La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/05/2023 | FRANCE | N°20/03762

France | France, Cour d'appel de Versailles, 1re chambre 1re section, 16 mai 2023, 20/03762


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





1ère chambre 1ère section



ARRÊT N°



CONTRADICTOIRE

Code nac : 28A



DU 16 MAI 2023



N° RG 20/03762

N° Portalis DBV3-V-B7E-T73T



AFFAIRE :



[N] [T] veuve [G]



C/



Consorts [G]





Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 29 Juin 2020 par le Tribunal judiciaire de PONTOISE

N° Chambre :

N° Section :

N° RG : 16/00149



Expéditions

exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :





à :



-Me Anne-Chantal CRESPY,



-La SELARL LECKI ELKABBAS,



RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LE SEIZE MAI DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d'appel de Versailles, a rend...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

1ère chambre 1ère section

ARRÊT N°

CONTRADICTOIRE

Code nac : 28A

DU 16 MAI 2023

N° RG 20/03762

N° Portalis DBV3-V-B7E-T73T

AFFAIRE :

[N] [T] veuve [G]

C/

Consorts [G]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 29 Juin 2020 par le Tribunal judiciaire de PONTOISE

N° Chambre :

N° Section :

N° RG : 16/00149

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

-Me Anne-Chantal CRESPY,

-La SELARL LECKI ELKABBAS,

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE SEIZE MAI DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

Madame [N] [T] veuve [G]

née le 06 Décembre 1947 à [Localité 8]

de nationalité Française

[Adresse 2]

[Localité 6]

représentée par Me Anne-Chantal CRESPY, avocat-barreau de VAL D'OISE, vestiaire : 143 - N° du dossier 1614

APPELANTE

****************

Madame [C], [B] [G]

née le 19 Juin 1962 à [Localité 11]

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 7]

Madame [H], [U], [D] [G]

née le 03 Avril 1961 à [Localité 11]

de nationalité Française

[Adresse 4]

[Localité 1]

représentées par Me Jennifer ELKABBAS de la SELARL LECKI ELKABBAS, avocat-barreau de VAL D'OISE, vestiaire : 212

INTIMÉES

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 27 Février 2023 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Anna MANES, Présidente chargée du rapport et Madame Sixtine DU CREST, Conseiller.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Anna MANES, Présidente,

Madame Pascale CARIOU, Conseiller,

Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,

Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,

FAITS ET PROCÉDURE

Le 11 septembre 1985, [X] [G] a épousé en secondes noces Mme [N] [T], sous le régime légal de la communauté de biens réduite aux acquêts.

Par acte notarié du 16 septembre 1985, [X] [G] a cédé à son épouse l'usufruit de l'universalité des biens et droits composant la succession.

Le 14 septembre 1989, [X] [G] est décédé, laissant pour lui succéder [N] [T] épouse [G], son épouse, [C] et [H] [G], ses deux filles, issues d'une première union avec Mme [Y] dont [X] [G] avait divorcé.

De la succession dépend des biens immobiliers :

* une maison d'habitation dont le défunt était propriétaire en propre, située [Adresse 5] (Val d'Oise),

* un terrain situé au lieudit '[Localité 9]', commune de [Localité 10] en Charentes (Charentes), en partie boisé, sur lequel est édifiée une maison d'habitation en préfabriqué de deux pièces sur sous-sol, dépendant de la communauté ayant existé entre [X] [G] et Mme [N] [T] épouse [G].

Par acte d'huissier de justice du 1er octobre 2015, Mme [C] [G] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Pontoise Mmes [H] [G] et [N] [T] épouse [G] aux fins de voir ordonner la déchéance de l'intégralité de l'usufruit.

Par jugement du 23 octobre 2017, le tribunal judiciaire de Pontoise a ordonné deux expertises judiciaires concernant chaque bien immobilier avec notamment pour mission d'examiner et de décrire les désordres affectant le bien et dans la mesure du possible donner un avis sur leur réalité, sur la date de leur apparition, sur leur origine, sur leurs causes et sur leur importance, d'examiner et de se prononcer sur l'état d'entretien du bien.

L'expert a déposé son rapport le 29 janvier 2019.

