COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 30B
14e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 06 JUILLET 2023
N° RG 22/07685 - N° Portalis DBV3-V-B7G-VSXD
AFFAIRE :
SCI MULBERRY
C/
SAS JSP FINANCES
Décision déférée à la cour : Ordonnance rendue le 06 Décembre 2022 par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de NANTERRE
N° RG : 22/01215
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le : 06.07.2023
à :
Me Monique TARDY, avocat au barreau de VERSAILLES
Me Claire RICARD, avocat au barreau de VERSAILLES
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE SIX JUILLET DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
SCI MULBERRY
N° Siret : 535 071 625 (RCS Strasbourg)
[Adresse 6]
[Localité 4]
Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Représentant : Me Caroline LEVY TERDJMAN de la SELEURL CORNET LEVY, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0416 - Représentant : Me Monique TARDY de l'ASSOCIATION AVOCALYS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 620 - N° du dossier 005455
APPELANTE
****************
SAS JSP FINANCES
N°Siret : 448 376 509 (RCS Nanterre)
[Adresse 3]
[Localité 5]
Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Représentant : Me Clémentine FAGES substituant Me Christine LUSSAULT de la SELARL CL AVOCATS, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : A0637 - Représentant : Me Claire RICARD, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 622 - N° du dossier 2231949
INTIMÉE
****************
Composition de la cour :
L'affaire a été débattue à l'audience publique du 07 Juin 2023, Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de président ayant été entendu en son rapport, devant la cour composée de :
Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de président,
Madame Marina IGELMAN, Conseiller,
Madame Marietta CHAUMET, Conseiller,
qui en ont délibéré,
Greffier, lors des débats : Monsieur Mohamed LE GOUZI
EXPOSÉ DU LITIGE
Par acte authentique en date du 1er octobre 2015, la SCI Mulberry, représentée par la holding Rohan Invest, a acquis un ensemble immobilier situé à [Adresse 8], [Adresse 1] et [Adresse 2], dont une partie était donnée à bail depuis 2001 à la société JSP Finances.
L'ensemble immobilier, consistant en un immeuble à usage de bureaux, et comprenant au rez- de-chaussée, trois locaux commerciaux, est composé de quatre étages à usage de bureaux et un sous-sol de stationnement (dit Bâtiment C).
Par acte du 5 juillet 2019, prenant effet le 1er octobre 2019, la société civile immobilière Mulberry a donné à bail à la société JSP Finances des locaux commerciaux situés au [Adresse 1] (2 au 4ème étage, 4 au 2ème étage, un situé au rez-de-chaussée outre deux locaux d'archives et des places de stationnements en sous-sol).
La société JSP Finances était notamment l'associée unique de la société Recrutement Service Intérimaire- RSI (ci-après RSI), ayant pour objet la mise à disposition de personnel intérimaire.
Le 25 novembre 2020, la société JSP Finances a décidé la liquidation de la société RSI.
A compter de la fin de l'année 2021, un collectif de travailleurs sans papiers, revendiquant avoir travaillé pour la société RSI, s'est installé devant le bâtiment afin d'y mener une action de revendication. L'occupation a duré jusqu'en novembre 2022.
Par acte d'huissier en date du 7 janvier 2022, reçu le 13 janvier 2022, la société JSP Finances a donné congé à la SCI Mulberry des locaux loués, [Adresse 1], pour le 30 septembre 2022.
Par acte d'huissier de justice délivré le 6 mai 2022, la société Mulberry, autorisée en ce sens, a fait assigner à heure indiquée la société JSP Finances et MM. [V] [T], [F] [T], [S] [I], [H] et [L] [C] devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre aux fins d'obtenir principalement l'expulsion des occupants sans droit ni titre de sa propriété sous astreinte et la condamnation de la société JSP Finances à lui verser des provisions de 24 807, 60 euros au titre du coût de remise en état du site et de 214 634, 22 euros au titre de la perte de loyers.
