ANNULATION, sur le pourvoi de la dame veuve Y..., d'un Arrêt rendu, le 6 mars 1902, par la Cour d'appel d'Amiens, au profit du sieur Z....
ARRET.
Du 2 Juillet 1903.
LA COUR,
Statuant toutes chambres réunies,
Ouï M. Roulier, conseiller, en son rapport, et Maître X..., avocat, en ses observations, à l'audience publique du 1er juillet 1903 ; ouï Maître A..., avocat, en ses observations, M. le procureur général Baudouin, en ses conclusions, à l'audience publique du 2 juillet 1903, après en avoir délibéré en la chambre du conseil ;
Sur le moyen unique du pourvoi :
Vu les articles 747, 791 et 1130 du Code civil ;
Attendu que l'arrêt attaqué constate que les époux Y... ont, suivant contrat de mariage, en date, à Paris, du 4 juin 1894, constitué en dot, à leur fille, certains biens en pleine propriété, et qu'ils se sont réservé le droit de retour sur les biens donnés, en ajoutant toutefois que ce droit ne ferait pas obstacle à l'exécution de toutes donations et dispositions en usufruit que la future épouse pourrait faire à son conjoint pendant le cours du mariage, ni à l'effet de tous autres avantages et dispositions pouvant résulter au profit du futur époux, soit du contrat de mariage, soit de la
loi ;
Attendu que la fille dotée, la dame Z..., étant décédée sans postérité et sans avoir disposé des biens qui lui avaient été constitués, ledit arrêt ne méconnaît pas que les époux Y... se trouvaient exactement dans les conditions prévues par la loi à l'effet d'invoquer le bénéfice de l'article 747 du Code civil, aux termes duquel les ascendants succèdent, à l'exclusion de tous autres, aux choses par eux données à leurs enfants ou descendants décédés sans postérité, lorsque les objets donnés se retrouvent en nature dans la succession ; que, cependant, l'arrêt repousse tout d'abord la prétention ainsi formulée de la dame Y..., ès qualités, par ce motif que, dans le cas même où la clause litigieuse, suivant laquelle le droit de retour ne devait pas faire obstacle à l'effet des avantages pouvant résulter de la loi au profit du futur époux, constituerait une limitation du droit de retour légal, les articles 791 et 1130 du Code civil, qui interdisent les pactes sur succession future, lui seraient inapplicables, parce qu'elle ne pouvait présenter aucun des inconvénients qui motivent les prohibitions de la loi ;
Mais attendu qu'il résulte, tant des termes de l'article 747 que de la rubrique sous laquelle cet article se trouve placé, et qui est intitulée "des successions déférées aux ascendants", que le droit de retour légal est essentiellement un droit successoral formant à côté de la succession ordinaire et dans les circonstances que la loi détermine, une succession privilégiée dont la dévolution a lieu en vertu d'une vocation héréditaire spéciale et qui a pour objet une classe particulière de biens ; que son mode d'exercice est exclusivement régi par la loi ;
Attendu que, suivant l'article 791 du Code civil, on ne peut, même par contrat de mariage, renoncer à la succession d'une personne vivante, ni aliéner les droits éventuels qu'on peut avoir à cette succession ; que l'article 1130 du même code interdit en outre toute stipulation sur une succession non ouverte, même avec le consentement de celui de la succession duquel il s'agit ;
Que ces prohibitions sont formelles et d'ordre public, et que toute convention qui a pour conséquence de les éluder est nulle aux termes de l'article 6 du Code civil ;
Attendu, au surplus, et en ce qui touche les droits du conjoint survivant en concours avec les ascendants, que l'article 767 du Code civil, modifié, porte expressément que l'exercice du droit successoral de l'époux survivant ne devra pas préjudicier aux droits de retour ; et que cette dernière expression, par la généralité de ses termes, s'applique aussi bien au droit de retour légal de l'article 747, qu'au droit de retour exceptionnel ;
Attendu qu'en se plaçant à un autre point de vue, l'arrêt attaqué ajoute que la clause dont il s'agit doit être interprétée dans le sens d'une libéralité éventuelle en usufruit, faite par les ascendants au profit du futur époux, portant sur la moitié de l'usufruit des biens donnés à la dame Z..., et subordonnée à cette double condition que l'épouse donataire en pleine propriété prédécède et qu'elle n'ait pas disposé de ses biens ;
Que, cette double condition venant à se réaliser, la libéralité remonte rétroactivement au jour du contrat de mariage, de telle sorte que la partie des biens à laquelle s'applique cette stipulation d'usufruit faite au profit de Z..., conformément à l'article 1121 du Code civil, n'est entrée qu'en nue-propriété dans la succession de la dame Z... ;
Que, par conséquent, la dame Y... ne peut exercer son droit de retour légal que sur la nue-propriété des biens donnés à sa fille et sur la moitié de leur usufruit ;
Mais attendu que les termes clairs et précis du contrat de mariage du 4 juin 1894 excluent formellement l'hypothèse d'un usufruit conventionnel qui, soit par donation directe, soit sous la forme d'une stipulation pour autrui, aurait été dans l'espèce éventuellement constitué au profit du conjoint survivant ;
Qu'en effet, les époux Y..., donnant expressément à leur fille une propriété pleine et entière, se bornent à déclarer que, le cas échéant, "leur droit de retour ne fera pas obstacle à l'effet des avantages et dispositions pouvant résulter pour le futur époux, soit du contrat de mariage, soit de la loi" ;
Attendu que cette clause, dans sa dernière partie, a pour but manifeste, ainsi que le constate l'arrêt attaqué lui-même, d'assurer l'exercice de l'usufruit légal attribué au survivant par l'article 767 nouveau du Code civil ;
Or, attendu, comme il a déjà été dit, que, d'après cet article, l'exercice de l'usufruit légal ne préjudicie pas au droit de retour ;
Attendu, dès lors, que la prétendue libéralité, qui aurait été faite par les époux Y... au sieur Z..., constitue uniquement une renonciation anticipée au bénéfice de l'article 747 ;
Qu'il s'agit donc bien d'un pacte sur succession future, frappé de nullité par les articles 791 et 1130 ;
D'où il suit qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel d'Amiens a violé les textes de loi visés au moyen ;
Par ces motifs,
CASSE,