Par un jugement contradictoire rendu le 29 juin 2020, le tribunal judiciaire de Pontoise a :

- Ordonné l'extinction absolue de l'usufruit de [N] [T] épouse [G] sur le bien sis [Adresse 5] et sur les meubles meublant ce bien,

- Dit qu'aucune charge n'est due par [H] [G] et [C] [G],

- Débouté [H] [G] et [C] [G] de leur demande en déchéance de l'usufruit concernant terrain sis au lieudit '[Localité 9]', commune de [Localité 10] en Charentes,

- Condamné [N] [T] épouse [G] à verser à [H] [G] et [C] [G] les sommes de 200 000 euros et 15 000 euros à titre de dommages et intérêts,

- Débouté [N] [T] épouse [G] de sa demande d'indemnisation au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- Ordonné l'exécution provisoire,

- Condamné [N] [T] épouse [G] aux entiers dépens dont distraction sera faite conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Mme [N] [T] a interjeté appel de ce jugement le 3 août 2020 à l'encontre de Mmes [C] et [H] [G].

Par ses dernières conclusions notifiées le 18 janvier 2023 (12 pages), Mme [N] [T] demande à la cour de :

- La recevoir en son appel, l'y déclarée bien fondée,

- Confirmer le jugement du 29 juin 2020 en ce qu'il a débouté [H] et [C] [G] de leur demande en déchéance de l'usufruit concernant le terrain sis lieudit «les grandes vignes» sur la commune de [Localité 10] (17),

- Le réformer pour le surplus,

En conséquence :

- Débouter Mmes [H] et [C] [G] de toutes leurs demandes, les déclarer non fondées,

- Condamner Mmes [H] et [C] [G] à lui verser la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dont les frais d'expertise.

Par leurs dernières conclusions notifiées le 19 janvier 2023 (21pages), Mmes [C] et [H] [G] demandent à la cour, au fondement des articles 600 et suivants du code civil, de :

- Les recevoir en leurs demandes et les y déclarant bien fondées,

- Débouter Mme [G]-[T] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions.

- Confirmer le jugement rendu le 29 juin 2020 par la deuxième chambre civile près le tribunal judiciaire de Pontoise, dont appel en ce qu'il a :

*« Ordonné l'extinction absolue de l'usufruit de [N] [T] épouse [G] sur le bien sis [Adresse 5] et sur les meubles meublant ce bien,

*Dit qu'aucune charge n'est due par [H] [G] et [C] [G].

*Condamné [N] [T] épouse [G] à verser à [H] [G] et [C] [G] la somme de 200 000 Euros à titre de dommages et intérêts.

* Débouté [N] [T] épouse [G] sa demande d'indemnisation au titre

de l'article 700 du code de procédure civile,

* Condamné [N] [T] épouse [G] aux entiers dépens dont distraction sera faite conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

- Infirmer le jugement susvisé en ce qu'il a :

*Débouté [H] [G] et [C] [G] de leur demande en déchéance de l'usufruit concernant terrain sis au lieudit « [Localité 9] », commune de [Localité 10] en Charentes,

*Condamné [N] [T] épouse [G] à verser à [H] [G] et [C] [G] la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts, relatifs aux meubles,

Statuant à nouveau :

- Ordonner la déchéance totale et l'extinction de l'usufruit accordé à Mme [G]-[T] sur le terrain sis en Charentes, Mme [G] [T] n'apportant aucun élément sur ce bien, justifiant notamment qu'il soit en bon d'état de jouissance et d'entretien,

- Ordonner la rentrée des propriétaires dans la jouissance de la totalité de leurs biens, sans

aucune charge à régler à l'usufruitière.

- Condamner [N] [T] épouse [G] à leur verser la somme de 26 070 euros à titre de dommages et intérêts, relatifs aux meubles,

En tout état de cause

- Condamner [N] [G] [T] à leur régler la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre une condamnation aux entiers dépens d'appel.

La clôture de l'instruction a été ordonnée le 2 février 2023.

SUR CE, LA COUR,

Sur les limites de l'appel,

Les parties sollicitent l'infirmation du jugement en ses dispositions qui leur sont défavorables. Toutes les dispositions du jugement sont donc querellées.