Par ordonnance contradictoire rendue le 6 décembre 2022, le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre a :
rejeté la demande formée par la SCI Mulberry visant à déclarer irrecevables les dernières écritures notifiées par la société JSP Finances ;
rejeté l'exception d'incompétence au profit de l'ordre administratif soulevé par le collectif de sans-papiers ;
déclaré le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre, incompétent pour statuer sur le litige opposant la SCI Mulberry au collectif de sans-papiers, au profit du tribunal de proximité de Gennevilliers ;
ordonné la transmission du dossier une fois le délai écoulé ;
dit n'y avoir lieu à référé sur l'ensemble des demandes de provision formées par la SCI Mulberry à l'encontre de la société JSP Finances ;
condamné la SCI Mulberry aux dépens exposés par la société JSP Finances ;
condamné la SCI Mulberry à verser à la société JSP Finances la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
rejeté le surplus des demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par déclaration reçue au greffe le 21 décembre 2022, la SCI Mulberry a interjeté appel de cette ordonnance en ce qu'elle a :
dit n'y avoir lieu à référé sur l'ensemble des demandes de provision formées par la SCI Mulberry à l'encontre de la société JSP Finances ;
condamné la SCI Mulberry aux dépens exposés par la société JSP Finances ;
condamné la SCI Mulberry à verser à la société JSP Finances la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
rejeté le surplus des demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées le 1er juin 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société civile immobilière Mulberry demande à la cour, au visa des articles 834, 835, 455 du code de procédure civile et 1725 du code civil, de :
'- infirmer la décision rendue le 06 décembre 2022 en ce qu'elle a :
- dit n'y avoir lieu à référé sur l'ensemble des demandes de provisions formées par la SCI Mulberry à l'encontre de la société JSP Finances,
- condamné la SCI Mulberry aux dépens exposés par la société JSP Finances,
- condamné la SCI Mulberry à verser à la société JSP Finances la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeté le surplus des demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
et statuant à nouveau,
- vu la responsabilité de JSP Finances à l'origine du trouble manifestement illicite, lors du maintien des grévistes sur le site de son fait,
- condamner JSP Finances à verser au profit de la SCI Mulberry à titre de provision sur dommages et intérêts :
- la somme de 1 788 euros TTC au titre du nettoyage et de la désinfection déjà réalisée,
- la somme de 18 795 euros HT au titre de l'estimation de la remise en état des espaces verts,
- 200 000 euros au titre de la perte des loyers subie par la SCI Mulberry en relation directe avec le trouble illicite subi,
- condamner JSP Finances aux entiers dépens soit un total de : 1 578,33 euros,
- condamner JSP Finances à la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile'.
Dans ses dernières conclusions déposées le 5 juin 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société JSP Finances demande à la cour, au visa de l'article 835 du code de procédure civile, de :
'- confirmer l'ordonnance de référé du 6 décembre 2022 en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référer sur les demandes de provision formulées par la SCI Mulberry à l'encontre de la société JSP Finances,
par conséquent,
- débouter la SCI Mulberry de l'ensemble de ses demandes,
- condamner la SCI Mulberry au paiement de la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'articles 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens'.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 juin 2023.
Par conclusions déposées au greffe le 6 juin à 16h48, la société Mulberry demande d'ordonner le rejet des conclusions notifiées dans l'intérêt de la Société JSP Finances le 5 juin 2023, sur le fondement des articles 15 et 16 du code de procédure civile, faisant valoir qu'elle n'a pas eu le temps matériel d'en prendre connaissance avant l'ordonnance de clôture.
Par conclusions notifiées le 7 juin, la société JSP Finances demande à la cour de :
débouter la SCI Mulberry de sa demande de rejet des conclusions communiquées par la société JSP Finances le 5 juin 2023,
à défaut
ordonner également le rejet des conclusions signifiées par la société SCI Mulberry le 2 juin 2023, comme des pièces 94 à 101 qui y étaient annexées.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le rejet des conclusions
Il apparaît que la société Mulberry a notifié de nouvelles conclusions le jeudi 1er juin 2023 à 20h35, comportant 10 nouvelles pièces, dont un 'décompte débiteur JSP lors de son départ au 30/9/2022' , un 'décompte débiteur JSP 22/5/2023' et une 'restitution du dépôt de garantie du 13/03/2023', venant au soutien de sa demande de provision.
Dès lors, celle-ci est mal fondée à se plaindre que l'intimée ait répondu à ces nouvelles pièces par ses conclusions du 5 juin, fussent-elles en effet notifiées par RPVA à 17h43 la veille de la clôture, aucun moyen nouveau n'étant soulevé et aucune nouvelle pièce n'étant produite, étant relevé que le jour de la clôture, elle n'a envoyé aucun message pour demander en demander le report.
Il n'y a pas lieu de déclarer irrecevables les conclusions de la société JSP Finances du 5 juin 2023.
