Z] la somme globale de 3 000 euros et à la société Securitas France la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq septembre deux mille vingt-quatre.