Sur la demande de déchéance d'usufruit

Le premier juge a retenu qu'il résultait des productions (attestation immobilière de succession, expertise immobilière de 2018) que le bien immobilier situé [Adresse 5] (Val d'Oise) était dans un état normal lors de la prise de possession par l'usufruitière en 1989, les menuiseries venant d'être rénovées et le système électrique datant de 10 à 20 ans ; qu'il résultait des constatations et énonciations du rapport d'expertise judiciaire que l'usufruitière s'était abstenue totalement d'entretenir le bien ; que ce dernier indiquait qu'en détruisant ses équipements de confort minimal et en laissant dépérir une partie de sa structure par les eaux, l'usufruitière manifestait son intention de ne plus habiter dans cette maison ni de la louer ; que Mme [N] [T] ne produisait aucune déclaration de sinistre, ni avoir averti les nues-propriétaires. Il en déduisait que preuve était rapportée que le défaut d'entretien, imputable à Mme [N] [T], avait entraîné une importante détérioration du gros oeuvre et justifiait la déchéance de l'usufruit de Mme [N] [T] sur ce bien.

S'agissant du terrain situé à [Localité 10], le tribunal a observé qu'aucun élément de preuve ne lui était produit de nature à lui permettre d'apprécier l'état de ce bien lors de l'entrée en possession de Mme [N] [T] ainsi que son état actuel de sorte que les demandes de Mmes [C] et [H] [G] à ce titre ne pouvaient qu'être rejetées.

Au titre des meubles meublants se trouvant dans le bien immobilier et faisant partie de la succession, il a retenu qu'il appartenait à l'usufruitière d'établir l'inventaire de l'état des meubles au moment de son entrée en possession ; que l'attestation de M. [O], ami de la famille, n'était pas probante, en particulier parce qu'elle n'était corroborée par aucun élément démontrant que certains meubles avaient été jetés ou détériorés  ; il en a conclu que preuve était dès lors rapportée que Mme [N] [T] avait fait preuve d'un grave défaut d'entretien de ceux-ci.

Il a dès lors considéré qu'en réparation Mme [N] [T] devrait verser la somme de 15 000 euros au titre de la détérioration ou destruction des meubles meublants et 200 000 euros au titre de la dégradation de l'immeuble. Il a encore ordonné l'extinction absolue de l'usufruit de [N] [T] épouse [G] sur le bien sis [Adresse 5] et sur les meubles meublants ; il a également jugé qu'aucune charge n'était due par [H] [G] et [C] [G].

' Moyens des parties

Mme [N] [T] poursuit l'infirmation du jugement en ce que, s'agissant du bien sis [Adresse 5] et des meubles meublants, il ordonne l'extinction absolue de son usufruit, dit qu'aucune charge n'est due par [H] [G] et [C] [G] et la condamne à leur verser les sommes de 200 000 euros et 15 000 euros à titre de dommages et intérêts.

S'agissant du bien immobilier situé à [Localité 12], elle fait grief au jugement d'ordonner l'extinction absolue de l'usufruit alors que :

* en se fondant sur l'expertise, le tribunal a simplifié à l'extrême son propos au point de commettre des erreurs qu'avait stigmatisé l'appelante, mais auxquelles le tribunal n'a pas répondu,

* l'article 606 du code civil aurait dû trouver à s'appliquer parce que le défaut d'entretien relevé par l'expert correspond en réalité à des défauts de travaux importants dont la charge incombait aux nues-propriétaires (travaux de reprise de la structure nécessaires à la préservation des menuiseries des fenêtres et portes extérieures) ;

* surtout, l'accident routier est à l'origine des dommages causés au bien de [Localité 12] et qu'à ce titre les consorts [G] ont perçu 400 000 sur les 405 000 euros estimés par l'expert judiciaire ; elle en conclut que Mmes [C] et [H] [G] ne peuvent pas encore réclamer 200 000 euros au titre d'un préjudice d'ores et déjà réparé ;

* au reste, elle observe que ses adversaires invoquent maintenant un préjudice moral, plus matériel, tant elles ont conscience que la réparation du préjudice matériel est injustifiée.

S'agissant des meubles meublants, elle reproche au jugement de retenir que :

* il lui appartenait de faire un inventaire de ces biens au moment de l'ouverture de la succession du de cujus et qu'en n'y procédant pas elle aurait commis une faute alors que dans un arrêt rendu le 11 février 1959, la Cour de cassation a jugé qu'à défaut d'inventaire, il revenait aux propriétaires de le requérir puisque c'était dans leur intérêt, pour assurer la restitution des biens à l'issue de l'usufruit, que l'article 600 du code civil l'impose ;

* M. [O], ami de la famille, témoigne que la destruction des meubles est accidentelle de sorte que l'article 607 du même code trouve à s'appliquer ;

* en ne tenant pas compte de cette attestation, c'est à tort que le tribunal a fixé le préjudice de ses adversaires à la somme de 15 000 euros, et ce sans élément probant.