Sur les demandes de provisions
Affirmant que ses demandes provisionnelles ne se heurtent à aucune contestation sérieuse, la société civile immobilière Mulberry fait valoir qu'elle démontre l'absence de diligences effectives de la société JSP Finances pour mettre un terme à l'occupation des lieux par les sans-papiers alors que, en laissant s'installer les salariés grévistes de RSI sur le site de [Localité 7], elle était responsable des dégradations et pertes causées de son fait.
Elle expose qu'il n'est pas contesté que les sans-papiers, qui ont exercé l'action revendicatrice ont tous travaillé pour RSI Intérim, pendant plusieurs années et sont devenus par TUP les salariés de la société JSP Finances, à la suite de la dissolution de la société RSI sans liquidation.
Faisant valoir que les grévistes ne pouvaient aller occuper les lieux où ils travaillaient, s'agissant des entreprises clientes de sociétés d'intérim et non de leur employeur, l'appelante souligne qu'ils se sont donc logiquement mobilisés devant le siège social de RSI.
La société Mulberry soutient qu'il n'est pas démontré que les contrats de travail dont se prévalent les occupants aient été résiliés par la société JSP Finances conformément aux règles de droit et affirme qu'en tout état de cause, les grévistes étaient encore sous la dépendance de RSI car ils étaient en attente de paiement de leurs créances salariales, de leur bulletin de paie et des attestations de concordance.
Elle expose que la préfecture de police n'aurait pas autorisé pendant près d'un an les grévistes à s'installer devant le siège de la société JSP Finances si elle n'avait pas considéré qu'ils étaient toujours ses salariés.
La société Mulberry fait valoir que les salariés grévistes se sont installés sur les espaces verts juste devant les locaux de la société JSP Finances, et ce alors que le bail conclu entre les parties prévoyait en son article 17 que le preneur s'engageait à interdire à son personnel l'accès des jardins et espaces verts.
Elle invoque également les dispositions de l'article 1725 du code civil aux termes duquel le bailleur n'est pas tenu de garantir le preneur du trouble que des tiers apportent par voies de fait à sa jouissance pour en déduire que la société JSP Finances ne peut lui imputer la responsabilité d'un trouble illicite à ce titre.
Reconnaissant être en litige avec les sociétés SDS et IP COM, la société Mulberry expose que la société JSP Finances ne peut s'en prévaloir dès lors que ces sociétés ont pu continuer à exploiter les locaux loués, qu'elles sont des locataires de mauvaise foi et qu'elle soutient avoir rempli son obligation d'entretien et de délivrance.
Arguant de la mauvaise foi de la société JSP Finances, l'appelante affirme qu'elle ne s'est jamais plainte des conditions locatives et qu'elle n'a donné congé de son bail le 30 septembre 2022 que pour changer de siège social et échapper aux grévistes, quittant les lieux en violation de ses obligations contractuelles.
La société Mulberry soutient que le manquement contractuel des sociétés JSP Finances et RSI à l'égard de leurs propres salariés intérimaires a été à l'origine de son trouble illicite, que celles-ci ne démontrent pas avoir effectué les démarches nécessaires pour engager les salariés de façon licite (la vérification des cartes de séjour n'étant pas suffisante) et qu'au contraire, les éléments que produit l'intimé démontrent l'existence d'une régularisation a posteriori des situations irrégulières.
Reconnaissant le départ des grévistes de son site en novembre 2022, la société Mulberry expose maintenir ses demandes provisionnelles en faisant valoir d'une part qu'elle se trouve confrontée à des contentieux initiés par des locataires opportunistes du fait des troubles ayant affecté les locaux loués (les sociétés SDS et IP COM), aboutissant au non-paiement des loyers depuis plus d'un an.
Elle soutient que son préjudice doit être imputé à la société JSP Finances puisque la dégradation des conditions locatives et l'impossibilité de commercialiser sont apparues à compter de l'installation des grévistes, l'intimée ayant en outre fait preuve d'une grande inertie.
La société Mulberry sollicite en conséquence l'octroi des provisions suivantes :
1 788 euros au titre des frais de nettoyage et de désinfection de la cour extérieure de l'immeuble,
24 807, 60 euros au titre des travaux de regazonnage et de plantations avec la pose de nouvelles dalles sur le parvis et des murs sur le porche,
200 000 euros au titre de la perte de loyers (existence de dettes locatives de la société SDS de 419 430, 72 euros, et la société JSP Finances de 24 350, 17 euros, perte de chance occasionnée par la vacance des locaux à louer et du fait des congés donnés par plusieurs locataires commerciaux).