En définitive, elle sollicite le rejet des demandes adverses aux motifs qu'elles ne justifient pas des fautes de leur belle-mère, qu'elles ne prouvent ni l'existence ni la valeur des biens meubles disparus, ni le préjudice subsistant après indemnisation par l'assureur.

Mmes [C] et [H] [G] poursuivent la confirmation du jugement de ce chef.

Elles font valoir qu'elles ne savaient pas qu'il leur revenait d'exiger un inventaire parce que :

* le notaire n'avait pas attiré leur attention sur l'importance de ce document ;

* elle faisait confiance à leur belle-mère,

* le bien était en bon état et contenait tous les effets personnels de leur père,

* leur belle-mère les avait invitées, en mai 1991, à récupérer des jouets, livres et souvenirs d'enfance mais pas le mobilier, les objets de valeur, les tableaux peints par leur père (pièce 2 adverse) ;

* aucun bien de valeur ne leur a été restitué alors que la maison contenait des meubles de valeur, ce qui est confirmé par plusieurs témoins (pièces 4 à 6) ;

* M. [O], de manière surprenante, pour la première fois aux termes de son attestation (pièce 3 adverse) prétend qu'il avait conservé certains de ces meubles, cependant qu'il ne les a jamais invitées à les récupérer chez lui ;

* elles peuvent fournir une liste précise des objets manquants et leur évaluation (pièces 7 et 10) ;

* le premier juge a tenu compte de l'attestation de M. [O] pour retenir qu'elle n'était pas probante.

S'agissant des immeubles, elles soutiennent que :

* l'usufruitier doit disposer des biens cédés en usufruit en bon père de famille et qu'en l'absence d'inventaire, il est présumé les avoir reçus en bon état ;

* les productions (procès-verbaux de constats et rapport d'expertise) montrent que l'un des biens est inhabité depuis de nombreuses années et gravement dégradé ;

* l'attestation de M. [O], les trois photographies versées aux débats par l'appelante (pièces 1, 3 et 4) ne démontrent pas que l'usufruitière aurait procédé au ravalement de la façade, ni entretenu le bien, ni réaménagé l'intérieur de la maison ;

* l'absence de jouissance paisible et d'entretien est constatée tant par un huissier de justice (pièce 3) que par l'expert judiciaire (11) ;

* en particulier, l'expert judiciaire constate notamment que :

- trois inondations diverses dont une importante, provenant d'une rupture de canalisation d'assainissement qui a pu avoir des répercussions sur la stabilité de l'immeuble sans que l'intégralité des séquelles ne soit réparée,

- des infiltrations ont eu lieu sur plusieurs années et ont provoqué de graves dommages au 1er étage et jusqu'au rez-de-chaussée,

- l'installation des pigeons dans le grenier s'est produite depuis plusieurs saisons, démontrant que la vitre des combles est brisée depuis des années,

- la maison a été vidée de ses équipements sanitaires, les installations de chauffage ne fonctionnent plus par défaut de la chaudière et de la production d'eau chaude sanitaire.

Elles soulignent qu'il est ainsi démontré et l'expert le confirme que :

* l'usufruitière a laissé cette maison à l'abandon,

* l'entretien et les réparations nécessaires n'ont pas été faites,

* leur belle-mère ne justifie pas avoir procédé aux déclarations de sinistres, si elle a reçu des indemnités de la compagnie d'assurance et quelle a été la destination et l'usage de ces sommes,

* en raison de ce défaut d'entretien, le bien donné en usufruit en bon état, laissé à l'abandon, le gros oeuvre a été considérablement dégradé et le bien, menaçant ruine est inhabitable ; les infiltrations en provenance du toit, affectant la structure, le clos et le couvert, indépendamment de l'accident routier, totalement déséquipé, dégradé, rendent le bien impropre à l'habitation et/ou à l'exploitation commerciale.

Elles font valoir que si effectivement les grosses réparations reviennent au nu-propriétaire, il en est différemment lorsque celles-ci trouvent leur origine dans un défaut d'entretien du bien depuis l'ouverture de l'usufruit. Or, en l'espèce, il résulte des productions, selon elles, que c'est d'abord la gestion erratique des sinistres ayant affecté l'immeuble et le défaut d'entretien de ce bien qui expliquent les dégâts constatés dans l'immeuble.

S'agissant des préjudices, elles soutiennent que, s'agissant des meubles, Mme [N] [T] a vidé la maison de l'ensemble de ses meubles ne leur laissant rien. Elles estiment que le préjudice résultant de la perte des meubles a été sous-évalué et qu'il devra être porté à 26 070 euros comme l'a confirmé un expert antiquaire et marchand d'art et de mobilier design à [Localité 7]. Elles demandent donc la condamnation de Mme [N] [T] au paiement de cette somme.

S'agissant de l'immeuble, elles observent que l'expert judiciaire a pris soin de distinguer les désordres issus de l'accident routier du 17 janvier 2018 et de ceux antérieurement à celui-ci. Elles font valoir que l'expert a chiffré les travaux de remise en état du bien à la somme de 405 082,03 euros, 151 460 euros représentant les conséquences de l'accident routier et la différence liée au défaut d'entretien, soit 253 622 euros toutes taxes comprises de sorte que, en leur allouant la somme de 200 000 euros au titre du préjudice imputable à Mme [N] [T], le tribunal a fait une juste appréciation du préjudice matériel devant rester à la charge de l'appelante.

Elles sollicitent en outre la déchéance de Mme [N] [T] sur le terrain situé en Charente, mais au soutien de cette demande elles se bornent à affirmer que l'appelante n'apporte aucun élément sur ce bien et qu'elle ne démontre pas qu'il serait en bon état de jouissance et d'entretien.

' Appréciation de la cour

Selon l'article 618 du code civil, 'L'usufruit peut aussi cesser par l'abus que l'usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d'entretien.

Les créanciers de l'usufruitier peuvent intervenir dans les contestations pour la conservation de leurs droits ; ils peuvent offrir la réparation des dégradations commises et des garanties pour l'avenir.

Les juges peuvent, suivant la gravité des circonstances, ou prononcer l'extinction absolue de l'usufruit, ou n'ordonner la rentrée du propriétaire dans la jouissance de l'objet qui en est grevé, que sous la charge de payer annuellement à l'usufruitier, ou à ses ayants cause, une somme déterminée, jusqu'à l'instant où l'usufruit aurait dû cesser.'

La déchéance n'est prononcée que pour des faits graves et de manière générale, en particulier en cas de mauvaise volonté flagrante de l'usufruitier. Preuve doit être rapportée que l'usufruitier a abusé de la jouissance de son usufruit, au sens de l'article 618 du code civil, donc en le laissant dépérir, faute d'entretien ou en le dégradant.

L'article 578 du code civil définit l'usufruit comme 'le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance'.

Selon l'article 599, alinéa 1er, du même code, 'le propriétaire ne peut, par son fait, ni de quelque manière que ce soit, nuire aux droits de l'usufruitier'.

Aux termes de l'article 600, 'l'usufruitier prend les choses dans l'état où elles sont, mais il ne peut entrer en jouissance qu'après avoir fait dresser, en présence du propriétaire, ou lui dûment appelé, un inventaire des meubles et un état des immeubles sujets à l'usufruit'.

L'article 601 ajoute qu''il donne caution de jouir raisonnablement ('en bon père de famille' dans la rédaction antérieure à celle issue de la loi n 2014-873 du 4 août 2014), s'il n'en est dispensé par l'acte constitutif de l'usufruit [...]'.

L'article 614 énonce que 'si, pendant la durée de l'usufruit, un tiers commet quelque

usurpation sur le fonds, ou attente autrement aux droits du propriétaire, l'usufruitier est tenu de le dénoncer à celui-ci ; faute de ce, il est responsable de tout le dommage qui peut en résulter pour le propriétaire, comme il le serait de dégradations commises par lui-même'.

L'article 1094-3, qui concerne plus spécifiquement le droit d'usufruit du conjoint

survivant, dispose par ailleurs que 'les enfants ou descendants pourront, nonobstant toute stipulation contraire du disposant, exiger, quant aux biens soumis à l'usufruit, qu'il soit dressé inventaire des meubles ainsi qu'état des immeubles, qu'il soit fait emploi des sommes et que les titres au porteur soient, au choix de l'usufruitier, convertis en titres nominatifs ou déposés chez un dépositaire agréé'.

Il ressort de ces dispositions que le droit de jouissance appartenant à l'usufruitier comprend celui d'user de la chose et a pour corollaire l'obligation faite au nu-propriétaire de respecter ce droit.