Invoquant en réponse l'existence de contestations sérieuses, la société JSP Finances indique qu'il n'existe aucun fondement juridique aux demandes de provision formées par l'appelante.
Elle fait valoir que les contrats de travail temporaire prennent naturellement fin au terme du contrat de mission et que, au début du piquet de grève, aucun des salariés n'était lié par un contrat de travail avec elle.
L'intimée soutient que les dispositions de l'article 1735 ne sont pas applicables dès lors que les grévistes ne peuvent être considérés comme des 'personnes de sa maison' ou des 'sous locataires', et que l'application de l'article 17 du bail commercial suppose de rapporter la preuve de la qualité de 'préposés', du dommage subi et de l'existence d'un lien de causalité, qui ne serait pas rapportée en l'espèce.
Rappelant qu'il ne subsistait plus aucun lien juridique entre elle et ses anciens salariés lors de la grève, que l'occupation n'est pas intervenue dans le cadre des fonctions des grévistes et que certains des occupants n'ont jamais été ses salariés, la société JSP Finances affirme que la poursuite de l'occupation n'est pas de son fait dès lors qu'elle avait établi les attestations de concordance qui lui avaient été demandées et que les grévistes n'avaient plus pour objectif que de demander à la préfecture la régularisation des occupants sans papiers.
Subsidiairement, la société JSP Finances expose que l'appelante ne démontre pas l'existence d'un manquement qui lui serait imputable, à l'origine de son préjudice, l'occupation des lieux par les grévistes n'ayant selon elle pas causé de désordres et les actions en inexécution des sociétés SDS et IP COM ayant pour fondement les multiples carences de la société Mulberry qui a manqué à ses obligations contractuelles (insécurité liée à un trafic de stupéfiants, coupures d'eau chaude, dysfonctionnements de l'ascenseur, sanitaires dégradés).
Expliquant n'avoir jamais été locataire des espaces extérieurs à ses locaux et ne disposer d'aucun moyen pour demander le départ des grévistes, l'intimée soutient que seule la bailleresse pouvait prendre des mesures pour en faire partir les occupants sans droit ni titre.
Sur le quantum des provisions demandées, la société JSP Finances souligne qu'il est fluctuant et non justifié, les attestations produites par l'appelante étant, à ses dires, non conformes aux dispositions de l'article 202 du code de procédure civile, imprécises et non pertinentes.
Elle précise que les sociétés SDS et IP COM ont été autorisées à consigner leurs loyers et que, plusieurs baux ayant été successivement conclus entre elle-même et la société Mulberry, sa demande de remise en état des locaux est contestable.
Sur ce,
Selon l'alinéa 2 de l'article 835 du code de procédure civile :'Dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, il (le président) peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire'.
Ce texte impose donc au juge une condition essentielle avant de pouvoir accorder une provision : celle de rechercher si l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Doivent être précisés les éléments de la contestation qui rendent celle-ci sérieuse.
Il sera retenu qu'une contestation sérieuse survient lorsque l'un des moyens de défense opposé aux prétentions du demandeur n'apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond.
À l'inverse, sera écartée une contestation qui serait à l'évidence superficielle ou artificielle. Le montant de la provision allouée n'a alors d'autre limite que le montant non sérieusement contestable de la dette alléguée.
En l'espèce, au soutien de sa demande de provision, la société Mulberry verse aux débats de très nombreuses pièces démontrant qu'un collectif de travailleurs sans papiers, comprenant plusieurs dizaines de personnes, s'est installé en novembre 2021 devant le siège de la société RSI (reprise par la société JSP à la suite d'une transmission universelle de patrimoine), estimant avoir été victimes de cette société d'intérim exploitant leur situation administrative précaire et demandant leur régularisation sur le fondement des dispositions permettant à des travailleurs étrangers non européens, en situation irrégulière en France d'obtenir, par l'admission exceptionnelle au séjour, une carte de séjour salarié ou travailleur temporaire. Il n'est pas contesté que cette occupation a duré jusqu'en novembre 2022.
La société Mulberry expose avoir subi un préjudice du fait de cette occupation, lié notamment à l'impossibilité de louer des locaux vacants dans l'immeuble dans ce contexte et à des contentieux avec ses autres locataires nés de cette situation.