La jouissance du bien grevé de l'usufruit est toutefois subordonnée au respect, par l'usufruitier, de la consistance de cet usufruit.

Cette obligation lui impose en premier lieu, d'une part, de faire dresser un inventaire des meubles et un état des immeubles, au moment de son entrée en jouissance, afin de déterminer la consistance de l'usufruit avant son entrée en jouissance, d'autre part, à fournir caution. Celui-ci peut être fait par acte sous seing privé si le nu-propriétaire et l'usufruitier sont majeurs et capables.

Le défaut d'inventaire n'entraîne pas contre l'usufruitier la déchéance de son droit. La seule sanction immédiate est préventive et consiste dans le droit qu'a le nu-propriétaire, en vertu de l'article 600 du code civil, de s'opposer à l'entrée en jouissance de l'usufruitier, jusqu'à ce qu'il ait rempli les formalités prescrites. Si l'usufruitier est entré en jouissance sans avoir fait dresser l'inventaire ou confectionner l'état, le nu-propriétaire conserve le droit de l'exiger.

En outre, en cours d'usufruit, les tribunaux peuvent prendre, dans l'intérêt du nu-propriétaire, les mesures conservatoires qui s'imposent lorsqu'il est établi que l'usufruitier met en péril, par ses actes ou par un changement survenu dans sa situation personnelle, les droits du nu-propriétaire. Il peut s'agir d'abus de jouissance commis par l'usufruitier ou bien d'un comportement de l'usufruitier accréditant des soupçons de malversation, ou encore de l'insolvabilité ou du risque d'insolvabilité future de l'usufruitier. Les mesures susceptibles d'être ordonnées par les juges sont variées et consistent, selon les cas, en l'obligation de fournir une caution (c'est alors une véritable déchéance de la dispense), l'emploi des capitaux, le dépôt en banque de certaines valeurs... L'usufruitier est également tenu d'user de son droit raisonnablement, ou 'en bon père de famille' selon l'ancienne terminologie. Le renvoi au standard du 'bon père de famille' impose à l'usufruitier une gestion normalement diligente, raisonnable. Cette obligation est la traduction, pendant le cours de l'usufruit, de l'obligation plus générale de l'usufruitier de conserver la substance du bien. À la différence du propriétaire lui-même, l'usufruitier ne peut ni détruire le bien soumis à son usufruit, ni le dégrader. La référence au 'bon père de famille' dicte la conduite à tenir par l'usufruitier. À ce titre, l'usufruitier a l'obligation d'assurer la conservation du bien : il doit non seulement s'abstenir de toute dégradation, mais encore faire tous actes matériels et juridiques qu'un homme soigneux a coutume de faire pour la conservation des biens. Ainsi comprise, l'obligation a un triple contenu : accomplir les actes conservatoires requis, conserver la substance de la chose, ne pas en changer la destination.

Si certes il appartient à Mme [N] [T] de démontrer qu'elle a rempli ses obligations d'usufruitière, revendiquant la déchéance de son usufruit, il appartient à Mmes [C] et [H] [G], ses adversaires, de rapporter la preuve que les conditions de l'article 618 sont réunies.

A cet égard, s'agissant du terrain, Mmes [C] et [H] [G] se bornent à soutenir que l'usufruitière ne rapporte pas la preuve d'une jouissance paisible et d'un entretien satisfaisant du bien. Cependant, la cour ne dispose d'aucun élément de preuve lui permettant de retenir que Mme [N] [T] a commis des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d'entretien de sorte qu'il est téméraire, dans ces conditions, de solliciter la déchéance sollicitée.

Cette demande infondée ne saurait être accueillie et le jugement sera confirmé en ce qu'il rejette les demandes de Mmes [C] et [H] [G] de ce chef.

S'agissant des meubles meublants, contrairement à ce que retient le tribunal, l'absence d'inventaire ne permet pas de justifier l'existence d'un défaut d'entretien, au sens de l'article 618 du code civil, de la part de Mme [N] [T], usufruitière.

En outre, aucune des pièces produites aux débats n'est de nature à établir que Mme [N] [T] a abusé de la jouissance de son usufruit sur les meubles meublants, au sens de l'article 618 du code civil, en les laissant dépérir, faute d'entretien ou en les dégradant. En effet, Mmes [C] et [H] [G] produisent différentes attestations qui corroborent l'existence d'un certain nombre de meubles, mais aucune de ces attestations ne permettent d'établir que Mme [N] [T] a laissé ces meubles se détruire, se détériorer, par un défaut d'entretien ou de son fait, en les dégradant ou les détériorant, sans avoir le souci de ceux-ci conformément aux standards du 'bon père de famille'.

Il s'ensuit que Mmes [C] et [H] [G] ne démontrent pas que les conditions d'application de l'article 618 du code civil sont réunies au titre des meubles meublants. Les demandes de déchéance de l'usufruit à ce titre et de dommages et intérêts réclamés en conséquence seront dès lors rejetées.

Le jugement sera infirmé sur ces points.

En revanche, s'agissant de la maison d'habitation, c'est par d'exacts motifs, adoptés par cette cour, que le premier juge a retenu que les conditions d'application de l'article 618 du code civil étaient réunies.

Il suffit d'ajouter que le rapport d'expertise judiciaire est édifiant sur les multiples défauts d'entretien de la part de l'usufruitière, le délaissement total de ce bien. Ainsi, il est établi :

* une destruction des équipements de confort minimal dans cette maison (tous les équipements sanitaires ont été enlevés des lieux) ;

* un défaut de la chaudière et une absence de production d'eau chaude, aucun entretien, aucun signalement aux propriétaires ;

* l'installation des pigeons dans le grenier pendant plusieurs saisons en raison du bris d'une vitre dans les combles, non réparé ;

* des infiltrations d'eau pendant des années en provenance de châssis fuyards du versant arrière du toit, non réparés, non dénoncés au propriétaire. Il résulte des productions que si effectivement l'accident routier du 17 janvier 2018 a aggravé la situation et rendu l'immeuble complètement impropre à sa destination (frappé d'un péril grave et imminent) il n'en demeure pas moins que l'immeuble était déjà déséquipé, subissait des infiltrations multiples provenant du toit par manque d'entretien, la structure, le clos et le couvent ont donc été affectés en conséquence de ce manque d'entretien, de ces manquements caractérisés de l'usufruitière à son obligation de conserver et prendre soin du bien selon les standards du 'bon père de famille'.

Il résulte de ces éléments que Mme [N] [T] a laissé dépérir le bien par défaut d'entretien et de soin de telle manière qu'il est aujourd'hui à l'abandon et inhabitable.

S'agissant de l'évaluation du préjudice, c'est exactement que le jugement a condamné Mme [N] [T] à verser en raison du défaut d'entretien de cet immeuble la somme de 200 000 euros réparant ainsi entièrement le préjudice causé à Mmes [C] et [H] [G]. Il résulte incontestablement des productions, en particulier du rapport d'expertise (pages 19 et 20), que les désordres issus de l'accident routier du 17 janvier 2018 et ceux imputables précédemment à Mme [N] [T] ont été distingués et que la somme de 200 000 euros correspond à la réparation des dommages imputables à Mme [N] [T].

Le jugement sera dès lors confirmé en ce qu'il ordonne l'extinction absolue de l'usufruit de [N] [T] épouse [G] sur le bien sis [Adresse 5], dit qu'aucune charge n'est due par [H] [G] et [C] [G], condamne Mme [N] [T] à verser à [H] [G] et [C] [G] la somme de 200 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile.

Mme [N] [T], partie majoritairement perdante, supportera les dépens d'appel. Par voie de conséquence, sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée.

Il apparaît équitable d'allouer la somme de 3 000 euros à Mmes [C] et [H] [G] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Mme [N] [T] sera dès lors condamnée au paiement de cette somme.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire et mis à disposition,

INFIRME le jugement en ce qu'il :

- Ordonne l'extinction absolue de l'usufruit de [N] [T] épouse [G] sur les meubles meublants du bien sis [Adresse 5],

- Condamne [N] [T] épouse [G] à verser à [H] [G] et [C] [G] la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts à ce titre,

Le CONFIRME pour le surplus ;

Statuant à nouveau,

REJETTE les demandes de Mmes [C] et [H] [G] au titre des meubles meublants du bien situé [Adresse 5] ;

CONDAMNE Mme [N] [T] aux dépens d'appel ;

CONDAMNE Mme [N] [T] à verser à Mmes [C] et [H] [G] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE toutes autres demandes.

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

- signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le Greffier, La Présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 1re chambre 1re section
Numéro d'arrêt : 20/03762
Date de la décision : 16/05/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-05-16;20.03762 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award