Il est constant en effet les sociétés IP COM et SDS, ont engagé concomitamment des actions à l'encontre de la société Mulberry pour se plaindre de plusieurs manquements de leur bailleresse à ses obligations contractuelles, visant notamment, mais non exclusivement, l'occupation des parties communes par les grévistes.
L'article 1735 du code civil dispose que ' Le preneur est tenu des dégradations et des pertes qui arrivent par le fait des personnes de sa maison ou de ses sous-locataires'.
En l'espèce, il ressort des pièces versées aux débats que les grévistes se sont installés devant le siège social de la société RSI le 1er novembre 2021 afin d'obtenir de celle-ci des documents administratifs.
Dès lors que ces travailleurs intérimaires n'avaient pas vocation à travailler dans les locaux loués par la société JSP (mais chez des sociétés clientes de celle-ci) et ne sont pas venus occuper les parties communes à la demande de celle-ci, ils ne peuvent être considérés comme 'personnes de sa maison' au sens du texte précité, qui s'entend de la personne qui réside, ne fusse que temporairement dans les lieux loués ou qui intervient dans les lieux loués à la demande d'un locataire. Ils ne peuvent manifestement pas être davantage qualifiés de sous-locataires de la société JSP.
Aux termes du bail conclu entre les parties le 5 juillet 2019, les espaces verts situés devant l'immeuble ne faisaient pas partie du périmètre des biens loués mais des parties communes.
Il était mentionné à ce titre dans l'article 17 : 'le preneur s'interdit toute activité bruyant ou pouvant entraîner des trépidations, des odeurs, des émanations ou des fumées et tout activité susceptible d'apporter un trouble quelconque de voisinage dans l'immeuble ou aux immeubles voisins, de telle sorte que le bailleur ne puisse jamais être inquiété ou recherché au sujet de tels troubles. (...)
Il sera responsable à l'égard des autres locataires et des sociétés propriétaires de tous dommages causés par sa faute ou sa négligence ou par celle de ses préposés ou encore de tous dommages du fait d'un bien dont il est responsable. (...) Le preneur devra interdire à son personnel l'accès des jardins, des espaces verts, ainsi que l'usage des appareils d'arrosage sauf autorisation expresse du bailleur.'
En l'espèce, aucun élément ne permet de démontrer qu'à la date de début de l'action, les manifestants étaient salariés de la société RSI, les documents revendiqués par ceux-ci concernant des périodes antérieures.
Il n'est pas contesté que la société JSP n'a pas demandé au collectif de sans papiers de s'installer devant son siège social, et il est établi qu'elle a fait droit aux demandes des manifestants dès le mois de décembre 2021 en leur délivrant les attestations de concordance qu'ils sollicitaient.
La société JSP Finances justifie en outre avoir déposé plainte le 21 janvier 2022 pour faux et usage de faux à l'encontre des occupants, indiquant avoir été trompée par des personnes qui s'étaient présentées dans ses agences en produisant de faux papiers justifiant de leur situation administrative ou s'étaient présentées chez leurs clients sous une l'identité d'une autre personne et précisant ' Plusieurs dizaines de personnes se sont regroupées et on revendiqué un droit à la régularisation. Elles sont soutenues dans leur démarche par une association, le Collectif des travailleurs sans-papiers de [Localité 9]. Le 01/11/2021, ces personnes sont arrivées devant l'immeuble, dans l'après-midi. Elles ont annoncé qu'elles ne bougeraient pas tant qu'elles ne seraient pas régularisées. Elles ne bloquent pas les lieux et ne sont pas violentes mais demeurent devant le siège au [Adresse 1] (...) Ma direction est entrée en contact avec l'association mais n'a pas réussi à obtenir le départ des individus. L'association s'est servie de cette manifestation pour faire pression sur l'entreprise pour obtenir des documents facilitant pour les intéressés l'obtention d'un titre de séjour en l'occurrence : un certificat de concordance certifiant qu'une personne X sans papiers a bien travaillé comme salarié de l'entreprise RSI sous l'identité de telle personne Y possédant un titre de séjour, durant une période Z.' puis 'nous avons mis fin à tous les contrats de travail étant donné que nous avions appris que les intéressés n'avaient pas de titre de séjour valable et que jusqu'à présent la préfecture des Hauts-de-Seine ne leur en a pas délivré. Il a été mis fin au dernier contrat au cours de la mi-novembre sans que je puisse vous donner une date plus précise'.
Dès lors, aucune faute ou négligence de la société JSP, au sens de l'article 17 susmentionné, n'est établie avec l'évidence requise.
Quant à l'éventuelle responsabilité délictuelle de la société JSP, il convient de constater que les éléments déjà rappelés ne permettant pas d'établir avec l'évidence requise en référé l'existence d'une faute de l'intimée et qu'en outre les pièces produites démontrent que le maintien de l'occupation par les 'grévistes' postérieurement au mois de décembre 2021 avait pour objet leur régularisation administrative qu'ils demandaient à la préfecture, ainsi que cela ressort :
- des articles de presse produits par l'appelante datant la remise des documents par la société RSI au 10 décembre 2021,
- des courriers du maire de [Localité 7] datés du mois de février 2022,
ce que la société Mulberry reconnaissait elle-même dans son courrier au préfet du 2 février 2022 ('face à cette situation, RSI intérim a régularisé la situation administrative de leur côté et la mobilisation sur la voirie et sur notre terrain est désormais dirigée vers les services de la préfecture') et dans son courriel au maire de [Localité 7] du 8 mars 2022 ('nous comprenons le fondement de ce mouvement et de ces manifestations et avons pris attache début décembre dernier avec la direction de la société RSI afin de trouver une solution et surtout débloquer la situation. A fin décembre, cette société aurait effectué l'ensemble des démarches sollicitées par les manifestants. Cependant et suite à des démarches auprès de la préfecture, la situation de ces travailleurs ne serait toujours pas régularisée et le maintien continu de ces manifestations au pied de l'ensemble immobilier devient problématique pour l'ensemble des locataires et leurs activités. (...) Un échange avec le représentant du mouvement a eu lieu le même jour [7 février ] et ce dernier nous a alors informé que le mouvement ne visait plus la société RSI, celle-ci ayant régularisé la situation de l'ensemble des personnes, mais bien la préfecture qui tarde également à régulariser les dossiers.').
La circonstance que l'avocat des 'grévistes' ait indiqué dans ses conclusions de première instance que la responsabilité de la société JSP était engagée est tout à fait inopérante dès lors qu'il s'agissait pour ceux-ci de se défendre contre la demande d'expulsion formée par la société Mulberry et que leurs intérêts étaient donc antagonistes avec ceux de l'intimée.
Dès lors, aucun fondement juridique ne permet d'asseoir les demandes de la société Mulberry avec la certitude requise et il y a lieu de dire la contestation de la société JSP quant au principe de sa responsabilité dans l'occupation par le collectif de sans papiers des espaces verts, parties communes de l'immeuble loué est sérieuse, même si ne peut être exclue en l'état une éventuelle faute de la société JSP à l'égard de ses anciens salariés.
A titre surabondant, il convient de constater que la provision réclamée au titre des pertes de loyer engendrées par les défauts de paiement des sociétés SDS et IP COM est particulièrement contestable, des instances étant actuellement pendantes pour déterminer le bien-fondé de cette absence de paiement par les locataires et les loyers ayant été -au moins partiellement- consignés.
Il sera donc dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de provision au titre du nettoyage et de la désinfection, de l'estimation de la remise en état des espaces verts et de la perte des loyers subie par la SCI Mulberry.
Quant à la demande provisionnelle afférente à l'existence d'un arriéré locatif lors du départ de la société JSP Finances (24 350, 17 euros), il convient de dire qu'est également sérieuse la contestation de l'intimée dès lors que cette somme correspond, au regard des décomptes produits, à des réparations locatives et à des indemnités d'occupation en relation avec ces réparations, alors que l'état des lieux d'entrée n'est pas produit et que, plusieurs baux successifs ayant été conclus au profit de la société JSP, celle-ci fait valoir à juste titre que certaines modifications avaient pu être acceptées par la bailleresse.
L'ordonnance querellée sera donc intégralement confirmée.
Sur les demandes accessoires
L'ordonnance sera confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, la société Mulberry ne saurait en outre prétendre à l'allocation de frais irrépétibles et doit supporter les dépens d'appel.
La société Mulberry sera déboutée de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire,
Rejette la demande d'irrecevabilité des conclusions de la société JSP Finances du
5 juin 2023 ;
CONFIRME l'ordonnance querellée en ses dispositions critiquées ;
Y ajoutant,
Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en appel ;
Condamne la société Mulberry aux dépens d'appel.
Arrêt prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, signé par Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de Président, et par Madame Mélanie RIBEIRO, Greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier Le président